Périple en Turquie chrétienne
Cet ouvrage tout en nuances, mysticisme et délicatesse contraste avec le Oui à la Turquie (1) de Michel Rocard, paru voici quelques mois : le plaidoyer flamboyant de l’homme d’État survolant l’Histoire est ici tempéré par le scepticisme en demi-teintes du jeune humaniste trébuchant sur les chemins poussiéreux d’Asie mineure.
Cependant, que l’on ne s’y trompe pas : ces deux livres témoignent d’un amour inconditionnel des civilisations anatoliennes. Mais, alors que le vieux routier plane au-dessus de la grande politique, le nouveau venu bute sur chaque aspérité du paysage, depuis les vieux quartiers charmants d’Istanboul ou de Smyrne (Izmir) jusqu’aux solitudes, tour à tour arméniennes et araméennes, d’Ani ou du Tur Abdine, « l’Athos de l’Orient ». Car, titre oblige, ces « aspérités » sont, assez souvent, chrétiennes.
On redécouvre ainsi qu’à Antioche « les disciples, avant de prendre Pierre pour évêque, furent pour la première fois appelés chrétiens ». De ce port à la steppe des Galates (région d’Ankara), on suit les tribulations inspirées de Paul. À Hiérapolis (alias Pamukkalé), Philippe marche au martyre. Jean repose près d’Éphèse. Sur les confins du plateau anatolien naissent les premiers royaumes chrétiens : à Édesse dès la fin du IIIe siècle, en Arménie puis en Géorgie au début du IVe. C’est alors que l’empereur Constantin crée sur les rives du Bosphore sa capitale Constantinople, déjà rivale chrétienne de Rome. En 325, un concile convoqué à son initiative à Nicée (Iznik) définit les fondements de la foi. En 787 un autre concile de Nicée met fin à la première crise iconoclaste du monde chrétien. En 1054 enfin, à Byzance-Constantinople, éclate le grand schisme d’Orient et l’Anatolie deviendra, tout autant que la Palestine, le champ clos des Croisades. Orthodoxe, syriaque ou arménien, le christianisme n’en perdure pas moins sous la marée turque et musulmane au point qu’à la chute de l’empire Mustapha Kemal se trouve confronté à une moitié de population chrétienne.
Quel pays peut se targuer d’un tel passé chrétien ? Et, pourtant, qu’en reste-t-il au bout d’un XXe siècle niveleur ? Sébastien de Courtois, avec élégance, retenue, mais aussi avec de cocasses fantaisies de plume, excelle dans l’évocation poignante des vestiges. Temples et thermes de l’antiquité, églises et monastères orthodoxes, cathédrales et fresques byzantines, tombeaux et majoliques de l’islam, surgissent au bout des sentiers, toujours superbes, souvent dévastés, rongés par un maquis odorant, baignés d’une lumière qui semble émaner d’eux et rayonne sur leur écrin de mer, de steppe ou de montagne. On voudrait encore prier avec les derniers moines du Tur Abdine, écouter Syméon le stylite prêcher du haut de sa colonne, suivre Grégoire l’illuminateur jusqu’en Arménie… Mais l’Histoire ramène fatalement aux massacres de 1915, à la tragédie sanglante de Smyrne en 1922. Par bonheur, l’auteur ne fait qu’effleurer ces sujets de discorde. Il n’insiste qu’à propos de l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink : on le regretterait presque ! Pourtant, comme le dit avec justesse Sébastien, ne faut-il pas « plonger ses mains dans le cambouis de l’Histoire… et passer par la violence pour découvrir la sérénité ? ». Une sérénité et une volonté de pardon qui imprègnent tout ce Périple en Turquie chrétienne. ♦
(1) Hachette, 2008. Cf. Défense nationale et sécurité collective, février 2009, recension de Philippe Boulanger.