Géopolitique, la longue histoire d'aujourd'hui
Géopolitique, la longue histoire d'aujourd'hui
Voici enfin le livre que l’on attendait. À force de lire les articles et éditoriaux d’Yves Lacoste, dans la revue Hérodote qu’il créa en 1976, maints lecteurs restaient en attente d’une œuvre plus ample, d’une synthèse que les introductions explicatives annuelles dans l’état du monde ne parvenaient pas à combler.
Yves Lacoste n’a certainement pas prévu, au moment où il finissait de rédiger son livre, l’irruption presque simultanée de la crise des missiles nord-coréens, de l’embrasement du Liban et de Gaza, comme de l’interminable dossier nucléaire iranien, sans compter les autres sources de crise (Côte d’Ivoire, Soudan, Somalie…). Sur tous ces points, le lecteur trouvera d’amples développements, des tentatives d’explications approfondies, de multiples cartes. Quel tour de force que de livrer en moins de 350 pages un vaste panorama, historique et explicatif, le plus actuel possible de l’ensemble des questions de géopolitique de la planète, aisé à lire, plaisant à consulter et toujours suggestif.
On ne trouvera pourtant rien de neuf dans la définition qu’il fournit de la géopolitique, qui figure dans Hérodote depuis trois décennies. Ce terme « désigne en fait tout ce qui concerne les rivalités de pouvoir ou d’influence sur des territoires et les populations qui y vivent ». Il semble qu’il n’y ait rien à redire à une telle conception, le soft power étant inclus dans « l’influence », bien qu’Yves Lacoste développe peu cet aspect. Par exemple, dans le chapitre consacré aux États-Unis, il ne mentionne pas la puissance du cinéma américain, Hollywood, les logiciels, les marques… Il est vrai qu’il ne pouvait pas tout dire et expliquer dans les pages qui lui furent imparties. De même, il n’aborde pas ici les distinctions entre géopolitique et géoéconomique, terme mis en vogue par l’Institut Choiseul et sa revue Géoéconomie. Pourtant, Yves Lacoste traite de géoéconomie sans le dire lorsqu’il consacre des développements et un schéma fort parlant sur l’endettement des États-Unis, l’implantation de leurs firmes multinationales, de la puissance économique montante de la Chine ou des questions pétrolières, objet du dernier chapitre de son livre.
Géopolitique est constitué de quatre parties d’ampleur inégales. La première est consacrée à l’explication géopolitique. La deuxième « De la guerre froide à l’hyperpuissance », essentiellement consacrée à l’empire américain tissant sa toile sur la planète et projetant sa puissance en tout lieu et en tout temps, avec les limitations que l’on sait ; toutes les conséquences de la guerre froide n’ont pas été éliminées. La Corée reste divisée, Cuba est soumis à l’embargo, et voilà qu’un nouvel endiguement vis-à-vis de la Chine semble se profiler. Les rapports des États-Unis avec l’Otan et avec le monde musulman sont examinés dans le détail. La troisième partie est consacrée sous le titre « La géopolitique des grandes nations à treize entités », puisque l’UE y figure en tête ainsi que l’Amérique latine, en bloc. Yves Lacoste traite des autres continents sous la rubrique ultérieure « grandes zones géopolitiques » dans sa quatrième partie intitulée « Les points chauds du globe », où l’on retrouve l’Afrique, le monde musulman, les Balkans, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan…
Aussi, aux côtés des grandes puissances traditionnelles, Russie, Grande-Bretagne, France, Japon et Allemagne, puis nouvelles, Italie, Espagne, fait-il figurer trois des pays relevant de la catégorie des BRIC, Chine, Inde et Brésil, ainsi que l’Indonésie. Faut-il voir dans ces douze nations, avec l’hyperpuissance américaine, le contour idéal d’un Conseil de sécurité élargi ou plutôt la composition d’un G-8 élargi à la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Indonésie ? Mais quelle place accorder dans ce cas à l’Afrique du Sud ou au Nigeria, deux des candidats, semble-t-il les mieux placés pour occuper un siège permanent au Conseil de sécurité. Quel sort faire également au Mexique, qui partage avec son voisin du Nord une frontière longue de 3 700 kilomètres qui constitue bien un enjeu géopolitique de proximité immédiate et à moyen terme pour Washington ? Certes, Yves Lacoste consacre quelques pages à ce dossier de l’immigration dans son chapitre consacré aux communautés ethniques coexistant sur le sol Nord-américain. Rien n’est dit sur le Pacifique en tant que tel, ou l’Australie, qui développe pourtant une politique étrangère active, mais dont la situation ne relève pas de la géopolitique pure.
