Coucher de soleil sur La Havane. La Cuba de Castro (1959-2007)
Coucher de soleil sur La Havane. La Cuba de Castro (1959-2007)
La somme magistrale que Pierre Rigoulot consacre à l’histoire communiste de Cuba nous éclaire sur un pays largement mythifié en France, masqué par l’envergure de son insubmersible lider maximo, Fidel Castro. Mais, en raison de la personnalité de Castro, de la projection planétaire de Cuba et des luttes idéologiques et géostratégiques dont l’île a été l’enjeu entre les deux Grands de la guerre froide, l’Amérique et l’URSS, ce livre documenté est aussi une traversée de la seconde moitié du XXe siècle, qui nous mène de la jungle bolivienne à l’entraînement des marxistes angolais, en passant par l’indépendance algérienne, le Front populaire chilien, Pékin et, bien sûr, Moscou.
L’approche de Pierre Rigoulot est résolument thématique. Il retrace un demi-siècle de castrisme en politique intérieure et en politique extérieure. Il analyse finement, avec de nombreuses données chiffrées pour étayer ses commentaires, les différentes facettes de la vie cubaine après la Révolution de 1959 ; certaines connues (l’ambiguïté de Castro par rapport au communisme, les relations soviéto-cubaines, l’opposition frontale aux États-Unis, les flux d’exilés cubains quittant l’île vers les côtes américaines, les violations des droits de l’homme, la dissidence plurielle, le soutien des intellectuels français, le succès ambivalent du système de santé, l’éducation tournée vers l’endoctrinement révolutionnaire) ; d’autres moins souvent abordées (le régime de Batista, le sort des femmes, le développement du tourisme sexuel, le désarroi des ancianos, le racisme à l’encontre des Noirs cubains envoyés combattre en Angola et en Éthiopie, les perfusions pétrolières vénézuéliennes). Bien sûr, le bilan économique catastrophique du régime castriste, reconnu par tout le monde dès les années 70, fait l’objet d’une longue partie critique.
Avant d’aborder la période communiste en politique intérieure, l’auteur revient sur le régime de Fulgencio Batista, qui n’était pas un démocrate, mais pas non plus le dictateur sanguinaire que la propagande castriste s’est plu à dépeindre après sa chute, en décembre 1958. Cette année-là, Cuba est relativement prospère au plan économique : l’île est au troisième rang latino-américain pour le PNB/habitant, après le Venezuela et l’Uruguay ; en 1981, elle est redescendue au quinzième rang. Comment expliquer alors que le régime ait tenu un demi-siècle, en dépit du culte de la personnalité écrasante du jefe, de la répression des intellectuels critiques, de l’appauvrissement de la population, de l’exil de milliers de Cubains en Floride, du naufrage de l’économie, des promesses jamais tenues de lendemains qui devaient chanter ?
En politique extérieure, Pierre Rigoulot insiste évidemment sur le double pôle géographique de la projection cubaine : l’Amérique latine et l’Afrique. Ces deux terrains de propagande et de guérilla font l’objet de plusieurs chapitres. Pour contrer l’« impérialisme capitaliste américain », le Premier ministre Castro veut, par la lutte armée, enflammer l’Amérique latine en y propageant une révolution de type socialiste. Il choisit successivement le Panama, la République dominicaine de Trujillo, le Nicaragua en 1959, le Honduras en 1960, puis le Salvador, le Costa Rica, l’Argentine, la Colombie et le Venezuela. À chaque fois, l’insurrection révolutionnaire échoue. Le 3 janvier 1961, les relations diplomatiques avec Washington sont rompues. Castro, qui indispose les progressistes modérés sud-américains et inquiète les communistes vénézuéliens, chiliens et boliviens, qui le trouvent « dogmatique et aventuriste », se retrouve isolé, bien qu’à partir de 1965 il soit de plus en plus appuyé économiquement et diplomatiquement par Moscou. Cuba finit par se ranger aux côtés des Soviétiques dans leur querelle avec les Chinois et leur lutte à mort contre les États-Unis.
