Le vingtième siècle iranien. Le jeu des quatre familles
Iran, vers le désastre ?
Le vingtième siècle iranien. Le jeu des quatre familles
Iran, vers le désastre ?
L’Iran est au cœur de l’actualité internationale. Il ne se passe pas une semaine sans qu’on aborde la question du nucléaire iranien et les enjeux pour le Proche-Orient que recèle la possession de « la bombe » par le régime des ayatollahs. Pourtant, il serait erroné de réduire la question iranienne aux tensions, bien réelles, entre la communauté internationale, emmenée par les États-Unis et l’Union européenne, et le régime de Téhéran. L’évolution de l’Iran est également conditionnée par des mutations internes profondes et des rivalités idéologiques et religieuses qui animent le régime islamique. Deux livres viennent éclairer ces enjeux iraniens.
Le vingtième siècle iranien de l’universitaire Ramine Kamrane apporte un arrière-fond historique et sociologique aux événements les plus récents. Il éclaire d’un jour nouveau l’évolution politique de l’Iran au cours du XXe siècle et permet de saisir l’évolution actuelle du régime iranien. Le point de départ de la démonstration est la révolution constitutionnelle de 1906, qui se voulait une rupture avec le passé rétrograde et une promesse de liberté et de progrès. Avec clarté, Kamrane identifie de manière convaincante quatre familles politiques rivales qui animent depuis la politique iranienne : libérale, autoritaire, radicale, réactionnaire.
La famille libérale connaît une grande victoire – 1906 – et quatre défaites : 1921-1925, 1953, 1960-1964 et 1979. « La révolution de 1906, écrit l’auteur, a été avant tout l’œuvre des libéraux qui visaient à changer le régime politique de l’Iran pour enrayer la décadence du pays. » Appuyés par les couches urbaines, les libéraux plaident pour le parlementarisme et le respect de la Constitution démocratique. Influencés par les idées européennes, ils veulent limiter le pouvoir du monarque et déplacer la souveraineté nationale du trône au Parlement. Leur figure majeure au XXe siècle est Mohammed Mossadegh, Premier ministre de 1951 à 1953, promoteur d’une politique volontariste de nationalisation du pétrole iranien contrôlé par les Anglais, finalement renversé par la CIA. À chaque fois qu’ils gagneront en écho, les libéraux se verront contester par les radicaux (1953) ou doubler par les autoritaristes (1960-1964) puis les réactionnaires (1979). Ils sont les grands perdants du jeu des quatre familles.
La famille autoritaire se confond avec la dynastie des Pahlavi. Elle s’identifie à la personne du roi, Réza Shah (1921-1941) puis son fils Mohammed Réza Shah (1941-1979). Cette famille s’appuie sur l’armée, revendique la prééminence de l’exécutif et dispose d’une certaine souplesse idéologique. Le monarque autoritariste se pose en garant de l’ordre contre l’« anarchie parlementaire » des libéraux et en défenseur de la patrie contre le communisme et le sécessionnisme. Réza Shah a été l’artisan d’une politique de modernisation de l’Iran, mais toujours au service du dictateur. Plus hésitant, son fils Mohammed Réza Shah a tangué entre la fuite dans le conservatisme sociopolitique et la poursuite de la réforme moderniste entreprise par son père. Mossadegh fut son grand rival en 1951-1953, mais c’est Khomeyni qui, en 1979, est venu à bout de son pouvoir autocratique.
