Histoire de la pensée arabe et islamique
Dominique Urvoy dit écrire pour le tout-venant. Ne le croyez qu’à demi. La transcription des caractères arabes fixe le niveau où il se situe. Elle est illisible pour qui ne maîtrise pas l’alphabet oriental. Le maîtriseriez-vous qu’il vous faudrait le prononcer et il vous sera de peu de secours de savoir que le ‘ayn est un dégueulando, le qâf un caquètement, et que les Arabes se nomment eux-mêmes « gens du dâd », cette lettre-là étant imprononçable par d’autres gosiers que le leur. Bref il vous faudra, pour suivre Urvoy en sa démarche, faire un petit effort, que nous avons la prétention de vous faciliter, ou de vous éviter.
Le plan du livre, chronologique, comporte 33 chapitres, ce qui simplifie la recherche, non la compréhension d’ensemble. Voyons voir… le jeu en vaut la chandelle. Chronologie oblige, au commencement est la langue arabe. C’est dans le dialecte des Bédouins de la jâhiliyya, barbarie antéislamique, que Dieu a choisi de parler aux hommes. Non Mahomet, Dieu Lui-même ! Dès lors il fallut s’en occuper de près, éviter le sacrilège des approximations, fixer la langue par une écriture précise, décrypter la grammaire divine, articuler les mots, les choyer comme des êtres précieux, révérer enfin cette superbe architecture, vérité et beauté inextricablement mêlées. De là, sans doute, que les Arabes furent de grands logiciens et honorèrent Aristote… ne retenant de lui que le plus ordinaire.
Il fallut pourtant plus d’un siècle – et les écrits de Saint Jean Damascène – pour que l’islam apparaisse pour autre chose qu’un mouvement social. On se prend à rêver que les Arabes eussent pu se faire juifs ou chrétiens. Impossible ! Juifs et chrétiens sont des faussaires, ils ont falsifié le message originel, celui d’Abraham le hanîf, que Mahomet est venu rétablir. Notre rêveur, déconfit, l’est doublement s’il est lui-même chrétien : les musulmans ne sauraient supporter « l’humiliation de Dieu », Dieu incarné et mort sur la croix. Le statut « humiliant » imposé aux chrétiens en terre d’islam, ils l’ont bien cherché !
Le lecteur naïf n’est pas bout de ses surprises. Sans doute sera-t-il frappé par la liberté de ton dont usaient les musulmans des tout premiers siècles et par la subtilité de leurs controverses : déterminisme ou libre arbitre, la foi et les œuvres, l’âme et sa juste rétribution, le monde et son ailleurs, avant-temps et outre-espace. Avançant dans sa lecture, sautant par-dessus quelques mouvements éphémères, notre ami lecteur évitera de s’embarrasser dans les nuances qui séparent kalâm, mu‘tazilisme et falsafa, pour admirer tout simplement, sous ces trois appellations, la vigueur du courant rationaliste, encouragé un temps par les califes de Bagdad. Voici les Grecs, et Aristote. On constatera, sans vouloir relancer la querelle Gouguenheim (1), le rôle éminent des Arabes chrétiens dans la transmission du « savoir étranger » puis, par l’Espagne andalouse, son retour en notre Moyen Âge, dont témoignent les pittoresques latinisations des grands noms de la culture arabe, Alkindus, Algazel, Alfarabius, Rhazès, Avicenne qui parlait de « ces nigauds de chrétiens », Averroès enfin. Le destin de ce dernier est singulier : très vite oublié en pays d’islam, c’est l’Occident qui fit la réputation d’Ibn Rushd. On ne manquera pas de relever aussi ce qu’on doit à Al-Khwarizmi (800-863), l’algèbre (al jabr : la réduction), l’usage du zéro et l’algorithme, mot dérivé de son nom.
Tout cela est bel et bon, mais n’eut qu’un temps et on reprochera à l’auteur d’avoir un peu noyé le poisson : le poisson, c’est l’arrêt de l’effervescence intellectuelle, quelque bornée qu’ait été celle-ci par l’obsession religieuse. La scolastique en eut raison aux Xe et XIe siècle et Ibn Taymiyya, dont se réclament les furieux d’aujourd’hui, écrivit en son temps une Réfutation des logiciens. Urvoy expose bien ce catastrophique abandon, mais sans le rattacher précisément, comme le font nombre de ses confrères, à la fixation des quatre « voies » orthodoxes et à la quasi-interdiction faite au croyant ordinaire de rechercher sa propre vérité. C’est pourtant de cette interdiction que résulte la torpeur tatillonne qui s’est, dès lors, abattue sur l’islam.
La torpeur est-elle en train de se dissiper ? c’est ce qu’on espère, c’est ce qu’on dit. Le « défi occidental » est à l’origine de ce réveil timide, qui fait l’objet des trois derniers chapitres. Deux titres arabes donnent le ton, l’un déjà ancien, Pourquoi les Musulmans sont-ils en retard alors que les autres sont en avance ?, l’autre récent et plus pathétique, Le livre du musulman désemparé pour entrer dans le troisième millénaire. On connaît les réponses données au défi. Les unes sont violentes, mort programmée de l’islam. Les autres sont prometteuses, émergence d’un néomu‘tazilisme. Ici l’auteur se montre pessimiste. Verdict final : « La pensée arabe est toujours dirigée vers le dehors : par elle-même, elle ne connaît pas le tragique ». ♦
(1) Aristote au Mont Saint Michel, voir Défense nationale et sécurité collective, janvier 2009. Gouguenheim y fait plusieurs fois référence au livre de Urvoy, paru plus d’un an avant le sien.