Les mécaniques du chaos
Les mécaniques du chaos
Voici un livre qui a un an, et qui n’a pas perdu de sa pertinence. Il traite simultanément de trois sujets qui sont d’habitude évoqués individuellement, et qui sont rappelés dans le sous-titre : « Bushisme, prolifération et terrorisme ». Certes, le parallélisme entre l’unilatéralisme américain et le terrorisme islamique a déjà été relevé à plusieurs reprises. L’auteur livre sur le sujet des observations sagaces, par exemple quand il remarque, à propos des protestants et des musulmans, que « les prêcheurs autoproclamés des deux religions sans hiérarchie jouent un rôle politique grandissant de même nature ». Le plus intéressant ne réside toutefois pas là, mais dans la liaison faite avec un autre sujet, tout aussi grave et pourtant habituellement séparé de l’unilatéralisme et du terrorisme, celui du nucléaire.
On appréciera ainsi les paragraphes sur la prolifération, « concept hétérogène, dans ses principes et dans son objet. Il peut signifier aussi bien droit limité qu’interdiction universelle. (…) La lutte contre la prolifération est un concept inégalitaire. Elle est par nature une politique de l’unilatéralisme. (…) La prolifération est un concept de pouvoir. Il autorise à certains ce qu’il refuse à d’autres ». Il ne s’agit pourtant pas d’un pamphlet altermondialiste, que l’on pourrait craindre chez d’autres. L’auteur, ancien fonctionnaire au ministère de la Défense, est assez mesuré pour éviter la récitation d’un catéchisme antiaméricain.
C’est en allant plus loin, au-delà des postures idéologiques des uns (néoconservateurs) ou des autres (djihadistes) que la réflexion prend un tour plus stratégique. Pierre Conesa constate ainsi que « la prolifération et le terrorisme sont donc, d’une certaine façon, le prix à payer pour notre supériorité militaire conventionnelle absolue. La seule rivalité militaire possible se joue dorénavant dans les « égalisateurs de puissance » que sont la prolifération d’ADM ou le terrorisme qui, pour des coûts réduits, gomment le déséquilibre militaire ».
Constatant que « jamais le terrorisme n’a permis à lui seul de gagner une guerre », Pierre Conesa poursuit sa réflexion sur le changement radical apporté par l’égalisation de puissance : l’arme nucléaire, qui était une arme de non-emploi, devient logiquement une arme comme les autres, destinée à être employée par les uns comme par les autres. « Là où la capacité de frappe en second interdisait à l’un ou l’autre des supergrands de recourir à la guerre, se trouvent aujourd’hui face à face des puissances qui voudront ou seront obligées d’employer l’arme nucléaire en premier. Les Américains travaillent sur les mini-nukes et en face, le proliférant, sachant qu’il n’aurait pas l’avantage dans une attaque conventionnelle, prendra l’initiative d’emploi de l’arme nucléaire en premier ».
Par conséquent, « la guerre classique est relativement aisée à gagner par la suprématie technologique, mais la pacification suppose des hommes entraînés militairement, sociologiquement et politiquement. L’homme est redevenu le centre du combat ».
Ce livre stimulant est écrit d’un style alerte sans pour autant sombrer dans le journalisme. On regrettera quelques répétitions d’arguments, et que le lien entre terrorisme et prolifération n’ait pas été plus décrit. Car si Pierre Conesa évoque de façon convaincante la relation binaire entre unilatéralisme et terrorisme, s’il procède de même pour le miroir entre unilatéralisme et prolifération, il omet de décrire la liaison entre prolifération et terrorisme. Or, la critique européenne a suffisamment dénoncé en 2003 l’assimilation fallacieuse proposée par les Américains entre la prolifération (Saddam Hussein) et le terrorisme (Ben Laden) pour qu’on puisse aujourd’hui passer sous silence la relation théorique qui les relierait directement. Cette limite n’ôte rien à l’intérêt de l’ouvrage, et à la richesse des développements d’un esprit libre. ♦