Les services secrets chinois, de Mao aux JO
Les services secrets chinois, de Mao aux JO
C’est à la lecture d’un roman historique captivant et remarquablement documenté, où la réalité dépasse la fiction, que nous convie Roger Faligot avec son dernier livre. On connaît la culture et l’expérience asiatiques de l’auteur ; l’ouverture récente d’archives tenues jusque-là secrètes nous apporte en plus des révélations étonnantes.
Dans la période tourmentée des années 20, où s’allient et s’affrontent les mouvements nationalistes et communistes chinois et russes sous la haute surveillance des pays occidentaux dont la France, se mettent en place les services de sécurité et de renseignement actuels. À Shanghai, centre de la guerre secrète, mais également à Hong Kong, Macao et dans nos capitales occidentales, on assiste aux premiers combats de futurs personnages historiques (1) dont certains développent des activités clandestines, anarchistes voire subversives en France. D’autres, qui resteront dans l’ombre, joueront un rôle historique décisif, tels Patrick Givens, chef de la police britannique à Hong Kong (alias « Dawson » dans le Lotus bleu), ou l’agent retourné Evgueni Kojevnikov, alias « Capitaine Pick ». Le redoutable Teke, système clandestin du PC chinois, s’était alors fixé pour objectif d’infiltrer le Kuomintang de Chiang Kai-shek et les polices étrangères en utilisant la corruption endémique.
Durant la Seconde Guerre mondiale, Kang Sheng, maître tout-puissant des services secrets du PCC (le DAS) et homme de confiance de Mao, crée le maoïsme et s’écarte de Moscou. Il lance une traque impitoyable contre les traîtres déviationnistes et autres espions, dans une lutte à mort contre le Kuomingtang. De cette période date la juxtaposition en Chine du renseignement militaire (2) et du renseignement civil (3) qui dépendent du comité central du PCC.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les services secrets chinois coopèrent avec les services russes auprès de qui ils envoient se former de nombreux agents, tout en conservant jalousement leur indépendance dans une relation d’intérêt mutuel, mais de défiance permanente. L’actuel ministère de la Sécurité publique est alors mis sur pied pour superviser la sécurité interne, la police, le contre-espionnage et pour régir ce qui deviendra le gigantesque goulag chinois, le Laogai.
Créée à cette époque, l’agence de presse Chine nouvelle (Xinhua) joue un rôle important dans la collecte du renseignement international à partir de sources ouvertes.
À leur tour, les Occidentaux s’adaptent et mettent sur pied des réseaux de collecte d’informations à caractère politique, sécuritaire et économique. Aux missions clandestines de la CIA, coûteuses en vies humaines et peu productives, se substituent des réseaux ouverts d’hommes d’affaires, tels les « arpenteurs » australiens.
Au milieu des années 50, le DAS devient, sous l’autorité de Zhou Enlai, le Département d’investigation du comité central, représenté dans chaque ambassade par un bureau d’investigation et de recherche.
À la fin des années 60, les purges internes visent les principaux dirigeants des services ainsi que leurs familles et s’accompagnent de mesures qui visent à approfondir le schisme sino-soviétique en organisant des scissions des partis communistes orthodoxes (Albanie, Roumanie, Hongrie, RDA), notamment depuis l’ambassade chinoise à Berne, au point que la CIA a pu croire que l’Allemagne de l’Est aurait pu basculer dans le camp chinois.
Avec le retour au pouvoir de Deng Xiaoping et son programme « des quatre modernisations », une grande agence de renseignement est créée en 1983 : le Guoanbu, chargé du renseignement extérieur et du contre-espionnage, en complément à la sécurité publique, le Gonganbu et au service de l’armée, le Qingbaobu. Une révolution s’opère dans le renseignement chinois, qui s’oriente résolument vers la recherche économique, scientifique et technologique.
De nombreux diplomates, hommes d’affaires et autres étudiants sont formés aux techniques de l’espionnage industriel puis envoyés recueillir le know-how des Japonais, des Américains et des Européens, en particulier Allemands, Britanniques et Français. C’est ainsi que se développe un vivier de milliers d’agents spéciaux, les « poissons des grands fonds ».
Sous la présidence de Reagan, la CIA a scellé un pacte avec les services chinois afin d’organiser en commun des interceptions de communications de l’URSS et des opérations conjointes en soutien aux moudjahidines afghans contre l’armée russe. Ce qui n’empêche pas l’infiltration active de services occidentaux par les services chinois, ni plusieurs défections retentissantes d’agents chinois en Occident.
Le rapprochement entre Américains et Russes à la fin des années 80 amène les Chinois à créer un centre recherche des problèmes internationaux (4) pour développer une analyse plus claire de la situation mondiale. Les événements de Tiananmen en 1989 font prendre conscience aux dirigeants chinois de l’influence occidentale sur les mouvements d’opposition. La vague de répression qui s’ensuit amène les services occidentaux à mener une vaste opération de sauvetage de dissidents, Yellowbird, qui seront pourchassés par des équipes de « nettoyeurs » des services spéciaux chinois chargés de les neutraliser.
Depuis cette époque, les relations entre Chinois et Américains n’ont fait que se tendre, à l’occasion notamment des interventions occidentales en Afghanistan et en Serbie, même si Jiang Zemin a tout fait pour préserver une entente cordiale avec l’Administration Clinton. Les Chinois ont semble-t-il remis en cause leur propre théorie selon laquelle le monde avance vers la multipolarité, mise à mal par ce qui leur paraît être la politique hégémoniste des États-Unis via notamment l’Otan.
