Dites voir, Seigneur…
Dites voir, Seigneur…
Le général Claude Le Borgne n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la revue Défense nationale et sécurité collective, dont il est un collaborateur régulier, et ses écrits sur les questions stratégiques lui ont valu une notoriété internationale. On se souvient des échanges qu’il a eus avec le général Poirier sur l’épistémologie de la stratégie à l’époque où la Fondation pour les études de défense nationale brillait de tous ses feux, et des écrits qu’il a consacrés aux problèmes de la guerre à l’époque où la dissuasion réciproque interdisait le recours délibéré à la force pour modifier le statu quo en Europe.
À cet égard, son livre La guerre est morte mais on ne le sait pas encore paru en 1987 avait suscité des controverses car on estimait que l’auteur faisait preuve d’un optimisme excessif quant au dépérissement de la violence collective à l’ère de l’atome. En l’occurrence, son propos avait été mal entendu puisqu’il ne prophétisait pas l’avènement d’un monde pacifié mais se bornait à mettre en question le modèle clausewitzien de la guerre, dès lors que celle-ci ne pouvait plus être considérée comme l’instrument d’une politique rationnelle. Les « transformations de la guerre » au cours des deux dernières décennies ont confirmé la pertinence de ses intuitions et les polémologues qui s’interrogent aujourd’hui sur l’étiologie des conflits armés et sur les formes qu’ils revêtent dans les zones instables du Tiers-Monde ne contesteraient pas le bien-fondé de l’assertion selon laquelle la guerre traditionnelle est morte. Par ailleurs, le général Le Borgne avait exposé ses vues sur l’évolution de la stratégie après l’effondrement de l’ordre bipolaire sous la forme d’un dialogue avec un héritier de mai 1968 dont le langage et la sensibilité étaient fort éloignés des préoccupations et du style des théoriciens militaires. Cette démarche avait décontenancé les lecteurs de La stratégie dite à Timoléon, mais l’exercice était convaincant dans la mesure où il s’agissait d’initier un profane aux arcanes de la pensée stratégique en usant de la méthode de la maïeutique socratique.
Dans son dernier livre, l’auteur change de registre puisque sous le couvert d’une « discussion » entre Dieu et une « âme du purgatoire » il aborde la question des fins dernières et de la place des religions dans les sociétés modernes. On sait que ce sujet ne retient guère l’attention dans un monde où la sécularisation s’est imposée massivement et où la tentation du relativisme est très forte. Par ailleurs, une interprétation étroite de la laïcité a conduit à exclure du débat public la question sensible de l’enseignement moral et social des Églises et de sa contribution à la préservation de l’ordre naturel. Or, à l’heure où les religions sont instrumentalisées à des fins politiques ou invoquées pour justifier des actions terroristes, il est légitime de s’interroger sur le rôle du dialogue interreligieux dans la solution des conflits et l’établissement de la paix. Depuis la publication en 1963 de l’encyclique Pacem in Terris du pape Jean XXIII, le Saint-Siège a multiplié les initiatives dans ce sens et les questions de la guerre et de la paix sont évoquées régulièrement dans le cadre de rencontres œcuméniques. Par ailleurs, les remous suscités au sein du monde musulman par le discours de Ratisbonne de Benoît XVI à l’automne 2006 n’ont pas empêché l’année suivante l’ouverture d’un dialogue au niveau le plus élevé entre des dignitaires de l’Islam et des représentants de l’Église catholique.
