Le temps des victimes
Le temps des victimes
Dans le long cortège des nouveautés modernes, il en est une qui se distingue par sa force et sa nocivité : la « victimisation » généralisée. Pour bien en parler il fallait l’alliance d’un psychiatre, Caroline Eliacheff, et d’un homme de loi, Daniel Soulez Larivière. C’est par les « psy » que tout commence, et en Amérique comme il se doit. La guerre leur a offert un beau champ d’observation, au Viêt-nam d’abord où la névrose des vétérans fut dûment étiquetée – PVS pour Post-Vietnam Syndrom – en Irak ensuite, où l’expérience continue. Une discipline est née, la victimologie.
Les victimes authentifiées par l’homme de l’art, il faut leur venir en aide. Elles se groupent elles-mêmes en associations et l’opinion publique en fait des héros. La tâche dont, autrefois, se chargeait l’entourage est aux mains de professionnels, sans lesquels on ne saurait « faire son deuil ». Dans la quête victimaire, les femmes forment une catégorie de choix, « victimes par état ». Les enfants aussi, dont il est difficile de parler sans paraître provocant : les corrections parentales sont devenues sévices. L’actualité ne suffit plus et les descendants des victimes, juifs ou esclaves, réclament le dû de leurs ancêtres. Une nouvelle culture est née, celle du ressentiment.
Le juriste prend le relais du psy. On découvre alors que le vocable « victime » est d’usage récent (1970 dans le droit pénal français, 1985 à l’ONU). Le retard est vite rattrapé. Le diable ou la nature avaient bon dos, ce sont aujourd’hui de vrais coupables que l’on veut. Xerxès, ayant perdu sa flotte du fait de la tempête, décida de fouetter la mer ; aujourd’hui, on fouetterait les amiraux. Daniel Soulez Larivière (il sait de quoi il parle, il plaide pour Total dans l’affaire Erika) nous explique fort bien ce qui sépare droit pénal et droit civil et comment, en France, le second a contaminé le premier par l’usage immodéré de la « partie civile ». Alors que la sérénité de la justice a longtemps été préservée par le maintien des victimes à l’écart du prétoire, les voici au cœur des procès et, médias aidant, fort écoutées. C’est moins le pouvoir que l’opinion publique qui, désormais, menace l’indépendance des magistrats. Il faut un coupable pour chaque victime et tout malheur crée sa victime. Le comble a été atteint par l’arrêt Perruche qui, le 17 novembre 2000, a reconnu une victime d’un nouveau genre : victime d’être née.
Créé dans la guerre, le concept de victime envahit la scène internationale et alimente les conflits : dans les Balkans les Serbes sont victimes des Turcs (…le Champ des Merles) ; au Moyen-Orient les Arabes en veulent à Israël, les musulmans aux « croisés » et tous à l’Occident. La justice internationale fait droit aux victimes et les puissances volent à leur secours les armes à la main. La guerre est devenue « compassionnelle ».
Après un tel réquisitoire, le verdict des auteurs reste modéré. Le « besoin de victimes » tourne à l’absurde, mais il a de solides références, la démocratie occupant la place que tenait la charité chrétienne. Inverser la tendance, au moins la contenir, serait affaire de pédagogie. Juristes et psy en sont responsables et, pourquoi pas ? ; les victimes elles-mêmes. ♦