Qui dirige la Russie ?
Qui dirige la Russie ?
L’ouvrage de Jean-Robert Raviot Qui dirige la Russie ? constitue un événement majeur des dernières années dans les études consacrées à la Russie post-soviétique. Le livre décrypte les arcanes du pouvoir politique russe et analyse ses évolutions après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Ce travail nous permet de comprendre l’actualité russe consacrée essentiellement à la succession de Poutine et à des enjeux de restructuration de nombreux réseaux politico-affairistes de son entourage proche et lointain. Jean-Robert Raviot dresse un tableau minutieux de nombreux clans qui gravitent autour du Kremlin. La confusion constante entre les domaines politique et économique chez les hauts fonctionnaires russes est mise en évidence.
Dire que ces dernières années la Russie a connu un reflux de la démocratie peut paraître un lieu commun. Il n’en demeure pas moins que l’auteur réalise une analyse fine de la métamorphose du pouvoir politique russe sous Vladimir Poutine et des conséquences de la réduction successive des libertés politiques entreprise par son équipe. Il souligne qu’il est à nouveau nécessaire d’étudier la géopolitique russe au travers de la kremlinologie des années 70, lorsque les soviétologues occidentaux observaient à la loupe toute parole prononcée par le Secrétaire général vieillissant et un peu sénile. Cette kremlinologie n’était pas, comme on peut le croire à première vue, une science ayant pour objet la « nature morte », ou une sorte de glaciologie étudiant des mouvements peu signifiants et très lents. En effet, la gérontocratie soviétique était alors peu encline à tout changement, préférant le statu quo rigide et refusant systématiquement toute réforme. L’auteur rappelle que ce calme apparent dissimulait dans les dernières années de l’URSS des luttes intestines acharnées que se livraient les clans du Kremlin pour obtenir le pouvoir suprême. Il s’agissait d’une rivalité sans merci entre la « famille » Brejnev (ce terme existait déjà à l’époque désignant les membres, les parents et les alliés du Secrétaire général placés à des postes stratégiques dans l’administration soviétique) et le clan du KGB conduit par Iouri Andropov. Ce dernier considérait que le seul groupe sain de la société soviétique gagnée par la corruption généralisée était composé de « guébistes » et de la force publique (armée, police) qui leur restait fidèle. Cette « force morale » du pays devait lancer une purge en punissant les « pourris » et les corrompus du système, et initier la renaissance de la puissance soviétique.
Vladimir Poutine se réclame de l’héritage d’Andropov dont il a largement repris et mis en œuvre le programme. Selon lui le rétablissement de l’ordre passe par la « verticale du pouvoir » et la « dictature de la loi ». Il s’appuie largement sur des fonctionnaires issus des services (FSB et SVR) qu’il considère comme étant la « force morale » de la nation russe. Jean-Robert Raviot affirme que c’était le clan du KGB qui était à l’origine de la perestroïka car les chefs des renseignements généraux soviétiques appréhendaient le retard gigantesque que l’URSS avait accumulé dans le courant des années 70 vis-à-vis de l’Occident. À la fin de l’Union soviétique, les anciens membres du KGB se sont reconvertis dans les affaires en participant à des privatisations de pans entiers de l’économie russe ou, comme c’était le cas de Vladimir Poutine, ont rejoint l’administration pour constituer une véritable équipe de choc. Celle-ci s’est emparée du pouvoir suprême dans les plus brefs délais.
Jean-Robert Raviot explique le changement qualitatif de l’élite politique russe qui s’est paradoxalement « dépolitisée » : les principaux partis politiques étaient écartés de la Douma qui s’est retrouvée sous contrôle exclusif du parti des fonctionnaires « Russie unie ». Ce nouveau type d’hommes politiques occupant la plupart des postes électifs dans le pays et fidèles de Vladimir Poutine constituent ce que l’auteur baptise « korpokratoura », laquelle est issue de la nomenklatoura soviétique qui est parvenue au moment des grandes privatisations à contrôler les principaux actifs de l’économie russe. Dans son analyse, l’auteur révèle combien finalement les oligarques, considérés à tort en Occident comme des « patrons » de la Russie, sont en réalité des exceptions du système car l’économie russe a été largement privatisée au profit des milliers d’anciens apparatchiks. En 1992, ces derniers ont profité de leur situation dominante pour reprendre usines, chantiers navals, gisements et kombinats géants soviétiques.
Le mérite de l’ouvrage de Jean-Robert Raviot est de démontrer la continuité historique entre les années 1970 et la période actuelle. En effet, les mêmes acteurs se maintiennent toujours en place, notamment le clan du KGB autour duquel s’exacerbent toutes les rivalités claniques internes à la haute administration moscovite. Comme dans la période précédente, l’objet de ces rivalités est relié aux actifs de l’économie et non aux considérations idéologiques qui servent de paravent pour détruire ou affaiblir ses concurrents réels ou potentiels. ♦