Regard d'un militaire sur la société française
Regard d'un militaire sur la société française
Un aviateur qui se mêle de sociologie ? Pourquoi pas, s’il a des observations à exposer et des propositions à formuler, et c’est présentement le cas. Bruno Mignot considère l’état de notre société d’un œil critique et, pour peu qu’on soit d’humeur légèrement bougonne, on est fortement tenté d’approuver.
Le ton est donné dès l’avant-propos : oubli des racines, déclin des valeurs, prélude à la décadence… L’analyse n’est pas surprenante, le panorama est familier, mais tout cela est ici bien dit, et dans un style agréable : la religion de la « croissance à tout va », la prolifération étouffante des réglementations, le devoir de fraternité dérivant vers l’assistanat généralisé, sans oublier l’information teintée de voyeurisme aux mains de « journalistes post-soixante-huitards ». Quelques exemples emblématiques viennent couronner le tableau : Austerlitz boudé alors qu’une débauche de tricolore envahit les stades ; et cet épisode croustillant, un juge tout fier d’avoir obtenu la « réconciliation » (sic) entre un élève de quatorze ans et le professeur qu’il avait molesté ! Sur deux points particuliers, l’auteur n’hésite pas à mettre en doute le bien-fondé de phénomènes contemporains pourtant peu réversibles : d’une part, la décentralisation dont il craint « les effets pervers… générateurs de jalousie et de discorde » entre régions ; d’autre part, le travail féminin qui permet à nos compagnes de « voler de leurs propres ailes », mais aboutit à des « enfants laissés pour compte » et à des mariages et divorces « consommés comme de la marijuana ». Au lecteur d’applaudir ou de crier aux refrains ringards.
Face à ce navrant bilan, la description de la communauté militaire dénote une bonne connaissance (parfois un peu idéalisée) de l’institution et de ses membres. Apparaissent bien les tendances actuelles : la professionnalisation, l’interarmisation, la recherche de la maîtrise de l’information, le combat en zone urbaine… et aussi le poids de contraintes juridiques de plus en plus lourdes. Quant au milieu social et à son état d’esprit, seuls les anciens seront peut-être effarés d’entendre parler d’« horaires aménagés » et de départ des cadres « le vendredi à midi, exceptionnellement le jeudi soir ».
C’est alors que pointe le bout de l’oreille et que l’ouvrage débouche sur un thème plus original, à résumer ainsi, en tentant de ne pas trop trahir la pensée de notre pilote-philosophe : cette communauté militaire forme un îlot sain, alors que ses capacités potentielles sont actuellement sous-employées. Le recours à son personnel, ses règles et ses méthodes seraient susceptibles de réveiller une France « piquée par la mouche tsé-tsé ». Certes, on ne peut que se réjouir, sur fond de citations gaulliennes, de l’authenticité et de la permanence du lien armée-nation. Mais l’auteur n’est pas sorti indemne des années d’affectation dans les services de relations publiques du ministère. Affirmer, sondages à l’appui, qu’une population (qui n’est à vrai dire plus concernée que de très loin depuis la suspension du service) est « très satisfaite de son armée » laisse perplexe ; il eût été aimable de la part de ladite population d’adopter un comportement plus chaleureux lors de guerres propres ou sales, mais douloureusement meurtrières. Cela dit, on peut effectivement constater qu’un considérable « réservoir de compétences » reste là inemployé et ne donne guère accès (contrairement à ce qui se passe aux États-Unis) aux « élites » du pays qui ne lui réservent qu’indifférence, et parfois léger mépris, sous un respect de façade.
L’idée n’est pas totalement nouvelle, puisqu’on a entendu parler du SMA, des trinômes académiques, de la formule « Défense 2e chance »… mais n’est-elle pas trop attachée à une interprétation de l’histoire qui prend pour point de départ la chute d’un mur, puis pérennise l’état des choses ? Il semble admis désormais une fois pour toutes que « les armées sont disponibles », car « en panne d’ennemis ». Les militaires sont alors « chargés non pas de préparer la guerre, mais de l’empêcher » et appelés à « maintenir la paix dans un étranger instable », alors qu’à l’intérieur ils n’agissent qu’« en tant que moyens supplétifs ». On est loin des termes lapidaires de l’ordonnance de 1959 : « Assurer en tout temps, en toutes circonstances… la sécurité et l’intégrité du territoire ». Alors, entre deux interventions à l’autre bout du monde et en place des enseignants défaillants, faire de nos adjudants et de nos capitaines les nouveaux « hussards noirs » de la République ? En appelant à la rescousse Gallieni et Lyautey, bien qu’il soit tout de même arrivé à ces deux maréchaux de faire la guerre.
Si nous nous permettons de poser quelques questions sur la validité du système évoqué, ce n’est pas pour autant négliger l’intérêt du sujet, la consistance de la documentation ni la valeur des arguments. Mais, comme cela arrive souvent, si le diagnostic est solide, dans une ligne allant de Peyrefitte à Baverez, la thérapeutique demande réflexion. ♦