L'Histoire française est tragique
L'Histoire française est tragique
Le lecteur prenant contact avec cet ouvrage est plutôt agréablement surpris de ne point découvrir une production hermétique derrière laquelle se profilerait « l’austère figure du professeur de droit drapé dans sa robe ». La première moitié du livre est en effet consacrée aux souvenirs d’une jeunesse algéroise heureuse, au sein d’une famille aimante et tolérante de culture protestante et sous le magistère d’enseignants pétris d’humanité. Le ton est allègre, restitue l’ambiance des rues Michelet et d’Isly, n’hésite pas devant les épithètes imagées ni les formules fleuries : « l’amour débordait de partout ».
Mais la guerre survient. Après le dramatique épisode de Mers-el-Kébir (jugé ici, de manière inattendue, sévèrement pour la Royale), puis le débarquement américain, si le territoire ne connaît ni l’occupation ni les bombardements stratégiques, il devient un temps le théâtre d’intrigues dignes des Borgia : querelle entre légalité et légitimité, élimination de Giraud, « indigne, ignoble… mascarade de justice » du procès Pucheu, assassinat de Darlan évoqué de façon lourde de sous-entendus… ; et finalement, volonté indéniable de torpiller toute velléité de « rapprochement à l’amiable entre le camp des traîtres qui ont cru devoir suivre le vieux maréchal et celui des archanges qui ont pressenti qu’il valait mieux accompagner l’homme de l’espoir ». Certes, « il est facile, cinquante ans après, de fustiger les uns et d’encenser les autres », mais il est aussi honnête de vérifier la validité de certaines images d’Épinal et de ne pas se détourner de quelques éclairages glauques.
Une seule décennie, et le drame succède au drame sur cette terre algérienne « derrière le paravent flatteur d’une victoire inespérée » (à laquelle l’armée d’Afrique a pris une si grande part) et après le signal d’alarme de Sétif. Entre-temps est lancée l’affaire d’Indochine par un pays qui entend « reprendre pied partout où avait flotté le drapeau ». À vrai dire, ce lointain conflit n’occupe qu’une place congrue et certains pourraient juger expéditifs les appréciations portées tant sur le bombardement d’Haiphong que sur le choix de l’« orgueilleux camp retranché de Diên Biên Phu ». La relation empreinte de passion et de chagrin de la tragédie algérienne retiendra plus l’attention : déclarations péremptoires, prononcées « avec emphase, certitude et arrogance » par nos politiques de tous bords ; poussée populaire du 13 mai « apparemment spontanée, mais en réalité savamment conduite et manipulée » ; ambiguïtés gaulliennes usant « du secret, de la ruse, voire du mensonge » ; putsch trop naïf et trop bien élevé pour réussir… le tout pour déboucher sur l’affreuse débandade d’un lamentable « troupeau vaincu par l’Histoire », sous le regard indifférent d’une population métropolitaine éprouvant un « lâche soulagement » et peu préoccupée par le sort des harkis. Revanche d’un mal aimé sur une collectivité naguère peu accueillante pour lui ? « Horrible pensée, à repousser avec effroi ! ».
Seconde surprise à mi-parcours. Le professeur remplace le chroniqueur, réendosse la robe, monte en chaire et invite à un tour d’horizon en trois volets : nos institutions, l’Europe, le nucléaire. Réticent – on l’aura compris – devant le comportement du de Gaulle aventurier, l’auteur devient admiratif devant l’homme d’État. Après avoir rendu hommage aux Républiques précédentes, tant décriées mais qui eurent leurs mérites dans des conjonctures difficiles, l’expert se montre plutôt favorable à la Ve, en présentant et commentant avec clarté les dispositions essentielles de la présente Constitution (les initiés reconnaîtront au passage quelques articles-phares familiers de la faune estudiantine). Plus particulièrement, il se félicite de la muselière mise à un « législatif irresponsable, bavard, versatile et aventureux », tout en s’interrogeant sur les limites du fameux « domaine réservé ». Il se livre à une « typologie des cohabitations », en espérant que le quinquennat évitera les scènes de ménage, balance quelques coups de patte assassins à un récent Président et avance in fine des possibilités d’amélioration, parmi lesquelles on relèvera un constat préoccupant à propos de la justice. Quant au Conseil constitutionnel, l’ancien membre ne peut mieux faire que d’en saluer l’équité et la discrétion. Il est d’ailleurs vrai que, lorsqu’on évoque cette noble et haute juridiction, ce n’est pas pour en critiquer le fonctionnement, mais bien pour tenter de multiplier les occasions de saisine.
La marche vers une Europe « cohérente et bien construite » fut arrêtée par le « double refus hollandais et français ». Le continent n’en est pas mort, reconnaît l’auteur, même si, en bon juriste et démocrate, il est bien obligé de prendre au sérieux le contenu des urnes. En l’occurrence, la transformation fatale d’un référendum en plébiscite à usage interne, la distribution d’un « texte illisible, monumental, ambigu, contradictoire » et sans doute aussi l’énervement du citoyen moyen face à une classe politico-médiatique auto-baptisée « élite dirigeante » expliquent à l’évidence bien des choses.
La plupart des lecteurs de cette revue découvriront forcément peu de révélations dans le chapitre consacré au nucléaire. Ils retrouveront toutefois avec intérêt la réaction du président Pompidou annonçant la fin du « nucléaire tactique » dont la dégelée annonçait régulièrement la fin des manœuvres de nos unités dans les années 1965, l’incertitude voulue sur la définition de nos intérêts vitaux, le passage de la formule du « faible au fort » à celle du « fort au fou », ainsi que la notion relativement récente de sanctuarisation élargie.
Une « histoire tragique » en effet, narrée avec bon sens et modération par un témoin de haut niveau, une invite à se pencher sur un siècle passé et à en tirer quelques pistes de réflexion en abordant le suivant. ♦