Oui à la Turquie
L’essai de Michel Rocard relance un débat éteint mais central pour l’avenir de l’Union européenne : la candidature de la Turquie. Fervent partisan de l’intégration turque, le député socialiste européen nous livre ici un vibrant plaidoyer pour une Europe élargie jusqu’à l’Anatolie : c’est un « oui » enthousiaste qui le guide tout au long des pages du livre.
Certes, Michel Rocard n’élude pas les difficultés politiques, idéologiques, historiques et économiques qui jalonnent la trajectoire turque jusqu’à Bruxelles. Après avoir rappelé brièvement dans les deux premiers chapitres l’histoire impériale et surtout républicaine des Turcs, il aborde les trois « sujets qui fâchent » en Turquie : l’abcès kurde, le tabou arménien et le casse-tête chypriote. Son analyse succincte mais honnête de ces trois dossiers épineux ne l’amène pourtant pas à conclure que la place de la Turquie est résolument en dehors de l’Union européenne, mais au contraire dans l’Europe communautaire. La mise à l’écart des Turcs par « l’Europe » ne ferait, selon lui, que renforcer les éléments anti-européens parmi eux.
En cas d’adhésion vers 2015, l’avantage démographique de la Turquie acquis grâce à la pondération des voix dans les institutions européennes n’inquiète pas Michel Rocard outre mesure. Non sans aplomb, il estime que la forte représentation des Turcs au Parlement européen n’amènerait pas nécessairement un « vote national turc », les votes s’effectuant souvent sur une ligne partisane et idéologique, et non sur une base nationale et surtout nationaliste. Les Turcs apporteraient à l’Union son économie en progrès constants et sa « laïcité », qui, le député ne l’ignore pas, correspond davantage à l’encadrement de l’islam sunnite par le pouvoir politique qu’à une véritable séparation de la religion d’avec l’État. Michel Rocard rejette donc l’idée d’un « partenariat spécial » avec la Turquie, qui, dans les faits, existe déjà depuis l’accord douanier de 1995. Selon lui, cette proposition froisse l’opinion publique en Turquie et indispose les intellectuels turcs les plus francophiles et les plus européistes.
Une idée-force de cet essai réside en effet dans l’affirmation d’une responsabilité européenne, et notamment française, dans la montée des sentiments nationalistes en Turquie. Si un nationalisme particulièrement martial, sur lequel Michel Rocard passe rapidement, sévit actuellement dans le pays, la faute en revient aux atermoiements et aux discriminations des Européens, comme l’initiative française de consultation référendaire en cas de nouvelle adhésion à l’Union européenne ; qui vise explicitement, selon le député européen, la candidature turque. Côté européen, il est vrai que crispation identitaire et hypocrisie dans les discours et les promesses ont légitimement fâché les europhiles d’Istanbul et d’Ankara. On ne saurait néanmoins passer sous silence les racines proprement locales du chauvinisme turc, liées en grande partie au réveil de mémoires concurrentes en Turquie. En France, il est toujours utile de rappeler que ce pays composite ne saurait se réduire aux universitaires libéraux francophones d’Istanbul.
Que l’histoire ottomane et turque soit intimement liée à celle de l’Europe et que les guerres d’hier ne doivent pas embrumer les esprits aujourd’hui ne fait aucun doute. Qu’un partenariat géostratégique et économique étroit avec les Turcs soit vital est une évidence. Qu’il faille en conclure que la place de la Turquie est nécessairement dans une Union européenne presque toujours divisée et affaiblie par un manque de solidarité est une induction lourde de conséquences pour les deux parties et qui s’appuie sur des faits capricieux, que Michel Rocard ne prend pas toujours en compte.
On eût aimé par exemple que l’ancien Premier ministre de François Mitterrand abordât la politique adoptée par Ankara au sein de l’Otan, plutôt proaméricaine et froidement européenne. Ainsi, Ankara a montré bien peu d’enthousiasme aux propositions françaises de bâtir un « pilier européen » de l’Otan. Pour les Turcs, l’appartenance à l’Alliance atlantique et les relations géostratégiques privilégiées avec Israël et les États-Unis les confortent dans leur face-à-face tendu avec les Européens et leur rivalité avec les Grecs en Méditerranée orientale. Que l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne érode l’axe Washington Tel-Aviv–Ankara et arrime les deux rives du Bosphore ne coule pas de source.
Le soutien américain à la candidature turque est d’ailleurs dénué d’ambiguïté. Dans son livre, Michel Rocard donne parfois la troublante impression de s’intéresser à la Turquie moins pour elle-même que comme moyen de dynamiser les 27, comme si l’adhésion turque pouvait pallier la désunion européenne. L’une des caractéristiques de la candidature turque est que, tout au contraire, elle divise nettement les Européens et ne concourt nullement à les unir.
Prenant acte de l’échec du projet européen fédéral, consommé avec l’entrée des Britanniques dans la Communauté européenne en 1973, l’ancien chef de la deuxième gauche se raccroche au mirage d’une « Europe puissance » dont il convient lui-même que l’évocation produit chez nos partenaires une incrédulité de plus en plus affichée. L’accomplissement fédéral de la construction européenne étant désormais impossible, il prône une UE de Dublin à Diyarbakir, dont les nouvelles limites seraient (entre autres) les frontières arménienne, iranienne, syrienne et irakienne. Michel Rocard ne s’aventure évidemment pas à définir ce que serait la politique extérieure de l’Union européenne avec la question kurde (toujours irrésolue en Turquie, en Syrie, en Iran, instable en Irak), le contentieux turco-arménien et le bourbier caucasien comme bornes géopolitiques.
Or l’un des enjeux vitaux de l’Union européenne est de parvenir, enfin, à définir une politique extérieure cohérente qui conditionne ses relations avec le reste du monde. L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne peut-elle y contribuer réellement ? Michel Rocard ne connaît que trop bien le dossier turc pour se risquer, dans son essai militant, à en évoquer les facettes (culte de la personnalité d’Atatürk, réislamisation de la société, sort des Kurdes, nationalisme intransigeant, rôle de l’armée, etc.) qui la rendent improbable. ♦