Les armées secrètes de l'Otan - Réseaux Stay Behind, Opération Gladio et Terrorisme en Europe de l'Ouest
Les armées secrètes de l'Otan - Réseaux Stay Behind, Opération Gladio et Terrorisme en Europe de l'Ouest
Au moment d’ouvrir Les armées secrètes de l’Otan, le lecteur est plein de circonspection : encore un de ces ouvrages adeptes de la théorie du complot qui va nous expliquer à coup d’interprétations tirées par les cheveux les noirs desseins de manipulateurs patentés. Or, l’ouvrage est plus sérieux qu’il n’y paraît. Il conte, au terme d’une enquête minutieuse et convaincante, la façon dont l’Ouest organisa entre 1945 et 1990 des réseaux secrets destinés à lutter contre les Soviétiques si ceux si envahissaient l’Europe.
L’Ouest, car l’animation de ces réseaux vient de plusieurs sources : s’il y a eu une coordination de haut niveau effectuée auprès du Shape otanien, il semble bien que la véritable direction réside en Angleterre (MI6) et aux États-Unis (CIA). L’Ouest, car si tous les pays de l’Otan (et quelques pays neutres) ont mis en place de telles structures « Stay Behind », elles demeuraient conçues sur un mode national.
Les dates ne sont pas innocentes : si la doctrine Truman date de 1947, il semble bien que dans certains cas les prémices ont été mis en place dès la fin de la guerre. 1990 est la date où l’Italie révèle l’existence de l’opération Gladio, ce qui provoque un scandale international et la mise à jour de structures similaires dans les autres pays européens. Bien sûr, ces révélations interviennent au moment où l’URSS s’effondre et où ces réseaux n’ont plus de raison d’être, et les gouvernements décident donc tous de les fermer officiellement.
L’inconvénient des activités secrètes, c’est justement qu’elles sont secrètes. Les sources sont donc extrêmement difficiles à obtenir. Daniele Ganser, l’auteur suisse, y parvient toutefois au terme d’un travail de recherche très complet et impressionnant dans tous les pays de l’Alliance qui ont été concernés : de Gladio à ROC, d’Absalon à Red Quantum, du 11e choc au SAC, les réseaux de quatorze pays de l’Occident sont décrits avec précision.
L’auteur dépeint aussi la dualité de ces organisations. Conçues au départ pour éviter l’improvisation qui avait prévalu lors de la guerre contre les Allemands, elles devaient harceler l’occupant, exfiltrer les pilotes abattus, collecter des renseignements, exalter l’esprit de résistance, toutes choses fort légitimes. Les agents devaient être recrutés notamment selon le critère de leur anticommunisme. Or, certains de ces réseaux furent utilisés aussi pour influencer dès le temps de paix la vie politique des pays concernés, en empêchant notamment l’arrivée au pouvoir des partis de gauche, communistes voire socialistes. Cette action, directement animée par la CIA, alla jusqu’à des attentats officiellement attribués aux extrémistes de gauche, afin de répandre un sentiment de terreur. La description de ces activités en Italie est particulièrement stupéfiante, même si des faits similaires eurent lieu en Belgique ou, bien sûr, en Grèce ou en Turquie qui connurent des putschs.
Cela pose plusieurs questions que l’auteur évoque dans sa conclusion.
Ces réseaux stay-behind sont-ils légitimes ? Cela ne fait pas de doute car le rôle des stratèges est justement de préparer la guerre, et le fait qu’il n’y ait pas eu d’invasion soviétique ne remet pas en cause la justesse de la mesure de précaution. Furent-ils des sources de terreur ? Il faut bien le constater, ce fut souvent le cas, avec des variations selon les pays, l’Europe du Nord paraissant moins touchée (mais elle était moins soumise à l’influence de forces de gauche puissantes).
Il s’ensuit deux problèmes qui restent ouverts : le premier concerne le contrôle démocratique de tels réseaux. S’il paraît théoriquement nécessaire (les réseaux doivent préserver le sentiment démocratique après l’invasion), on s’aperçoit dans les faits qu’il est extrêmement délicat : il faut en effet garder secret un instrument public afin d’en assurer l’efficacité, or ce secret s’accommode très mal de la transparence qui accompagne la démocratie.
Le système Gladio pose ensuite la question de la souveraineté des États : dans la plupart des cas, ces réseaux semblent avoir obéi directement à la CIA et oublié leur subordination nationale. Certains États ont réagi (France, Norvège) mais la plupart ont laissé faire. Faisant allusion à la doctrine soviétique de la souveraineté limitée, l’auteur remarque que « dans chaque cas où le réseau stay-behind servit à lier les mains des démocraties d’Europe occidentale, l’opération Gladio peut être considérée comme la “doctrine Brejnev” de Washington ». C’est au fond toute la question de « l’action occidentale » qui est là soulevée.
Sur ce vaste débat s’achève un livre plaisant et documenté, qui informe le public amateur d’histoire contemporaine, de services secrets, d’Otan, de lutte anticommuniste ou, de façon plus contemporaine, de terrorisme et de guerre subversive. En ces temps d’asymétrie et de « guerre contre la terreur », réfléchir à de tels précédents n’est pas inutile. ♦