Si la défiance à l’égard de la Chine est immédiate, le rapprochement avec l’URSS est lent, puis définitif. Au début, les Soviétiques se méfient de ces barbudos. Après leur succès en 1959, Moscou félicite les révolutionnaires cubains en commençant leurs missives par « chers amis » puis, enfin – signe de fraternité communiste – par « chers camarades ». Les critiques soviétiques de l’alliance cubaine – illustrée en 1962 par la « crise des missiles » – n’hésiteront pas à s’exprimer à plusieurs occasions, prétextant que le coût de l’aide au régime cubain est disproportionné par rapport au retour sur investissement géostratégique. C’est en effet le soutien économique et diplomatique de l’URSS qui permet à la petite île caribéenne ses aventures africaines et latino-américaines, ses incursions au Proche-Orient (Syrie, révolutionnaires palestiniens), son appartenance contestée au mouvement des non-alignés, sa résistance à l’embargo nord-américain et sa survie économique, jusqu’à l’implosion du camp communiste entre 1989 et 1992.
Après les échecs en Amérique latine, Castro se tourne vers l’Afrique. Ses premiers pas sur le continent africain sont prometteurs. Il soutient l’indépendance algérienne, puis le Congo-Kinshasa (ex-Congo belge). Il prend le parti algérien dans le différend qui oppose Alger à Rabat en octobre 1963, bien vite réglé par les Algériens et les Marocains par la négociation et non la guérilla. Le Comandante s’amourache ensuite du Congo, situé au centre du continent noir : comme en Bolivie plus tard, la stratégie du foco (foyer) est de répandre la révolution à partir d’un pays afin d’irradier tout le continent. À chaque fois, le castrisme échoue à étendre la révolution en Afrique et surtout en Amérique latine, objectif toujours présent dans la tête des Cubains.
Dans cet ouvrage, sont également analysés la personnalité mégalomaniaque de Fidel Castro (qui écarte Guevara en 1965 ou s’offusque, par exemple, de la compétence militaire du général cubain Arnaldo Ochoa, finalement fusillé en 1989), son rejet de la perestroïka gorbatchévienne, l’intransigeance révolutionnaire et l’incompétence économique du Che, les errements des intellectuels français et la lucidité des diplomates en poste à Cuba comme celle d’Yves Guilbert et de Raymond Aron, l’approbation cubaine à l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 et celle de l’Afghanistan en 1979, l’affaire Padilla en 1971, ce poète cubain arrêté puis contraint à une autocritique virulente qui fait scandale dans le monde, le soutien indéfectible au régime castriste de l’association France-Cuba et de sa revue Cuba si. Prise dans la tourmente d’une histoire à la hauteur de laquelle son jefe galicien voulait la hisser, Cuba n’est plus aujourd’hui que l’ombre de ce satellite communiste qui infiltrait le mouvement des non-alignés, fomentait des insurrections révolutionnaires en Amérique latine, envoyait ses Noirs guerroyer en Angola et en Éthiopie et faisait mine de tenir tête à l’« impérialisme yankee ».
Le lien passionnel qui unit l’Amérique du Nord au régime castriste révèle d’ailleurs une ambiguïté troublante : Cuba a-t-elle été tropicale et archaïque, ou bien « européenne » et moderne ? Dans le travail de Pierre Rigoulot, on sent poindre, à travers l’aventure castriste, la revanche ratée mais prolongée de l’hispanité contre les États-Unis, la puissance émergente du XIXe siècle qui bouta l’Espagne de l’Amérique latine en 1898. La Cuba communiste de Fidel Castro, agressivement anti-américaine, servilement prosoviétique et farouchement tiers-mondiste, a-t-elle poursuivi par d’autres moyens la contestation de la doctrine Monroe de Washington ? À l’heure où le soleil révolutionnaire se couche sur La Havane, l’ambiguïté s’estompe lentement. ♦