Le rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines
Le rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines
L’Amérique du Sud – et l’Amérique latine en général – est le terrain par excellence de la tentation permanente de maints Européens de projeter sur les phénomènes des catégories irréfléchies, constate d’emblée l’auteur, journaliste et traducteur qui réside depuis 1997 en Amérique latine. Hugo Chavez suscite les passions, Cuba divise, le sous commandant Marcos séduit, Luiz Inácio Lula interpelle et Nestor Kirchner intrigue.
Pour des raisons historiques tenant à sa colonisation précoce, l’Amérique latine est sans doute la région du monde la plus semblable à l’Europe et à l’Amérique du Nord sous bien des aspects. Ici, le clivage droite-gauche qui n’est en vérité pas universel y est partout présent. Sans qu’ils en soient toujours très conscients, pour les Européens, l’extrême Occident latino-américain est le lieu des rencontres traumatisantes avec l’Autre, l’Indien, le « noir ». En ce sens, l’Amérique latine est le lieu d’un exotisme étrangement familier et l’espace de projection privilégié de toutes les pulsions utopiques de la gauche européenne. Alors le sous-continent est-il vraiment en train de basculer à gauche ?
Depuis 1998, année de la victoire de Hugo Chavez au Venezuela, les élections ont régulièrement porté au pouvoir des gouvernements de gauche ou de centre gauche : le Brésil avec Luiz Inácio Lula, l’Argentine avec Nestor Kirchner, l’Uruguay avec le Frente Amplio de Tabaré Vazquez, la Bolivie avec Evo Morales, l’Équateur avec Rafael Correa. Sans compter la social-démocrate Michelle Bachelet au Chili. À quoi est dû ce tournant politique sans précédent à cette époque ? Sans aucun doute à l’échec des réformes libérales introduites au cours de la décennie 80. En effet, alors que le taux de croissance moyen du PIB latino-américain pendant les années 1960 et 1970 était respectivement de 5,32 et 5,86 % il est tombé à 1,18 % pendant la décennie 80 et à 3,50 % durant la décennie 90. Selon les chiffres du FMI au cours des vingt-cinq dernières années le revenu par habitant n’a augmenté que de 10 %, contre 82 % entre 1960 et 1980. Enfin, selon une étude du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) la vague de privatisations des années 1990 dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’énergie et des services des eaux a échoué dans la prestation des services de base aux populations des pays en développement. Pour tant, au-delà de ce constat général d’un tournant à gauche, la diversité des courants est parfois déroutante. La réalité est loin, montre l’auteur, de l’image stéréotypée des deux gauches, l’une bonne et l’autre mauvaise, opposant d’un côté le Brésilien Lula ou la Chilienne Michelle Bachelet au Vénézuélien Hugo Chavez. Il en est de même du concept mou de populisme employé à tout propos.
L’objectif de Marc Saint-Upéry est ainsi de balayer quelques clichés et d’ébranler des certitudes trop rapidement établies. Pour lui Hugo Chavez n’est pas un dictateur, ni même un « populiste autoritaire ». Il ne fait pas la « révolution », du moins pas dans un autre sens que métaphorique ou culturel. Certes en huit ans, les transformations de la structure économique et sociale n’arrivent pas à la cheville de celles effectuées, par exemple, par les travaillistes britanniques en 1945 constate l’auteur. Cependant, depuis qu’il a achevé son livre, les réformes se sont accélérées. Peut-on dire alors que le Venezuela a toujours vécu sous l’égide d’un capitalisme d’État rentier et qu’il en est de même aujourd’hui ? Les choses bougent et évoluent à Caracas ; réservons donc sur ce point notre pronostic. Il est tout à fait probant, en revanche, d’écrire que le président Lula n’est pas un « traître », ne serait-ce que parce qu’il avait annoncé la couleur avant son élection. Il ne dirige pas non plus un gouvernement libéral comme les autres, son programme social de lutte contre la pauvreté est réel et profond. Par ailleurs, Evo Morales est aussi un président « Indien », mais il est aussi et peut-être avant tout un « patriote bolivien », au-delà des classes et des ethnies. Ce n’est que dans la magie du verbe qu’il s’affirme « révolutionnaire », alors qu’en réalité il est passé maître dans l’art de la conciliation et du compromis. Quant à Nestor Kirchner, il ressuscite un péronisme que l’on croyait moribond et lui injecte une dose de crédibilité progressiste.
