La Pologne
La Pologne
Le comportement actuel de la Pologne sur la scène européenne et internationale intrigue plus d’un commentateur. Pourtant, il semble correspondre à certaines constantes de l’histoire de ce pays resté si longtemps coincé entre les Empires russe, allemand et austro-hongrois qui se l’ont par trois fois partagé, puis occupé durant le nazisme de 1939 à 1945, et la domination soviétique entre 1945 et 1989. Aussi la Pologne, au-delà de son traditionnel panache et des soulèvements populaires par lesquels elle s’est maintes fois illustrée, a montré sa capacité à ne pas tenir pour définitif les équilibres politiques européens adoptés non seulement sans elle, mais souvent directement contre elle. D’où le grand intérêt de cet ouvrage collectif, œuvre des meilleurs experts français et polonais de ce pays, placé au centre du continent européen et qui maintes fois en a déterminé le destin.
En 1939, d’abord, puis, en octobre 1956, 1980, et finalement en 1989, avec sa Table ronde qui préfigura l’effondrement du bloc socialiste puis de l’URSS elle-même. C’est cette idée de Nation, attachée à sa liberté, de Nation puissante et collective, qui prédomine ; mais cet élan national ne s’est pas toujours accompagné d’une modernisation politique, ni d’une modernisation économique, ou du moins conjointement. C’est dans cette distorsion historique que réside peut-être la spécificité polonaise qu’il convient de prendre en compte et que les divers auteurs déclinent sur tous ses registres avec érudition. Dès la renaissance de la Pologne, en 1918, après 123 ans de disparition sur la carte européenne, pendant la période fondatrice de Jozef Pilsudski, sont apparues deux orientations politiques opposées, qui demeurent encore dans une certaine mesure présentes aujourd’hui. La vision « occidentalisante », fédéraliste, favorable aux minorités, volontiers pro-allemande, aujourd’hui pro-américaine ; et contre elle, la vision panslave, intégrationniste sur le modèle français, catholique, délibérément antisémite, défendue jadis par Dmowski. En fait, les avatars de l’histoire ont forgé peu à peu une autre Pologne, éloignée de celle idéalisée par un esprit chevaleresque dans une société largement ouverte aux influences extérieures, qui serait en paix avec tous pour le profit du plus grand nombre. La fin de la Seconde Guerre mondiale a marqué une fracture supplémentaire dans l’histoire mouvementée de la Respublica. Perte territoriale, avec les territoires perdus à l’est ; perte ethnique, avec la liquidation des minorités, la juive quasiment anéantie, les autres, écrasées ou sommées de se taire.
Toutefois, c’est bien sûr la période de l’après 1989 qui devrait intéresser principalement le lecteur, partie la plus fournie du livre puisqu’elle en occupe près des trois cinquièmes. Enfin, émerge une Pologne qui a recouvré sa souveraineté avec un État pleinement autonome et reconnu par ses voisins. Une Pologne qui entame une quintuple modernisation. Politique d’abord avec l’adoption des règles du jeu démocratique et du pluralisme des partis, sur la base à la fois des anciens clivages ou de ceux apparus durant la décennie 90. Économique aussi, avec l’instauration du marché libre et son cortège de gagnants et de perdants, le boom économique qu’il a suscité, la modification des statuts professionnels qu’il a engendrés. En réalité, on aurait tort de croire que seul le règne du capitalisme libéral a prévalu. L’État providence demeure massif, et les politiques de redistribution importantes. La modernisation sociale a engendré une plus grande différenciation sociale tout en sauvegardant une puissante agriculture qui mobilise encore 20 % de la population active. Dernière modernisation, celle de l’État, certainement la plus méconnue, avec principalement la régionalisation de 1998 dont l’impact a été considérable. Il s’est agi, en effet, d’une rupture fondamentale avec les héritages séculaires de la centralisation de ce pays. Pour les auteurs cette réforme apparaît la plus aboutie de celle de l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale et même la plus posée d’Europe. Elle s’est largement inscrite dans les identités régionales polonaises tout en créant maintes tensions politiques et sociales.
La cinquième et dernière partie est consacrée à la Pologne dans le monde. Riches et complexes, les relations avec l’Allemagne et la Russie ont traduit la difficulté pour la Pologne de s’affirmer entre ses deux puissants voisins, si souvent hostiles à son égard au cours des siècles passées. Parviendra-t-elle à sortir de sa position traditionnelle de victime à l’égard de laquelle les autres États devraient s’acquitter d’une dette pour l’avoir abandonnée. D’où ses prises de position parfois particulières comme celle de lier la candidature turque à l’UE, à celle de l’Ukraine qu’elle appelle de ses vœux les plus ardents. La puissance de ses engagements à côté des États-Unis, la force du lobby polonais adossé à une nombreuse communauté polonaise, notamment à Chicago, et enfin la politique libérale qu’elle développe depuis 1989, semblent pour elle des gages suffisants pour être considérés par Washington comme son allié le plus fidèle dans l’Union après la Grande-Bretagne. Ce faisant, la Pologne cherche à échapper à son enracinement, souvent si tragique dans le sol européen. Il aurait été utile cependant, au-delà de ses voisinages si prégnants, d’explorer aussi les relations de la Pologne avec d’autres pays, la France au premier titre, l’Italie, ou l’Espagne avec laquelle elle a fait cause commune lors des discussions constitutionnelles européennes. ♦