Revue des revues - Manœuvres russes en Atlantique et en Méditerranée
Les journaux serbes, croates et russes consacrent des pages entières aux manœuvres que la marine et l’aviation russes ont eues en Atlantique et en Méditerranée entre décembre 2007 et février 2008. Il est intéressant de comparer les différentes analyses.
Ainsi, par exemple, sous la signature de Boris Subasic, l’hebdomadaire serbe Nedeljni Telegraf du 23/01/2008 titre : « Les Russes arrivent », en soulignant que la flotte russe est en Méditerranée à cause du Kosovo. La rencontre entre les navires de la flotte de la mer Noire et ceux de la flotte du Nord est jugée par les Serbes comme pleine de symboles. De plus, c’était une « guerre de renseignements » entre l’Otan et les Russes, pour connaître les capacités et les techniques de l’autre. Cet article est écrit pour les lecteurs serbes, afin de donner des arguments à ceux qui pensent que la Russie est l’allié inconditionnel de la Serbie dans la question du Kosovo. Il a été écrit entre les deux tours de l’élection présidentielle.
Le journal croate Vjesnik publie, lui aussi, un article sur le sujet sous la signature de Fran Visnar. L’article est aussi « élogieux » pour la Russie et sa flotte. F. Visnar, fait souvent des analyses intéressantes en partant du point de vue d’un ancien (?) membre des services yougoslaves envoyé avant 1990 pour travailler dans la presse, où il exerce toujours ses talents. Son article pourrait être interprété comme une « critique bienveillante » entre camarades. F. Visnar s’interroge sur les bases et indique que les marins russes sont de nouveaux en Syrie pour envisager une réouverture des anciennes bases dans ce pays.
Dans les médias russes, le lecteur trouve à la fois des comptes rendus et présentations pleins d’éloges pour la Flotte, mais aussi des analyses réalistes signées par des spécialistes, lesquelles tranchent avec les discours du Kremlin. Il est donc utile de présenter au moins certaines d’entre elles.
Les buts annoncés de l’exercice, sont dans tous les médias : monter le pavillon russe surtout dans les zones de pêche et de trafic maritime intensif ; faire savoir que la Russie défend ses intérêts partout ; préparer les hommes et le matériel pour les opérations sur la haute mer ; lutter contre les terroristes et pirates.
Nezavisnaja Gazeta du 14/12/2007 donne la composition du groupe de navires qui va vers l’Atlantique et la Méditerranée : en tout, d’après le journal, 4 navires de combat, 7 navires de soutien, 47 avions, dont 14 pour l’aviation stratégique et 10 hélicoptères. Ils doivent accomplir trois exercices tactiques avec des tirs réels et virtuels. Le journal rappelle que le Kuznetsov était en Méditerranée en 1995 et qu’il a eu bien du mal à rentrer à Severomorsk, à cause d’avaries. Le même article cite des anciens haut responsables de la flotte (l’amiral Oleg Erofeev, entre autres) qui mettent en garde contre le « faire semblant » (sapkozakidateljstva) d’un tel exercice. L’article cite les sources anonymes qui s’interrogent sur le coût de l’opération ; tout en faisant une comparaison des capacités navales russes et américaines. Les auteurs de l’article avancent l’hypothèse que la flotte couvre un exercice de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE-MSBS).
Le journal Politika (russe et non serbe) du 23/01/2008 écrit que le Moskva, navire amiral de la Flotte de mer Noire, s’est joint « en soliste » (soliroval) au groupe de la Flotte du Nord. Il cite une source non identifiée qui fait état du coût de l’opération de plusieurs milliards de roubles (1 € = 35 roubles) et se demande s’il n’aurait pas été préférable de rembourser la dette envers les retraités militaires et leur fournir une meilleure aide médicale.
Nezavisnaja Gazeta du 5/02/08 relève que la composition de la flotte russe en général et celle du groupe de navire en exercice ne sont pas adaptées à la lutte contre les pirates. De plus l’article se demande où la Flotte, qui va croiser loin de ses bases nationales pour patrouiller vers Malacca ou dans le golfe Persique, peut trouver des bases ?