Géopolitique se distingue a-t-on dit par la qualité de ses cartes. Puis par la définition qu’Yves Lacoste apporte des grands ensembles géopolitiques dans l’encart de la page 16 qui classe les ensembles spatiaux en six ordres de grandeur. Du plus haut, les ensembles se mesurent en plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, comme le sont les continents, les zones de civilisation, les aires d’influence ou les océans, au plus bas ils sont de l’ordre de la centaine de mètres (village, petite île, quartier). Les ensembles intermédiaires se mesurent en milliers de kilomètres (grands États, mers, chaînes montagneuses), en centaines (France, Madagascar, le Rhin), en dizaines (très grandes agglomérations urbaines, ensembles insulaires, il aurait pu ajouter Gaza, le Golan), puis ceux mesurant quelques kilomètres.
Le concept qu’il introduit de diatope est des plus stimulants : il s’agit d’une superposition, de cartes présentant des vues successives, correspondant soit à des échelles de temps différents soit à des espaces différents. La carte présentant à la page 15 les différents niveaux d’analyse du conflit israélo-palestinien est parlante. Du haut, comme perçu d’un satellite, la ligne États-Unis/Israël ; d’avion, les États arabes autour d’Israël ; puis d’hélicoptère, les milieux naturels très différents d’Israël, de Cisjordanie, la plaine côtière où se sont installés les immigrants juifs, au centre les plateaux où s’est concentrée la population palestinienne, à l’est le fossé aride qui descend à 400 mètres au-dessous de la mer, au niveau de la voiture ou du tank, le problème du partage de Jérusalem. Il aurait pu compliquer encore sa vue du haut avec des perceptions plus larges Occident-monde arabe, rencontre des trois monothéismes, nœud pétrolier et nucléaire, visions qui apparaîtront plus clairement dans ses nombreux chapitres spécialisés consacrés à ces questions vitales.
Yves Lacoste aborde une gamme impressionnante de problèmes. On ne le chicanera pas sur tel ou tel détail ou oubli, par exemple sur l’Alaska vendu par les Russes par ce qu’ils le jugeaient non défendable contre la Grande-Bretagne, mais aussi et surtout parce qu’au même moment (1867) la Russie tsariste entamait sa conquête de l’Asie centrale, aspect qu’il traite dans sa carte de la page 149. Il aurait pu aussi faire figurer dans les tableaux chiffrés sur les éléments de puissance des États aux côtés de la superficie de la population, et de son accroissement, des dépenses militaires, des effectifs armés le chiffre des dépenses de RD, peut-être plus difficile à trouver et encore plus à comparer.
L’ensemble se lit fort bien et se présente de manière fort équilibrée. À côté des 26 pages consacrées à l’hyperpuissance, l’Empire du milieu, nouveau centre du monde est traité en 22 pages. Quant à la Russie si elle ne fait l’objet que de 13 pages, comme l’Inde, 14 autres pages sont consacrées à la périphérie de l’ex-URSS. Un seul regret, l’absence d’un chapitre sur l’eau, après celui, bien venu et documenté consacré à la géopolitique du pétrole. Cinq pages auraient pu être consacrées à cet aspect, abordé il est vrai, dans les chapitres spécialisés comme pour le Jourdain. Heureusement, le lecteur dispose de l’ouvrage d’Alexandre Taithe Partager l’eau les enjeux de demain (Éditions Technip, 2006). Au-delà d’une présentation des divers usages de l’eau, de son cycle, de ses ressources mal réparties, c’est son chapitre « l’eau, source de tension ou de coopération ? » Les bassins fluviaux… Dommage qu’il ne se soit pas étendu davantage sur l’utilisation de l’eau en cas de conflit et d’instruments nationaux portant sur ces aspects. En tout cas, Géopolitique d’Yves Lacoste fera date, par sa clarté, son ampleur, la richesse de ses analyses et sa cartographie. ♦