La famille radicale est la seule des quatre familles à n’avoir jamais gouverné l’Iran. Au cours du XXe siècle, elle s’oppose avant tout aux libéraux, en 1905 et en 1921-1941. Sa formation axiale est le Toudeh, le Parti communiste iranien. Minoritaire, l’organisation des radicaux n’en dispose pas moins d’une discipline rude, d’une presse agressive et d’une large influence dans les milieux intellectuels et artistiques. L’URSS a sous-traité sa politique iranienne par le Toudeh. La triade radicale est des plus classiques : le peuple, la république, la révolution. Il n’est guère étonnant que les radicaux soutiennent les khomeynistes en 1979. « La prise du pouvoir par les islamistes leur fut fatale, écrit Kamrane. Par une amère ironie de l’histoire, le peuple les délaissa, la révolution leur échappa, la république les écrasa. »
La famille réactionnaire est sans doute la plus complexe des quatre. Elle se scinde en deux groupes : l’extrême droite fascisante et la réaction islamique. Cette nébuleuse religieuse et traditionaliste se caractérise à ses débuts par sa faiblesse organisationnelle et son flou idéologique. Tout change lorsque l’ayatollah Khomeyni entre en scène en 1962. Malgré ses exils en Irak et en France, il parvient à émanciper la branche la plus extrémiste : tour à tour, il épargne ou critique le shah, avant de se radicaliser. Le khomeynisme ne prendra pas le pouvoir seul. Il lui faudra au préalable se rapprocher des libéraux et des radicaux pour terrasser les Pahlavi, imposer son projet politique et éliminer ses alliés de circonstances. La branche la plus marginale de la famille réactionnaire – les khomeynistes – a réussi à conserver le pouvoir jusqu’aujourd’hui grâce à un système juridico-politique particulièrement complexe sur lequel s’étendent les deux dernières parties du livre.
C’est cette étonnante conservation du pouvoir par la nébuleuse islamiste qu’étudie aussi le livre de Bahman Nirumand, Iran, vers le désastre ? ; la question nucléaire retient d’abord son attention. L’auteur retrace les étapes qui ont mené au blocage actuel et analyse les deux options retenues par les Occidentaux ; ligne dure de Washington et dialogue prôné par la troïka européenne (France, Allemagne, Grande-Bretagne), qui se résigne à s’aligner sur les Américains. « L’objectif avoué des États-Unis est de provoquer un changement de régime en Iran », écrit ainsi Nirumand. Les négociations entre Européens et Iraniens finissent le plus souvent dans une impasse. Les résolutions 1696 (31 juillet 2006) et 1737 (23 décembre 2006) de l’ONU sont rejetées par Téhéran : menaces de sanctions et propositions de coopération économique ne convainquent pas le régime des mollahs. La politique de la carotte et du bâton montre ses limites. Un front contre l’Iran, accusé de soutenir les fondamentalistes chiites en Irak, se met en place. Fin août 2006, l’Iran se prépare déjà à la guerre.
Pour appréhender la situation présente, Nirumand revient sur la révolution islamique, qui fut, selon lui, avant tout une révolution culturelle. La modernisation au pas cadencé voulue par le shah a servi la réaction islamiste : « Si l’on n’avait pas tenté de moderniser la société iranienne d’en haut et par des moyens dictatoriaux, les islamistes ne seraient jamais arrivés au pouvoir », estime-t-il. L’auteur souligne à quel point la société civile mène la vie dure au régime islamique en travaillant à la démocratisation de l’Iran : femmes, jeunes, militants des droits de l’homme, intellectuels critiques du pouvoir contribuent à l’élection du réformateur Mohammed Khatami en 1997. Reconduit en 2001, mais peu disposé à contester l’héritage de Khomeiny, il se montre incapable de mettre en œuvre ses promesses de réforme, ce qui lui aliène le soutien de larges pans de la société iranienne, plus moderne que jamais.
À partir de 1997, la frange la plus extrémiste de la mouvance islamiste prépare parallèlement sa reconquête du pouvoir : elle remporte la majorité des communes en 2003, des sièges au Parlement en 2004 et, finalement, l’élection présidentielle en 2005. L’arrivée au pouvoir de l’extrémiste Mahmoud Ahmadinejad sonne le glas du mouvement réformateur : le thème du pouvoir d’achat et les harangues populistes ont raison des velléités démocratiques des réformateurs divisés. Cette reprise en main du pays par les ultraconservateurs déçoit vite et illustre de plus en plus la fracture entre le régime et la société civile, qui cherche à se libérer du carcan islamiste. « Le but est tout de même d’isoler un régime, et pas un peuple tout entier », plaide Nirumand, pour qui l’enjeu iranien central est de ne pas compromettre la démocratisation par une guerre irréfléchie. ♦