Contre-insurrection, théorie et pratique
Contre-insurrection, théorie et pratique
Le destin de ce livre – et de son auteur – justifierait à lui seul sa traduction, sa publication et l’attention qu’il lui faut accorder. David Galula, parfait inconnu dans la communauté militaire française, a rejoint Saint-Cyr en 1939 avec la promotion de l’Amitié franco-britannique. Cette promotion-là allait vivre toutes les épreuves qu’en un demi-siècle notre pays dut affronter. Aussi bien a-t-elle ses généraux célèbres, Lagarde, Guy Le Borgne, Méry ou Vanbremeersch. Galula n’est pas de ceux-là, caché dans un anonymat que ce livre va rompre, quarante ans exactement après sa mort discrète.
À peine sorti de l’École, notre camarade, juif, est rayé des cadres ; comme quoi, quelque indulgence qu’on puisse avoir pour lui, Vichy est bien Vichy. Réintégré par décision du général Giraud, Galula est blessé à l’île d’Elbe, combat en France et en Allemagne pour la libération de son pays. La paix revenue chez nous, ses affectations successives le placent aux premières loges pour scruter le nouveau visage de la guerre, guerre révolutionnaire dont le marxisme, le nationalisme et la décolonisation façonnent les traits hideux. De 1945 à 1949, basé à Calcutta, il observe en Chine la montée de Mao Tsé-toung ; en 1949 il est en Grèce et assiste, pour le compte de l’ONU, à l’un des rares échecs du communisme militant ; de là il revient à la Chine, où il passe cinq années au contact du pouvoir triomphant ; en 1956 il combat en Algérie, acteur engagé dans la contre-insurrection ; en 1959 il suit les cours du Collège d’état-major de Norfolk, affectation qui décidera de la suite puisqu’en 1962 il se fait mettre en disponibilité pour étudier à Harvard. De ses études, mais surtout de son expérience, résultera Counterinsurgency Warfare: Theory and Practice, livre publié aux États-Unis en 1964.
Or voici que l’ouvrage, totalement ignoré en France, fait un tabac, Irak aidant, dans l’armée américaine. En préface de la traduction française, le général David Petraeus, commandant à Bagdad les forces « coalisées », en prononce le dithyrambe. Le général, qui sait de quoi il parle, tient l’auteur pour le Clausewitz de la contre-insurrection et l’ouvrage pour « le seul grand livre jamais écrit sur la guerre non conventionnelle ». Cette consécration est acquise en Amérique ; au Command and General Staff College, la lecture de Galula n’est pas recommandée, elle est obligatoire. Sans doute le général Petraeus nuance-t-il son éloge, rappelant que deux éléments nouveaux imposent d’amender la thèse de l’auteur : la religion (comprenez l’islam) s’ajoute aux mobiles anciens des insurrections, cependant que l’Internet est le champ modernisé de la bataille qu’insurgés et « loyalistes » se livrent pour la conquête de la population.
Il est vrai qu’il peut paraître aventuré d’appliquer les recettes de Galula, mijotées pour l’essentiel dans le cadre des entreprises communistes ou des luttes de décolonisation, à la guerre civile irakienne. Philippe de Montenon, traducteur, le souligne justement. Il eût pu mieux préciser la différence majeure : les loyalistes ne sont pas en Irak des intrus, comme l’étaient les coloniaux de jadis dans leurs colonies ; gouvernants, policiers, militaires sont indigènes, aidés par les intrus américains. On peut certes évoquer ici le précédent de la guerre du Viêt-nam, nullement celui du conflit algérien, référence principale de Galula. Rappeler les caractéristiques de la lutte entre insurgés et loyalistes peut donc sembler, en France particulièrement, hors de saison et propre tout au plus à nourrir la nostalgie des anciens. Elles restent pourtant valables pour l’essentiel, même en Irak. Elles sont englobées aujourd’hui dans le concept d’asymétrie. On découvre ici que Galula est le premier à l’avoir énoncé, et détaillé. La liberté d’action de l’insurgé est totale, celle du loyaliste restreinte ; l’insurrection est bon marché, la contre-insurrection coûteuse ; des combattants rustiques suffisent à l’insurgé, la sophistication des forces loyales les rend vulnérables ; la durée de la lutte est, sinon voulue, au moins assumée par l’insurgé, le loyaliste s’en irrite ; la population étant le véritable enjeu, l’insurgé s’emploie à la conquérir avec une cruauté indépassable alors que le loyaliste – selon Galula – se doit d’être vertueux, transparent, modéré dans ses actions (1). Sur ce dernier point, fondamental, Galula s’oppose à Trinquier, autre théoricien français de la guerre révolutionnaire, et bien connu chez nous.
Le cœur de l’asymétrie est ailleurs. Il est dans la cause que les deux protagonistes soutiennent. Celle de l’insurgé, la seule que l’on puisse qualifier d’idéologique, est d’autant plus exaltante que son promoteur n’a pas à prouver les lendemains qu’il promet. Galula a beau prôner la nécessité d’une « contre-cause », on sait bien que celle-ci n’égalera jamais « la cause » en efficacité : la démocratie est contrainte à la médiocrité dont le pouvoir fait chaque jour la démonstration. Cette asymétrie-là fait que la guerre révolutionnaire a longtemps paru invincible et que le loyaliste aux abois est toujours en tentation de reniement, reniement voué lui-même à l’échec : appliquer les méthodes de l’adversaire sans disposer du support idéologique qui est la force de celui-ci.
Sans doute peut-on – doit-on – espérer que la « contre-cause », inefficace dans l’instant, imposera partout, avec le temps, sa vertu. Galula, avec une discrétion qu’explique la date de parution initiale du livre (1963), suggère que la guerre d’Algérie était gagnable. Petraeus pense que celle d’Irak l’est aussi. Souhaitons que les deux David aient raison et que le second en apporte la preuve. Grâces seront alors rendues conjointement à Galula et à Petraeus. ♦
(1) À ce propos, Galula souligne, avec une rare perspicacité, la nocivité de la recherche du « bilan », motivation majeure des unités françaises en Algérie.