Refaire l'Europe, le vieux et le neuf
Refaire l'Europe, le vieux et le neuf
Le père Henri Madelin, de la Compagnie de Jésus, appartient à la longue lignée des hommes d’Église penseurs, prêcheurs et acteurs de la scène publique et politique, tant française qu’européenne. L’Europe est, par essence, l’enjeu majeur des années à venir et les chrétiens, catholiques et orthodoxes, y ont une responsabilité majeure dans son devenir. L’auteur, spécialiste reconnu qui enseigne notamment à Sciences-Po depuis 1971, et qui a été rédacteur en chef de la revue Études, s’interroge, nous interroge sur le projet européen sous un angle original, celui du chrétien espérant en une Europe vecteur de paix et de progrès.
Cette Europe est au cœur du débat politique. Or, cette Europe est en crise. Tout d’abord, des questions existentielles minent son développement. On l’a vu à l’occasion des discussions sur le projet de constitution avortée avec l’épineuse question des racines de l’Europe. On l’a commenté abondamment à l’occasion des référendums et du « non » français, hollandais et plus récemment irlandais sur le Traité de Lisbonne. On en a fortement débattu et en particulier sur le problème non tranché des limites de l’Union européenne avec la délicate et douloureuse interrogation sur la Turquie.
Pour Henri Madelin, il n’y a aucun doute, l’Union européenne vit pleinement dans l’héritage judéo-chrétien, même si certains voudraient le nier, mais il est indispensable aussi de s’interroger sur ses frontières afin de pouvoir préparer plus sereinement son avenir. Enfin, sans une Europe forte et volontaire, il n’y a pas de futur crédible.
Dans une longue et rigoureuse introduction, le Père Madelin revient sur la reconstruction du projet européen après les deux guerres mondiales. Cette reconstruction est ainsi directement issue du courant politique démocratechrétien de Monnet, Schuman, Adenauer et de Gasperi lesquels ont su surmonter les obstacles et les ressentiments pour lancer la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis la CEE.
Or, la chute du mur de Berlin en novembre 1989, puis les attentats du 11 septembre 2001, ont remis en cause cette démarche de progrès et de paix avec notamment le réveil des nationalismes intolérants dans les Balkans et la crise de l’islam radical. Simultanément, l’Europe s’est mise à douter d’elle-même. Elle s’est enfoncée dans une crise non seulement institutionnelle mais surtout dans une crise morale et éthique et a perdu la lisibilité politique qui en avait constitué le moteur de son développement depuis les années 1950.
Or, l’Union européenne, avant d’être une zone de libre-échange, ou un espace de circulation et de normalisation comme le montre Zaiki Laidi, est d’abord un ensemble de valeurs qu’il convient de revitaliser et de remettre dans une perspective historique large.
Dans une première partie, Henri Madelin insiste sur la prégnance des héritages. Ainsi, nos sources spirituelles et culturelles sont issues directement du judéo-christianisme et de l’Antiquité gréco-latine. Le refuser aujourd’hui, au nom d’une certaine vision de la laïcité, est une erreur, voire une tromperie. D’autre part, toute l’évolution de l’espace européen au cours des siècles passés est liée à l’importance accordée à la raison, cœur de la démarche philosophique, des Pères de l’Église à la Renaissance, en y incluant Aristote et saint Thomas, comme l’a rappelé récemment le Pape Benoît XVI lors de son discours aux Bernardins. La Renaissance, en introduisant la notion de centralité de la personne a également façonné notre approche actuelle de l’individu et de sa relation avec la société.
Cette place accordée à la raison se retrouve tout au cours du XXe siècle dans le rôle que les Papes se sont octroyé au sein de l’Europe continent avec une vision de plus en plus politique d’une Europe qui doit rapprocher les peuples et créer les conditions nécessaires à la réconciliation. La papauté a su prendre en compte, à la fois le naufrage spirituel et éthique des deux guerres mondiales, issues, il ne faut pas l’oublier, de l’incapacité des Européens à vivre ensemble ; et l’élargissement de la vision de l’Église au-delà de l’Europe, dans une dimension désormais mondiale et universelle.