C’est dire l’intérêt du livre du général Le Borgne qui aborde ces questions en prenant appui sur la Bible et la tradition de l’Église et s’identifie au personnage du « trépassé » engagé dans un dialogue animé avec Dieu et peu enclin à brider sa curiosité aussi bien sur l’interprétation des Écritures que sur la manière dont le message divin a été reçu et vécu par les croyants des trois religions monothéistes. On ne sera donc pas surpris par le tour particulier que prennent certains échanges et par l’évocation fréquente de l’univers militaire, qu’il s’agisse de la conquête de la Terre promise au peuple hébreu, de l’attitude des soldats romains face à la prédication de la « Bonne Nouvelle », des références bibliques dans les écrits stratégiques modernes comme The uncertain trumpet de Maxwell Taylor, The Seven pillars of wisdom de T.E. Lawrence ou des stratégies asymétriques dont le combat de David contre Goliath serait le modèle. Ainsi, l’auteur interpelle vivement le « Dieu des Armées » de l’Ancien Testament et semble déduire de son silence qu’il n’approuvait pas les « guerres totales » menées par son peuple. En revanche, il ne dissimule pas ses affinités avec le centurion des Évangiles, qui se jugeait indigne de recevoir Jésus de Nazareth dans sa demeure alors qu’il le sollicitait pour la guérison de son serviteur, ou avec le centurion Corneille, qui fut le premier païen à se convertir selon le récit des Actes des Apôtres. Enfin, le discours qu’il tient par le truchement du « trépassé » témoigne de son adhésion aux vérités de la foi catholique et le fait que la scène se situe au Purgatoire en est un signe supplémentaire puisque son existence a été consacrée par le décret du concile de Trente du 3 décembre 1563 à l’encontre des positions défendues par Luther et Calvin. Ajoutons que le général Le Borgne a voulu s’assurer de l’orthodoxie de son propos et qu’il a tenu compte des observations que lui a faites l’ancien curé de la paroisse Saint- Augustin à Paris auquel il avait soumis son manuscrit. Il n’en résulte pas que le livre est revêtu du nihil obstat ecclésiastique, mais il est évident que le souci de l’auteur est de présenter une vision cohérente et véridique de la position de l’Église sur des sujets mal connus, sinon ignorés du grand public.
Il ne saurait être question de résumer la substance d’un ouvrage qui a l’ambition de présenter la quintessence des religions révélées dans l’ancien et le nouveau Testament et de donner une vue cavalière de la mission et des vicissitudes de l’Église depuis le début de l’ère chrétienne. Certes, le genre littéraire retenu pour transmettre ce message peut surprendre et le qualificatif de roman attribué à ce récit est discutable. Il s’agit plutôt d’un dialogue théologico-philosophique dont le ton et la construction se prêteraient aisément à une mise en scène théâtrale comme ce fut le cas jadis pour le Neveu de Rameau de Diderot ou L’idée fixe de Valéry. En tout cas, on ne peut que saluer l’ampleur des connaissances de l’auteur dans le domaine des Écritures et des controverses qu’elles ont suscitées, aussi bien au sein des Églises que dans les milieux qui leur étaient hostiles. Le général Le Borgne fait également preuve d’esprit critique et son porte-parole n’hésite pas à faire part à Dieu de ses doutes sur des questions sensibles telles que la lecture fondamentaliste de la Bible, le statut de l’Islam, les relations judéo-chrétiennes, la séparation du spirituel et du temporel et l’universalité du salut. Les réponses ne sont pas toujours claires et des théologiens sourcilleux pourraient reprocher à l’auteur de faire avaliser par Dieu des propositions hasardeuses. Nous songeons en particulier aux échanges sur l’autorité des textes sacrés qui se suffiraient à eux-mêmes (sola scriptura), les apports de la tradition et de l’exégèse n’étant que pur « verbiage » (p. 133) ; par ailleurs, les débats sur la christologie qui ont marqué les conciles des IVe et Ve siècles ont été essentiels pour l’énoncé de la foi chrétienne et il est téméraire de laisser entendre que Dieu les considère comme des « chicaneries qui, de toute évidence ne le passionnaient pas » (p. 201).
En dépit de ces réserves mineures on ne saurait trop recommander la lecture de Dites voir, Seigneur… à tous ceux qui s’intéressent à la place des religions dans la vie sociale et politique et souhaitent prendre la mesure de l’imprégnation chrétienne de la civilisation européenne. On sait que ce sujet est tabou et que le Parlement européen s’est opposé à l’introduction de toute référence aux « racines chrétiennes de l’Europe » dans le préambule du traité constitutionnel adopté en 2004. La parution récente de la traduction française de l’ouvrage du juriste juif américain, Joseph Weiler, L’Europe chrétienne ? Une excursion a relancé le débat dans la mesure où l’auteur plaide en faveur de l’identité chrétienne de l’Europe et invite les chrétiens à sortir de leur ghetto pour apporter leur contribution propre à la recherche du « sens » de l’intégration européenne. Le livre du général Le Borgne pourrait être une réponse à cet appel même si son objet est moins la prise en compte de l’héritage chrétien dans la construction de l’Europe que l’affirmation de la permanence et de l’universalité du message biblique après la mort de « la foi révolutionnaire dans le salut terrestre » (Marcel Gauchet) et la faillite de « l’humanisme athée » (Henri de Lubac). ♦