Israël et l'Occident
Israël et l'Occident
Les lecteurs de Défense nationale et sécurité collective connaissent Paul Giniewski, défenseur engagé de l’État d’Israël. Ils ignorent peut-être qu’en cinquante ans, il a publié trente ouvrages sur Israël et la judéité. Ce qu’il écrit doit donc être pris en considération, gardant à l’esprit que Giniewski est un sioniste bon teint qui reconnaît lui-même user volontiers de « la véhémence du polémiste ». Le livre que voici va plus loin que son titre. Si la défense de l’État d’Israël est son objet annoncé, c’est à propos du « juif Jésus » qu’une fois de plus le scandale arrive. Commençons par le plus ordinaire, qui n’est pas le Christ.
Giniewski montre sans peine que le sionisme vient de loin. Moïse fit d’une caste d’esclaves une nation, laquelle, aujourd’hui, respecte encore nombre de coutumes et de lois dont la source est dans l’Exode. Dans le même temps, une terre fut promise aux Hébreux, promesse qui justifie les prétentions israéliennes sur la rive ouest du Jourdain. Terre promise, terre perdue de longue date, d’où résulte la dévotion pour Sion qui est le fondement du sionisme. L’an prochain à Jérusalem et Si je t’oublie, Jérusalem, ces refrains lancinants soutiennent le peuple juif dans ses épreuves, dont la dernière est dans toutes les mémoires : la shoah. Selon Giniewski, les démocraties occidentales furent complices de cette catastrophe indépassable, refusant de décider, avant 1939, d’un État juif, puis fermant les yeux sur ce qu’elles savaient des camps de la mort. De tout cela résulte que le sionisme est consubstantiel au peuple juif et que la création de l’État d’Israël est le juste retour des choses. On admirera la démonstration. On observera pourtant, à lire Giniewski, que les Arabes de Palestine semblent ne pas avoir d’existence.
Israël recréé, son avenir reste incertain ; mais l’auteur reprend espoir : Benoît XVI est son homme, plus lucide sur l’islam que son prédécesseur. La montée de l’islamisme, singulièrement aggravée par la menace nucléaire iranienne, devrait, selon lui, générer une sainte alliance judéo-chrétienne – « les gens du samedi et les gens du dimanche » – soudée par le péril commun et renforcée, les voici tout de même, des musulmans modérés.
Venons-en aux choses sérieuses : l’argumentation de Paul Giniewski contre le Jésus des chrétiens. Elle peut se résumer en trois points : Jésus résistant, Jésus pharisien, Jésus « seulement » juif.
Abordant le Jésus « historique », l’auteur relève qu’on ne trouve pas un mot sur lui chez les chroniqueurs juifs de l’époque. Mais ceux-ci, mis à part le fameux Flavius Josèphe, existent-ils ? On n’en voit guère et c’est donc de son propre chef que Giniewski met l’accent sur « l’occupation » romaine de la Palestine, situation dont il déduit le triptyque occupants-collabos-résistants, Jésus se situant dans la dernière catégorie. Cette schématisation est trompeuse. Les Juifs en effet bénéficiaient dans l’empire romain d’une situation privilégiée : ils formaient une communauté reconnue, échappant de ce fait à l’obligation de rendre culte à l’empereur.
Jésus pharisien, voilà qui « décoiffera » plus encore le chrétien ordinaire ! Paul Giniewski rappelle que les Juifs de l’époque se partageaient en quatre courants, zélotes résistants violents, esséniens à l’opposé, et entre eux sadducéens hostiles au messianisme et pharisiens qui vivaient dans l’attente du messie. C’est aux pharisiens que se rattachait Jésus, et ceux qu’il dénonce ne sont qu’une minorité d’entre eux. La généralisation de la condamnation n’aurait été faite qu’ultérieurement, les pharisiens orthodoxes défendant le judaïsme dans le monde gréco-romain et l’Église chrétienne naissante « cherchant à s’inféoder à Rome ». L’attaque de Giniewski n’est ici pas mauvaise, à la condition de rappeler que l’un des enseignements majeurs du Christ est la relativisation des prescriptions et la définition d’une éthique supérieure dont la source est la plus directe qui soit : la relation du Fils avec le Père.
Jésus « seulement » juif, enfin, là est le point essentiel et sur lequel nous pensons Paul Giniewski irrecevable. Que Jésus soit juif, c’est une évidence. Que cette évidence ait été gommée par l’enseignement public de l’Église en est une autre, en sorte que nombre de chrétiens, s’en avisant, sont étonnés de cette « découverte ». Là n’est pas le débat, que Paul Giniewski ouvre brutalement. Rien de nouveau pour les Juifs, affirme-t-il, dans l’enseignement de Jésus ; ce qui l’est, c’est la présentation qui en fut faite par les évangélistes et plus encore par Paul, premier des Juifs « assimilés ». Le refus de P. Giniewski va bien au-delà de la négation, attendue, de la divinité du Fils. Le retournement de la population juive, déçue au Golgotha, se renforce par la suite d’une déception doctrinale fondamentale. « Une doctrine qui découlait de la leur, mais qui n’était plus leur doctrine : une éthique portée à l’extrême mais détachée de l’existence ici-bas (la conduite du lys des champs, dit joliment P. Giniewski), négligeant les besoins et les conditions réelles de l’ordre social et de la vie nationale ». Cette critique (mais est-ce critique, est-ce louange ?) est la mieux fondée de toutes, qui fait de la foi chrétienne une foi trop pure pour être mise en pratique par le simple mortel. Elle nous est souvent opposée par les musulmans. Alors, pas d’accord possible ? Si, et Paul Giniewski le suggère, reprenant l’idée de Joseph Klausner : le judaïsme du Christ est un « judaïsme outré ».
Un mot enfin sur le peuple « déicide », accusation si lourde de conséquences. Elle est, bien sûr, injustifiée et, selon la doctrine de l’Église, ceux des Juifs qui ont rejeté le Christ l’on fait par « ignorance ». À l’inverse, bien aventurée est l’interprétation que donne l’auteur de la comparution de Jésus devant le sanhédrin. Selon lui les grands prêtres, par leurs questions sur la « royauté » de Jésus, ne cherchaient qu’à l’innocenter aux yeux des Romains. C’est en raison de l’obstination de Jésus que leurs bonnes intentions auraient échoué. Cette version est insoutenable : Jésus n’était pas un personnage politiquement redouté des Romains.
On se permettra enfin, car elle nous touche personnellement, de relever la violente attaque menée par Paul Giniewski contre Simone Weil (il ne s’agit pas, bien entendu, de notre ministre). Le titre du chapitre qui en traite reprend celui d’un livre qu’il lui a consacré : Simone Weil ou la haine de soi. La haine de soi est, pour Paul Giniewski, la grande tentation qui menace le Juif exilé en une société autre. Si haine il y a, c’est ici celle de l’auteur contre une Juive d’origine saisie par le Christ. Certes, celle-ci a eu, sur le peuple d’Israël, des mots très durs, dont une connaissance précise de la shoah l’eût sans doute détournée. Reste que ses écrits majeurs, L’enracinement ou La pesanteur et la grâce, sont, pour les affligés que nous sommes, d’un bien grand secours.
On trouvera enfin, à la page 58 du livre, un souhait surprenant : « Le repentir de la chrétienté peut-il faire l’économie d’un retour réel de l’Église au peuple juif ? ». Cher ami, il ne faut pas trop demander. ♦