Les célébrations festives des quarante ans de Mai 68 ont fait émerger l’image médiatique d’un nouveau type d’ancien combattant : le soixante-huitard blanchi sous le harnais se remémorant avec nostalgie, la larme à l’œil, ses années de jeunesse militante. En a-t-on trop fait et trop dit sur cette révolution manquée ?
Libre opinion - Faut-il liquider Mai 68 ?
On reconnaît l’ancien combattant à plusieurs signes caractéristiques : il parle avec la sagesse de l’expérience, il donne volontiers des leçons de morale à ses petits-enfants, il a toujours mille anecdotes croustillantes à raconter sur « sa » guerre et il tempête parfois, en agitant son béret, contre les jeunes d’aujourd’hui, à qui « une bonne guerre ferait du bien » ; ce qui fait qu’on lui doit du respect, et l’obligation de lui céder sa place assise, dans le bus, à l’instar des invalides civils, des aveugles, et des femmes enceintes. Tel est le cliché. Parmi les anciens combattants, on connaissait les Poilus, les Gueules cassées, ceux de 39-45, ceux d’Indo, ceux d’Algérie… ; mais on ne s’attendait pas sérieusement à voir débarquer dans les médias les rescapés glorieux de Mai 68. Pourtant, ils sont là avec, en bouche, mille souvenirs de leur jeunesse active et militante. On sait qu’ils exagèrent parfois, qu’ils en rajoutent (l’homme a toujours tendance à mentir, au retour de la guerre ou de la pêche…), mais on leur pardonne. On écoute ; on s’attendrit ; parfois on frémit (ils n’ont pas libéré Paris, mais ils ont quand même libéré la Sorbonne…). On cherche à comprendre ce qui a pu se passer de si fondateur en ce mois-ci, de cette année-là ; on cherche à comprendre pourquoi un mouvement de foule a-t-il accouché d’une mythologie ? Quels sont les contours de cette mythologie moderne ?
D’abord ce grand mouvement mémoriel autour de Mai semble porté par une incroyable nostalgie. Les différents témoignages recueillis par les médias font état d’un « bon vieux temps » aux arrière-goûts de paradis perdu. Le mouvement de Mai aurait permis aux Français de vivre une expérience libératrice, un bon moment festif, une partie de plaisir, presque un orgasme. Alors on se repasse en boucle les images de cette bataille, car il n’y a pas de bonne nostalgie sans photos en noir et blanc… On remarque qu’à l’époque les femmes portaient des robes courtes à fleurs tandis que les hommes portaient la barbe longue et fleurie. On s’amuse de voir les révolutionnaires germanopratins lancer des pavés en costumes bourgeois. On s’extasie sur le design des casques de CRS de l’époque, sur les tenues vestimentaires des belligérants, et sur l’esthétique générale de l’événement, qui est aussi beau que du mobilier vintage de la fin des années 60. La nostalgie, ravivant ou créant des clichés positifs forts et plaisants, transforme donc l’événement historique — sans toute la part d’ombre qu’il peut comporter — en produit de consommation de masse, aisément convertible en temps d’antenne médiatique, en merchandising de presse, ou en dizaines de quick-books, écrits au magnétophone, envahissant les rayons des librairies.
La mythologie de Mai se nourrit aussi de la glorification à outrance de la jeunesse, les « jeunes » sont partout sur les images de 68 ; et si le mouvement, né des universités, s’est pourtant généralisé au monde du travail, on ne voit plus aujourd’hui que des images d’étudiants. C’est bien leur propre jeunesse que nos anciens combattants regrettent, et après laquelle ils courent. Et la jeunesse est toujours sympathique, avec sa fraîcheur et son innocence. On le sait bien (on nous l’a tellement répété) : quand la jeunesse est violente, elle est espiègle ; quand la jeunesse se trompe de voie, elle est victime de la société des adultes ; quand la jeunesse fait la révolution et impose au pays ses règles du jeu, elle s’amuse. Et peut-on reprocher quoi que ce soit à des révolutionnaires jeunes et beaux, qui ont le sourire ?
Dans la mythologie médiatique de Mai 68, à côté de la nostalgie et de l’apologie de la jeunesse (qui a toujours raison), il y a l’idée que ce mouvement a tout « débloqué » dans la société sclérosée des années 60. Mai aurait donc marqué un authentique changement de civilisation : le passage du monde de la barbarie au monde du confort social. Avant Mai, les ouvriers (parfois des enfants…) étaient régulièrement fouettés dans les usines par des patrons sans scrupule, on condamnait à mort les filles-mères, le sexe avant le mariage était strictement interdit (sous peine de bastonnade en place publique), la longueur des jupes était réglementée par les préfets de police, les hommes aux cheveux longs étaient pendus haut et court à l’entrée des villages, le journal télévisé était présenté par un gendarme en képi lisant les communiqués présidentiels, et les communistes étaient traqués par la police politique du régime. Bref, on voudrait nous faire croire que Mai 68 a rendu les Français plus heureux et libres qu’ils ne l’étaient déjà, en ouvrant les vannes d’une transgression généralisée. Avec le recul, et le triste bilan de la pensée 68, notamment à l’école et dans les familles, on se demande si la subversion des soixante-huitards était bien placée… Ce serait par ailleurs oublier que la France était déjà en pleine phase de métamorphose sociétale, et que les Français, goûtant les fruits juteux des « trente glorieuses » (plein emploi, croissance, etc.), n’avaient certainement pas besoin des bavardages et excès de Mai 68 pour suivre un mouvement mondial de modernisation des mœurs. Bien des jeunes de ma génération se demandent encore ce qu’ils ont y gagné…
On cherche à faire de Mai 68 une grande révolution, s’inscrivant dans une tradition historique de gauche plusieurs fois centenaire. Avec le triste souvenir de la grande débauche mémorielle du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, on craint à chaque instant qu’une parade festive monumentale n’ait été commandée à Jean-Paul Goude en mémoire de « Mai » avec des danseurs — sur échasses — déguisés en de Gaulle et Cohn-Bendit. Le discours ambiant voudrait faire l’amalgame entre les sans-culottes et les étudiants maoïstes « en socio », le raccourci entre les pavés de la Commune et ceux de Saint-Michel, l’analogie entre les barricades de 1848 et celles de 1968. L’histoire jugera, et fera le partage entre la sincérité et l’imposture, le partage entre ceux qui font la révolution parce qu’ils ont faim et ceux qui la font sans même savoir pourquoi ?
À l’heure où les leaders communistes révolutionnaires s’avachissent bourgeoisement dans les confortables canapés de la télévision publique, comme jadis le faisaient nos parents dans des fauteuils Roche Bobois au retour des « manifs » ; à l’heure où la révolution culturelle chinoise s’est enfin pleinement trouvée dans la production de tonnes et de tonnes de T-shirt et de chaussettes bon marché ; à l’heure où toutes les utopies poétiques et pseudo-subversives des anciens combattants de Mai sont venues mourir sur les brisants du monde réel, ne faut-il pas refermer le dossier ? Et mettre en panne la machine médiatique à « célébrer » ? Et puis se taire ? ♦