La guerre du Kosovo a, semble-t-il, constitué un tournant stratégique pour la Chine, qui montre depuis une volonté redoublée de développer sa maîtrise des hautes technologies, dont la tentative de phagocytage du système de guidage européen par satellite Galileo est un exemple significatif. En cette même année 1999, Jiang Zemin crée un nouveau think tank stratégique comparable au Conseil national de sécurité américain, le bureau de recherche stratégique international, chargé de façonner la stratégie contre les États-Unis et l’Otan.
Depuis 2000, les activités chinoises d’espionnage et de pillage technologique tous azimuts, en Occident (en particulier aux États-Unis), comme au Japon ou en Australie, n’ont fait qu’augmenter et se durcir. L’affaire du « Chinagate » sous l’Administration Clinton illustre combien les Chinois préparent leurs opérations de longue haleine en misant sur de jeunes élites : la confiance que l’homme d’affaires sino-américain John Huang est parvenu à établir avec le Président américain dont il devient un important soutien financier, a coûté aux États-Unis de riches transferts de technologie au profit du lobby chinois.
Face à la superpuissance américaine et notamment au déploiement des systèmes de défense antimissiles, les Chinois n’hésitent pas à conclure à nouveau une alliance tactique avec les Russes qui comprend des accords d’échanges dans le domaine du renseignement.
De l’aveu même de responsables chinois, la recherche du renseignement économique de sources ouvertes s’organise selon trois canaux : les instituts de recherche économique, les ONG et les instituts privés. Au niveau gouvernemental, le Bureau de recherches des affaires du conseil d’État joue un rôle de laboratoire d’idées et son directeur accompagne le Premier ministre dans ses déplacements à l’étranger.
Autre axe d’effort stratégique : la R&D, dont le développement est plus intense encore que l’expansion de l’économie et place d’ores et déjà la Chine en deuxième place mondiale derrière les États-Unis.
De même, les Chinois mettent en œuvre les pratiques les plus offensives de l’intelligence économique pour acquérir les nouvelles technologies, selon le « stratagème de la lamproie » que nous décrit bien l’auteur ; ou pour déstabiliser sur leur territoire des investisseurs occidentaux comme Danone ou Procter & Gamble quand ils se montrent trop menaçants pour les intérêts chinois.
À l’approche des Jeux olympiques de 2008, puis de l’Exposition universelle de Shanghai en 2010, le gouvernement chinois a mobilisé le « Bureau 610 » créé en 1999 pour lutter contre la secte Falungong. Conçue comme un organisme coordinateur de crise, cette unité spéciale a, depuis, obtenu le statut d’un véritable ministère et regroupe aujourd’hui un million de policiers qui déploient leurs yeux et leurs oreilles à travers le monde. Les responsables de tous les services des ambassades de Chine sont sommés de coopérer avec les représentants sédentaires ou itinérants de cette unité.
Ainsi, les services de renseignement occidentaux sont plus que jamais sur le pied de guerre pour détecter, et, le cas échéant, contrer les méthodes offensives des services chinois sur leur territoire comme à l’étranger, à qui Roger Faligot décerne sans hésitation la « médaille d’or de l’espionnage ».
Ainsi, au-delà de l’intérêt historique et des qualités littéraires de ce livre, on réalise combien, De Mao aux JO, l’histoire des mécanismes de contrôle et de sécurité de la Chine n’a pas connu de rupture. Au contraire, on saisit mieux comment les Chinois, par un sens inné de l’adaptation davantage que par la perpétuation supposée de traditions ancestrales, ont su mettre leurs organisations, leur culte du secret et leur esprit de connivence (certes largement imposé s’il n’est pas spontané) au service de leurs intérêts politiques dans tous les domaines de la vie publique et… privée.
Ce qu’on nomme de façon réductrice et cloisonnée « intelligence économique », ne serait en Chine qu’un des pans du formidable effort collectif « d’intelligence globale » appliquée à l’économie comme dans le domaine du sport, au service d’une puissance mondiale émergée. Cette situation dérange nos traditions et contrarie nos projets de croissance, mais il nous faut apprendre à composer, à « faire avec » puisqu’on ne peut plus « faire sans ».
Nos schémas mentaux et nos grilles de lecture culturelle, politique, éthique, sont confrontés à un monde radicalement différent qui ne relève plus de l’exotisme : il s’est installé chez nous. Notre économie, notre train de vie sinon notre mode de vie en dépendent. Face à une puissance économique d’une telle ampleur, servie par des services secrets aussi ramifiés, déterminés et efficaces, les méthodes de l’intelligence collective appliquée à l’économie devraient nous permettre de mieux défendre nos intérêts et de tirer un meilleur parti du cœur de notre valeur ajoutée, le capital immatériel de nos entreprises. ♦
(1) Mao Zedong, Deng Xiaoping, Zhou Enlai, Chiang Kai-shek, Nguyen Ai Quoc alias Ho Chi Minh, etc.
(2) Le 2e Département de l’état-major et Service des liaisons du Département politique de l’armée.
(3) Le Département des liaisons internationales et Département chargé du travail de front uni.
(4) L’International Studies Research Center (ISRC), qui dépend du gouvernement.