Dans une seconde partie, l’auteur se questionne sur le présent. Certes, l’unification européenne est en marche et se traduit par des réalisations concrètes tangibles. Elle est nécessaire mais elle est vécue comme une crise ou comme un mal nécessaire par des opinions publiques désormais eurosceptiques. L’année 2009 avec les élections au Parlement européen de Strasbourg doit pourtant permettre de relancer le débat sur la nature de l’Europe avec le choix entre une Europe puissance ou une Europe puissante pour reprendre la notion développée par Robert Kagan de hard et de soft power. Les États-Unis sont ainsi une hard power tandis que l’Europe serait une soft power plus soucieuse de normes et d’arbitrage que d’utilisation de sa force militaire, laquelle est d’ailleurs trop faible pour être crédible. Il faut ici souligner que l’identité européenne de défense et de sécurité n’existe pas vraiment car la sécurité des Européens, c’est d’abord la responsabilité de l’Otan, malgré les velléités d’une certaine autonomie européenne.
Dans ce débat, qui n’est pas que théorique, les Églises ont place car elles peuvent et doivent donner du sens au projet européen, notamment dans sa relation au fait religieux, revendiqué par certains, et à la laïcité exigée par d’autres.
Enfin, dans une troisième partie, le père Madelin expose les incertitudes du futur et les interrogations qu’il importera de lever. Ainsi, le débat est ouvert sur les frontières et l’élargissement. Le débat ne peut être éludé, d’autant plus qu’un certain euroscepticisme a bien été provoqué par l’accroissement très rapide du nombre des pays membres de l’UE (de 15 à 27 en quelques années). Il ne faut pas non plus oublier les frontières intérieures « invisibles » que constituent les différences de niveau de vie, les ségrégations régionales liées aux minorités ethniques, en particulier dans les nouveaux membres issus du défunt pacte de Varsovie, la déchéance des industries lourdes dans certaines régions, l’explosion urbaine avec ses ghettos, etc.
Si le modèle « libre-marché » l’emporte, ce sera alors une Europe sans puissance et sans objectif politique, qui fera la part belle aux intérêts trop souvent égoïstes des États-Unis et du Royaume-Uni, dans un système où seules l’économie et la rentabilité primeraient au détriment de la société. Ce ne serait pas un progrès de civilisation et l’actuelle crise financière en est la dramatique illustration.
De plus, d’autres élargissements seraient de nature à affaiblir encore plus le projet européen. La Russie est un trop gros « morceau » démographique, de même que la Turquie. L’adhésion de cette dernière déséquilibrerait profondément l’UE sans pour autant être bénéfique. Cela ne signifie pas pour autant que l’Europe ne serait qu’un club de pays chrétiens refusant à un pays musulman d’y accéder. Car l’islam est déjà une réalité de l’UE. Nul ne peut ignorer que la religion musulmane est la deuxième par sa pratique au sein du « vieux continent ». Cela ne signifie pas aussi le rejet définitif de la Turquie. Il faudra du temps et de nombreuses réformes. C’est exactement la même problématique pour l’Ukraine. Il serait alors utile de réfléchir à un statut d’associé qui permettrait d’ouvrir un espace commun à ces pays. L’Union pour la Méditerranée pourrait en être un des aspects. Il faut ainsi être réaliste et reconsidérer la capacité d’intégration de l’Union ; élargissement versus approfondissement.
Une autre perspective doit également guider le futur de l’Union. C’est concrètement la crise de l’énergie. La diminution des ressources du pétrole, le réchauffement climatique et la lutte contre l’effet de serre sont autant d’enjeux qui doivent mobiliser les Européens. La démarche chrétienne avec la notion de solidarité et de partage peut et doit être au cœur de ce projet. La diminution de notre dépendance énergétique, associée à une démarche moins consumériste de la population, est un objectif par nature commun et qui doit s’appuyer sur une éthique pour laquelle l’Église a un vrai message.
En fait, l’Europe a définitivement tourné le dos au culte de la souveraineté sans partage et qui a tant fait de mal. L’Europe, comme ne l’ont cessé de rappeler Jean-Paul II puis Benoît XVI, offre au monde une part d’humanité dans laquelle la dignité humaine peut se réaliser. De ce fait, les religions, et tout particulièrement, sur le « vieux continent », le Christianisme, peuvent et doivent être au service du projet européen, à condition qu’il ne renie pas les valeurs qui l’ont fondé, la paix, la tolérance et la réconciliation. Dès lors, l’Europe est une ambition légitime. ♦