Guerre et frontières
Guerre et frontières
La mention du sous-titre « La frontière franco-suisse pendant la Seconde Guerre mondiale » est indispensable pour cerner le sujet, encore que le contenu déborde volontiers le champ d’investigation ainsi affiché. S’agissant des actes d’un colloque, ce livre aborde au préalable des considérations théoriques où l’expert efface le pédagogue, ne parvenant hélas pas à s’affranchir des obscurités d’un jargon professionnel laborieux et hermétique parsemé de « scansion… congruence… notion aporétique… interspatialités d’interface… » et autres termes galants, abandonnant le lecteur à son triste sort entre la consultation fiévreuse du dictionnaire et la céphalée. L’ampleur et la précision de la vingtaine de contributions suivantes (beaucoup plus accessibles au commun des mortels) sont très variables puisque certaines, fort intéressantes au demeurant, concernent la frontière italo-suisse ou même la frontière franco-espagnole au cours de la guerre civile.
Cet ouvrage, paru dans la collection « Histoire, Mémoire et Patrimoine », vient corriger l’image d’une Suisse se gavant tranquillement de chocolat au lait au cœur d’un continent à feu et à sang. Cerné de toutes parts, sollicité voire menacé par les belligérants, devenu une « plaque tournante des divers réseaux de renseignement » aux mains d’agents de la pointure d’Allen Dulles, effleuré à l’occasion par les raids aériens, s’il n’a pas connu les destructions ni les massacres dont souffrirent ses voisins, le pays est resté sur le qui-vive et son armée en alerte sous la houlette attentive du général Guisan. Quant aux relations avec la France, elles furent compliquées par une « querelle de légitimité », à savoir la dualité Vichy-France libre et en outre les dissensions entre Moulin et Frenay, le tout contraignant notre ambassade à Berne (confiée à pas moins de cinq personnalités de premier plan en cinq ans !) à une navigation aventureuse.
Géographiquement, les études portent principalement sur Genève et le Jura, en particulier le saillant de Porrentruy (l’Ajoie), qui réduit beaucoup la largeur de la trouée de Belfort et se trouva de ce fait en posture délicate au moment des combats de l’automne 1944. Ne pas négliger toutefois le cas pittoresque de Saint-Gingolph, allant de scènes clochemerlesques à des épisodes dramatiques.
Au-delà de la « fiabilité de la mémoire », les apports des universitaires et les témoignages des survivants se recoupent largement, les différences de points de vue atténuant l’effet de répétition. Malgré la rigueur des hommes, la férocité des chiens et l’efficacité des dispositifs techniques, une frontière conserve une « épaisseur » ; elle est plus une zone qu’une simple ligne. Elle reste toujours poreuse, d’autant plus qu’elle est le domaine d’une population qui pratique des activités ancestrales de part et d’autre, en vit, et redoute une « rupture radicale dans la trame de l’ordinaire ». L’attitude suisse oscille entre le « refoulement impitoyable », parfois synonyme, de condamnation à mort, et le fond de générosité helvétique, avec des temps forts ponctués par le tournant de 1942, la fuite des juifs, la pression des réfractaires au STO… Le comportement dépend aussi de l’interprétation des directives, de l’origine linguistique (et donc culturelle) des gardiens suisses, parfois des liens religieux… Le SR se sert au passage en tuyaux, joue le jeu du donnant-donnant et compense la modestie de ses moyens par l’utilisation de sources présentes jusqu’en Hollande. Ce royaume de l’ombre fourmille de passeurs, de réseaux, de filières, de contrebandiers et de trafiquants. On note l’héroïsme des « petites mains restées dans l’ombre la plus profonde », comme les agissements des traîtres et des agents doubles.
Que vouliez-vous qu’elle fît ? La Confédération vécut, accrochée au « sacro-saint principe de neutralité », ce qui n’empêcha pas les sympathies discrètes autant que prudentes dans la gestion des affaires frontalières. ♦