Intervention de M. François Fillon, Premier ministre, devant l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 21 février 2008 à l’Hôtel de Matignon (www.premier-ministre.gouv.fr).
Défense nationale, défense européenne
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Si j’ai tenu à vous accueillir à Matignon, ce n’est pas seulement parce que je suis « responsable de la défense nationale » aux termes de la Constitution. C’est surtout parce que je suis, comme vous, passionné des questions de défense et de stratégie. Et cela depuis longtemps. À l’Assemblée nationale, j’ai eu l’honneur d’être élu très jeune président de la Commission de la défense et des forces armées. C’est d’ailleurs à cette époque que j’ai écrit l’un de mes premiers articles sur l’avenir de l’Armée de terre. Article dont on peut dire qu’il a fait du chemin, puisqu’il réclamait la professionnalisation des armées telle que Jacques Chirac l’a mise en œuvre quinze ans plus tard !
Plus on professionnalise l’armée, plus il faut resserrer ses liens avec la Nation. Et l’IHEDN est, depuis soixante ans, l’institution majeure de ce rapprochement. J’ai eu le plaisir d’être l’un de ses auditeurs.
Bouleversements stratégiques
Entre la 37e et la 60e session, que de bouleversements dans la donne géostratégique ! La bipolarisation est morte. La mondialisation s’est imposée, créant dans un mouvement paradoxal, une large interdépendance du système international et une série de fissures et de frictions. Les centres de gravité économiques et démographiques du monde se sont déplacés vers l’Asie, dont la population devrait encore doubler d’ici 2050.
De nouvelles lignes de fractures sont apparues.
Fracture entre le Nord et le Sud. Est-il ici nécessaire de rappeler que cinq pays concentrent les deux tiers de la richesse mondiale ?
Fracture entre les pays détenteurs de ressources naturelles et les pays industrialisés. C’est évident pour l’Union européenne, dont la moitié des besoins énergétiques sont couverts par des produits importés, et si rien n’est entrepris, ce sera les deux tiers en 2020.
Dans ce monde incertain, l’avenir n’appartient pas aux nations immobiles.
Depuis neuf mois, avec le président de la République, tout le sens de notre action converge vers notre nécessaire redressement. Ce redressement s’illustre sur le plan économique et social, avec l’ardeur réformatrice qui est la nôtre dans tous les domaines. Pourquoi je parle de redressement, parce que notre pays a refusé de voir que notre monde a changé, refusé de voir qu’un milliard de Chinois et qu’un milliard d’Indiens avaient décidé de changer. Il s’illustre avec la ratification du Traité de Lisbonne, car la France se devait de sortir l’Union de sa crise institutionnelle dans laquelle nous avions notre part de responsabilité. Il s’illustre avec l’initiative du Président sur le rapprochement des deux rives de la Méditerranée. Il s’illustre à travers un dialogue plus équilibré avec les États-Unis. Il s’illustre enfin dans notre volonté de faire progresser la politique étrangère et de défense européenne.
Dans les mois qui viennent, nous allons tirer parti de toutes les opportunités qui se présentent à nous pour prendre des initiatives. La présidence de l’Union européenne à partir du 1er juillet va nous en fournir l’occasion. Il y a la question de la sécurité de notre approvisionnement énergétique. Il y a la question de l’immigration qui exige une approche commune face aux flux migratoires. Il y a la lutte contre le changement climatique.
Et puis, il y a la relance de la défense européenne.
Bref, la France est en mouvement et, ce faisant, elle s’expose car ce n’est pas à vous que je rappellerai ce principe de base du combat tactique : qui bouge se découvre. Plus la France s’engage, plus elle offre le flanc à des ripostes ou à des actes hostiles. Plus la France s’ouvre au commerce international, plus elle est sensible aux fluctuations de l’économie mondiale. Plus notre production augmente, plus nous dépendons des approvisionnements énergétiques et des matières premières. Plus nos métropoles concentrent d’activité, plus elles apparaissent comme des cibles. Plus nous devenons une économie en réseau, plus nous sommes dépendants d’infrastructures — de transport, de communication, d’énergie — qui n’ont pas été spécialement conçues pour résister à des risques nouveaux comme le terrorisme et les cyber-attaques. Plus notre qualité de vie et notre modèle social sont attractifs, et plus nous incarnerons l’espoir pour des millions de migrants que nous ne pourrons pas tous accueillir. Plus nous sommes en pointe dans les secteurs stratégiques comme le spatial, le numérique ou le nucléaire, plus nous sommes en proie aux actions adverses d’intelligence économique.
Nous devons assumer tous ces risques et nous y préparer.
Livre blanc – Loi de programmation
Il ne faut pas croire que le monde ait cessé d’être dangereux. Seulement, les dangers sont plus diffus, plus obscurs, moins identifiables que jadis. Nous n’avons plus d’ennemi « héréditaire ». Pour autant, la guerre n’a pas disparu et l’Histoire n’est pas finie. Le président de la République a décidé de rédiger un nouveau Livre blanc et une nouvelle loi de programmation qui sera votée avant l’été. Le dernier Livre blanc date de 1994. Nous étions alors, juste après la disparition du pacte de Varsovie. Notre héritage conceptuel et intellectuel était encore marqué par des décennies de tensions continentales. La professionnalisation des forces commençait à peine à faire débat. En janvier 2003, la Loi de programmation militaire (LPM), quant à elle, faisait entrer la professionnalisation dans les faits, mais ne se dégageait pas totalement de la fin de la guerre froide. Cette hésitation se traduisant par une double conséquence : une programmation militaire très ambitieuse au service d’un outil de défense largement conçu pour répondre à un affrontement de haute intensité, somme toute, classique.
