Grand Écart
Grand Écart
« Atypique », annonce à bon droit le sous-titre. Édouard Terzian est un cyrard de la promotion Leclerc (la meilleure, bien sûr, et qu’il arriva à Pierre Pellissier d’adopter comme modèle !). Après avoir connu la « vie spartiate » des élèves officiers de 1946, il choisit les « paras colos ». Décoré auparavant à dix-huit ans pour faits de résistance, cette option va l’engager dans une sorte de confrérie héroïque, un genre de vie à la fois exigeant et décontracté, une présence dans les coups durs de campagnes désormais oubliées, la mort au combat frôlée à maintes reprises, avec une pointe de mépris envers tout ce qui est sédentaire et scribouillard, encore que le style littéraire soit ici de bonne facture.
La description de cette carrière militaire occupe la majeure partie de l’ouvrage. Il suffit d’avoir été mêlé comme modeste témoin aux événements relatés, embarqué dans de voisines galères et lecteur assidu des immortels « Ceux qui… » pour être en mesure de confirmer l’authenticité des faits relatés, d’apprécier aussi des portraits admiratifs, indulgents ou féroces, de partager enfin, ou au moins de comprendre, des « réflexions » souvent acerbes, notamment sur la conduite de la guerre d’Indochine, quitte à déboulonner quelques statues.
Ces aventures peu banales ont été vécues par Terzian en compagnie de camarades animés du même idéal et ayant connu alternativement les mêmes enthousiasmes et les mêmes déceptions. Où son cas est vraiment particulier, où on réalise pleinement le sens du titre astucieusement choisi (Grand Écart), se situe avant et après, c’est-à-dire encadre chronologiquement la période passée dans l’armée. Il s’agit d’abord de l’origine arménienne, marquée de façon indélébile par le génocide de 1915 (43 parents proches massacrés, de un à soixante-dix-huit ans). Notre auteur naît en France peu après l’arrivée sur notre sol d’une famille immigrée, naturalisée en 1932, socialement et matériellement déclassée, menant un train de vie plus que modeste… De quoi, malgré de solides études, s’établir comme tailleur ou cordonnier plutôt que coiffer le casoar dans une corporation comportant une certaine dose d’endorecrutement et en compagnie de quelques porteurs de grands noms bien de chez nous.
L’« après » est tout aussi, voire plus, surprenant. L’échec au concours d’entrée à l’École de guerre ferme l’accès à des étoiles de magnitude variable et épargne des stations prolongées boulevard Saint-Germain, mais fournit l’occasion d’un rebond magistral. Initié au monde des services secrets en Corse, plongé au Congo dans les entreprises « démentielles… de ce fou furieux de Lumumba », échangeant les amphis de l’École militaire contre ceux de Fort Leavenworth et de Norfolk au contact de « la puissance, le gigantisme et le dynamisme de l’Amérique », affecté en Allemagne à une Otan interalliée et nucléaire, passant enfin « des montagnes enneigées de Bavière au soleil de Nouméa », Terzian a acquis sous l’uniforme une expérience et un potentiel lui permettant de ne pas « terminer dans la peau d’un colonel aigri ». Le voilà prenant sur place à bras-le-corps des activités civiles, d’abord dans la presse et l’édition, puis comme créateur et dirigeant d’entreprise commerciale, occasion de multiplier les contacts de tous niveaux dans le Sud-Est asiatique, de courir de Pékin à Bangkok, de Hanoi à Séoul, d’acheter un appartement à Shanghai et de découvrir très tôt la « capacité d’adaptation et de croissance de la Chine ». Et cela tout en gardant un œil sur les épisodes navrants et humiliants que connaît à la même époque la Nouvelle-Calédonie, ce « joyau du Pacifique », comme l’atteste le texte d’une entrevue musclée avec Pisani. Il aura connu « deux mondes différents, celui des armes et celui des affaires », mais y aura appliqué une force de caractère et une rapidité de réaction valables somme toute dans les deux cas.
Pour être complet, ajoutons la présence de nombreuses annexes éclairantes. N’oublions pas non plus la place accordée à l’épouse, très « opérationnelle », ni la scolarité ballottée des enfants. Et puis, si « on » a fait lire la lettre de Guy Moquet aux scolaires, il ne serait pas mauvais de recommander aux saint-cyriens d’aujourd’hui de se pencher sur le livre de Terzian, histoire de revivre les péripéties d’une génération d’officiers qui a perdu bien des guerres après avoir fait bien des efforts pour les gagner. ♦