L’ouvrage de Marc Saint-Upéry ne traite donc que de l’Amérique du Sud et non de l’Amérique latine tout entière. Il justifie un tel choix par le fait qu’en dehors de l’élection de Daniel Ortega au Nicaragua, dont on peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure elle est de « gauche », seul le sous-continent a été marqué par le « tournant à gauche ». Même si Manuel Lopez Obrador avait été élu président du Mexique, l’évolution politique, économique et sociale de ce pays se serait distinguée de celle de ses voisins plus au sud. Par son intégration dans l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna), et son appartenance géographique à l’Amérique du Nord, le Mexique, comme l’Amérique centrale, se détachent des « vingt Amériques latines ». Pourtant, le « Rêve de Bolivar » laisse de côté certains pays comme l’Uruguay et la Colombie, ainsi que le Chili. Si l’absence des deux premiers semble se justifier, celle du Chili peut paraître regrettable. Mais il est vrai qu’après tout, les gouvernements de la Concertation chilienne (coalition entre démocrates chrétiens et socialistes), au pouvoir depuis 1990, ne relèvent pas de la « vague de gauche » décrite dans son livre. L’enthousiasme un peu excessif suscité en Europe par l’élection en mars 2006 de Michelle Bachelet a fait oublier qu’elle s’inscrivait dans la stricte continuité des gestions assez prudentes effectuées par deux présidents démocrates chrétiens Patricio Alwin et Eduardo Frei, puis par le socialiste Ricardo Lagos.
Les analyses fouillées et vivantes de cet ouvrage portent essentiellement sur les évolutions internes et les rapports de voisinage des principaux pays d’Amérique du Sud. Les relations internationales n’en sont pas pour autant négligées et sont abordées dans le chapitre cinq, le plus fourni. C’est ici que sont passées en revue les relations du sous-continent avec les États-Unis, soit dans le cadre élargi de l’Organisation des États américains (OEA) ou dans la série de rapports bilatéraux qu’entretient Washington avec chaque pays d’Amérique du Sud. En tout cas, le constat paraît unanime : les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine sont à leur point le plus bas depuis la fin de la guerre froide et il est à craindre qu’elles ne se soient depuis encore détériorées. Comme il le résume de manière lapidaire, les pays latino-américains en ont assez d’être traités comme des petits enfants, et d’être coincés entre Adam Smith et Ben Laden. Ce qu’ils cherchent avant tout c’est non pas d’être enrôlés systématiquement dans une croisade antiterroriste ou des orientations strictement libérales, mais bien d’être en mesure de déterminer eux-mêmes leur destin. Ce tête-à-tête trop exclusif États-Unis/Amérique latine est en passe de changer. Le président chinois Hu Jintao a effectué en novembre 2004 une tournée sans précédent au Brésil, en Argentine, au Chili et à Cuba, signant à l’occasion d’importants contrats d’exploration pétrolière et gazière et ouvrant de généreuses lignes de crédit. En 1976, le commerce chinois avec la région était à peine de 200 millions de dollars ; en 2005, il avait dépassé les 40 milliards.
En définitive, ce tournant à gauche, permettra-t-il au rêve de Bolivar de se réaliser ? Ces nations chemineront-elles vers une intégration régionale plus poussée et une plus grande convergence de l’ensemble de leurs politiques ? « De l’héroïque au ridicule, il n’y a qu’un pas » disait justement le Libertador. Les peuples d’Amérique latine ont commencé à prouver qu’ils ne sont plus des mineurs à qui le grand voisin du Nord peut dicter leur conduite en toute circonstance. Il ne leur reste plus qu’à démontrer qu’ils ont la maturité suffisante pour construire sur le terrain concret des faits et des institutions la « Patria Grande » que leurs meilleurs représentants invoquent depuis deux siècles. ♦