Krasnaja zvezda du 8/02/08, sous la signature de Sergej Vasilev, donne un compte rendu factuel de l’exercice naval, soulignant qu’il a été préparé par les responsables de deux Flottes. La coopération entre les forces aériennes stratégiques et la flotte est nécessaire. C’est la première fois qu’elle a été réalisée à de telles distances de la métropole. De même le temps d’hiver a permis à l’aviation embarquée (Su 33 et hélicoptères) de s’exercer dans des conditions météorologiques difficiles. La revue cite le vice-amiral Maximov (à la fois le commandant de l’exercice et le commandant de la Flotte du Nord) qui exprime sa satisfaction que tout se soit bien passé pendant les deux mois de navigation et surtout qu’il n’y ait pas eu d’avaries. Le journal indique que la flotte de la mer Noire a fait un exercice avec la Flotte du Pacifique en 2003. Donc pas de triomphalisme dans Krasnaja Zvezda, qui est une revue d’origine « soviétique », contrairement à la Nezavisna Gazeta.
De nouveau Nezavisna Gazeta dans son numéro du 8/02/08 publie un article dont le titre même en dit long : « Le pavillon russe est de retour sur les océans, mais les pirates ne l’ont pas vu ». L’article montre que la composition de la flotte russe est inadaptée pour la lutte contre les menaces terroristes ; mais cette lutte n’est pas sa priorité.
D’autres articles signalent que les forces aériennes stratégiques sont le moyen essentiel pour détruire les navires de surface. Cela explique que l’aviation stratégique a pris part aux exercices navals.
On fait surtout état dans la presse russe d’une lettre écrite par des amiraux qui protestent contre le projet la délocalisation du commandement de la Flotte de Moscou à Saint-Pétersbourg.
Dans l’ensemble les journaux indépendants donnent une vision assez pessimiste. Ainsi peut-on lire dans Nezavisnoe voenoje obozrenije que les forces armées russes « meurent lentement ». Depuis seize ans que les forces armées russes existent, on n’a jamais répondu aux questions essentielles : que faire avec les forces armées et quelle doit être leur structure ? L’auteur souligne que le savoir-faire est perdu, que la réorganisation du complexe militaro-industriel est mal conçue ; que les documents doctrinaux, Vojna doktrina Ruske federacije (2000) et « les tâches (zadaci) actuelles des forces armées de la Russie » (2003), sont en contradictions flagrantes. L’auteur montre que du temps de B. Eltsine on a autant dépensé pour les forces armées que sous V. Poutine. Tout le matériel dont on parle maintenant (Topol, Bulava, etc.) a été conçu avant Poutine. Ce dernier a mis l’accent sur la flotte (1), mais les délais ne sont pas tenus et il y a même une diminution globale des moyens de combat dans tous les services. Sergej Ivanov est critiqué pour son « incompétence désarmante » (Sic) à propos de SU24 et SU34.
Que conclure de tout cela ? D’abord que la sortie de la Flotte entre décembre 2007 et février 2008 (donc Noël et Nouvel an, aussi bien catholique qu’orthodoxe) est imposée par le calendrier électoral (mars 2008). C’est donc une opération à usage intérieur.
Sur le plan politique et en dehors de considérations électorales, il semble que Vladimir Poutine et son équipe n’ont pas encore bien formulé leur pensée « stratégique » pour la Russie (mais ont-ils le savoir et la formation pour le faire ?) ; alors que ceux qui le font à leur place ont des structures mentales de « l’ancien régime ». D’où les changements de personnes. Le ministre et son adjoint sont des économistes, mais Sergej Ivanov reste au « conseil de surveillance ». Les moyens matériels à la disposition du pouvoir au Kremlin vont vers les projets qui renforcent la base économique du pays et dont S. Ivanov a la charge. Ces projets concernent aussi bien les nanotechnologies que l’infrastructure portuaire ou le complexe militaro-industriel. En un mot, le Kremlin est encore maître des infrastructures critiques (critical national infrastructures). Comment les gère-t-il est une autre question. Selon le commandant de l’aviation, l’espace sera le champ de bataille principal. La Russie ne dispose ni des technologies nouvelles, ni des armes, ni de l’organisation pour s’engager dans cette confrontation.
Le pouvoir a aussi un ennemi à têtes multiples : la bureaucratie et le système judiciaire très corrompus ; adversaires indestructibles pendant encore des générations. Bien installés aussi au sein des forces armées et dans le complexe industriel, ils sont plus redoutables que le crime organisé ; ils constituent le NECC (Network Enabled Criminal Capability), bien plus efficace que le NEC de l’Otan. Poutine en parle.
C’est d’ailleurs aussi le cas dans les autres forces armées des pays de l’Est, y compris la Serbie et… la Croatie où la corruption judiciaire y a atteint le plus haut degré. ♦