Aujourd’hui, la donne a changé, et nous voulons en tirer les leçons.
Trois défis
Le Livre blanc et la loi de programmation en préparation ont pour but de répondre à trois défis : le défi d’une sécurité, désormais plus globale ; le défi de l’interdépendance du système stratégique marqué par l’éloignement des théâtres d’opérations et la durée des crises et conflits ; le défi, enfin, de la réalité, notamment budgétaire.
Quatre piliers
Notre défense et notre sécurité reposent sur quatre piliers : dissuasion, projection, anticipation, protection.
Dissuasion nucléaire : elle demeurera la garantie ultime de notre sécurité et doit être sanctuarisée.
Projection : nos forces armées doivent être capables d’intervenir en tous lieux. De cette capacité dépendra directement notre influence sur la résolution des crises.
Anticipation : pour agir vite et juste, il faut savoir et prévoir. Pour cela, nous devons disposer d’un renseignement encore plus performant et plus diversifié.
Quant à la protection des populations, je veux insister sur la nécessité d’accroître notre « résilience », c’est-à-dire la capacité de notre pays de survivre aux attaques qu’il subit.
Pour cela, nous devons intégrer la prise en compte des menaces dès le stade de la conception des infrastructures. Il faut qu’elles soient plus résistantes, mais aussi plus redondantes pour éviter qu’une défaillance paralyse tout le réseau. Il convient également de planifier nos mesures de protection et les exercices concernant ces menaces. Je pense, par exemple, au plan contre la pandémie grippale, qui nécessite la mise en place de stocks stratégiques de médicaments et de carburants. Il va de soi que c’est un dossier d’envergure européenne, tant les réseaux d’approvisionnement et de transport sont connectés. Tout le monde sent bien que les enjeux de défense et de sécurité sont de plus en plus liés et complémentaires. Armées et forces de sécurité doivent donc, tout en conservant leur identité propre, améliorer leur aptitude à travailler ensemble.
Prévention
Dissuasion, projection, anticipation, protection : se défendre est un devoir mais prévenir les conflits est d’une autre essence : une essence politique. La France sera toujours du côté du droit international et militera pour en renforcer les instruments. Plus que jamais, notre monde a besoin d’équilibre, et l’équilibre exige la légitimité dans la décision et la collégialité, si possible, dans l’action.
Quatre priorités
La France met prioritairement l’accent sur quatre moyens : le renforcement des organisations internationales et en particulier de l’ONU. L’élargissement du conseil de sécurité souhaité par le président de la République et l’amélioration de la capacité de l’ONU à gérer les crises trouveront toujours le soutien de notre pays ; la mobilisation de l’Union européenne autour d’enjeux partagés ; une participation constructive au sein de l’Otan liée aux progrès de la défense européenne ; le développement des coopérations bilatérales ou multilatérales ad hoc. C’est ce que nous sommes en train d’accomplir au Tchad pour sécuriser les camps de réfugiés du Darfour avec la mise en place de l’opération Eufor Tchad-RCA.
L’adhésion de la Nation
Les réflexions actuelles sur notre défense nationale font une large place à la dimension humaine de la Défense. Cela est plus que justifié. Avec la mutation des conflits vers la guérilla et le terrorisme, les forces armées et de sécurité sont chaque jour exposées à de nouveaux types d’agressions. Les hommes et les femmes qui sont engagés dans ces opérations sont exposés à des risques qui peuvent les conduire jusqu’au sacrifice ultime. Ils le font en connaissance de cause, avec un courage et une abnégation exceptionnels. Ils servent leur pays avec honneur. Ils ne doivent pas être oubliés parce qu’ils combattent au loin. Ils méritent notre gratitude et je tiens à leur manifester la reconnaissance de la Nation. Le lien qui unit la Nation à son armée est vital. J’en suis convaincu. Il faut une culture collective de défense et de sécurité car la protection de la Nation est l’affaire de tous. Chaque Français doit se sentir impliqué.
Cette adhésion, vous en êtes les ambassadeurs.
Avec sa session nationale et le réseau des 38 autres associations, l’IHEDN constitue une vraie « armée de réserve intellectuelle » de 10 000 personnes, basée en France et à l’étranger. Votre engagement au service de l’intérêt général mérite d’être remercié à sa juste valeur. Et votre potentiel mérite d’être encore mieux exploité.
Tout d’abord, en faisant en sorte que l’auditeur devienne un acteur, au-delà de son rôle de relais d’opinion. Et je sais que l’IHEDN y travaille.
Ensuite, par la diffusion de l’esprit de défense dans l’enseignement et la formation. Je pense ici à l’éducation nationale, aux trinômes académiques et au réseau d’intelligence économique. C’est l’objet du 4e protocole signé entre les ministères concernés et qui est entré en application à la rentrée 2007.
Enfin, en recherchant les synergies entre tous les instituts traitant de défense et de sécurité. C’est la mission que le président de la République et moi-même avons confiée à Alain Bauer et qui aboutira dans quelques jours à des conclusions qui préserveront les spécificités de chacune des branches de ces instituts.
Voilà, mesdames et messieurs, les réflexions que je voulais partager avec vous.
Je l’ai fait avec le sentiment d’être, avec vous, au cœur de notre cause commune : la liberté et la grandeur de la France. ♦