Le dérèglement du monde
Dans Le dérèglement du monde, son dernier ouvrage paru en mars 2009, Amin Maalouf tire la sonnette d’alarme. Le monde dans lequel nous vivons est à la dérive. Tel un radeau malmené par la tempête, il risque fort de chavirer si les hommes ne réagissent pas. Face aux périls – identitaires, économique et financier, climatique, etc. – qui menacent l’humanité, l’auteur pose la question de savoir si cette dernière n’a pas atteint son « seuil d’incompétence morale ».
Éperdument amoureux de la modernité et du progrès, Amin Maalouf propose de trouver ce qui pourrait réunir les hommes à l’avenir, son idéal étant de bâtir une civilisation commune, universelle et respectueuse de l’infinie diversité de l’espèce humaine. À la fois d’Orient et d’Occident, il nous offre une réflexion toute en nuances, qui s’attache à démanteler une à une les illusions propres à notre siècle.
La première de ces illusions semble être la « victoire trompeuse » du capitalisme après la guerre froide. En effet, Amin Maalouf lève le voile en posant le paradoxe suivant : le communisme, qui croyait en son temps combattre le capitalisme, n’a fait que retarder le déclin de ce dernier. Ainsi, la position hégémonique dans laquelle s’est retrouvée l’Amérique durant la décennie 1990 n’a été qu’une demi-victoire : « L’Occident a gagné, il a imposé son modèle ; mais par sa victoire même, il a perdu » (p. 41). À partir de ce constat quelque peu déroutant, Amin Maalouf décrit l’érosion de la relation entre le monde arabo-musulman et l’Occident, qui souffre d’un grave problème de confiance et d’incompréhension mutuelle. Selon lui, l’invention du soft power n’a pas empêché l’Occident d’exercer une forte pression sur ses pays « vassaux » et de recourir de manière systématique aux armes, ce qui expliquerait en grande partie pourquoi la suzeraineté états-unienne est aujourd’hui si mal acceptée. Ainsi, accuser l’Occident d’avoir voulu exporter ses valeurs – la démocratie – par la force est une erreur. En revanche, ce qui peut lui être reproché, c’est de n’avoir pas respecté ses propres valeurs dans ses relations avec les autres pays.
Dès lors, la question de la légitimité – tant de l’Orient que de l’Occident – apparaît cruciale et fait l’objet du second chapitre dans lequel Amin Maalouf passe en revue les « légitimités égarées » dont souffrent de nombreux pays. Il opère tout d’abord un retour sur les différentes crises de légitimité que certains peuples ont pu connaître dans le passé en faisant notamment référence aux querelles dynastiques au sein de l’islam et théologiques au sein de l’empire romain. Il insiste également sur le fait que les États-Unis contrôlent aujourd’hui le monde de façon bien plus effective que les empires jadis, ce qui constitue un véritable déficit démocratique global si l’on tient compte de l’importance que représente l’élection présidentielle américaine pour l’ensemble des habitants de la planète. De cette réflexion que naît la notion centrale de légitimité « lanterne » à laquelle l’auteur ajoute celles de légitimité « patriotique » et de légitimité « combattante » que l’exemple nassérien illustre parfaitement. En effet, en revenant sur l’apogée puis sur la chute du rêve panarabe incarné par le raïs, l’auteur explique l’impasse intellectuelle et politique dans laquelle se trouvent certains pays arabes. Cependant, l’échec de cette idéologie en même temps que celle du communisme n’a pas pour autant réglé le problème du manque de légitimité des gouvernants, bien au contraire. Enfin, l’auteur souligne l’idée que ce dilemme des légitimités égarées vaut aussi pour l’Occident et les États-Unis tout particulièrement, qui sont censés assurer la gestion du monde. La débâcle que l’armée américaine connaît actuellement en Irak en est un exemple.
Dans ce contexte déréglé, Amin Maalouf affirme qu’il faut nous défaire de nos « certitudes imaginaires ». À cet égard, il s’agit moins de retrouver nos anciens repères que d’en inventer de nouveaux. C’est tout le propos du troisième et dernier chapitre de l’ouvrage qui apporte quelques pistes de réflexion pour sortir de cette crise « par le haut ». Dans cette perspective, l’auteur plaide en faveur de l’adoption d’une échelle de valeurs fondée sur la primauté de la culture, qui instaurerait une relation d’échanges permanents entre les hommes. Il propose également de se détacher de la vision huntingtonienne de l’affrontement des civilisations en prônant des solidarités d’un genre nouveau et en balayant nos préjugés. Ainsi, la « tragédie » qui affecte le monde musulman ne résulterait pas selon lui du fait que la religion a empiété sur la politique mais précisément l’inverse : la prédominance du politique en terre musulmane a conduit à la diffusion du religieux dans le corps social de manière incontrôlée. C’est pourquoi Amin Maalouf regrette qu’il n’existe pas de clergé en Islam. Enfin, lutter contre « l’esprit d’apartheid » et les dérives communautaires constitue un autre dossier urgent. Il s’agit pour les sociétés occidentales d’intégrer les immigrés et de leur donner toute la place qui leur revient. Le « sursaut » doit s’opérer maintenant et ne doit pas être reporté au lendemain car de nombreux périls menacent l’humanité, à commencer par le défi du réchauffement climatique.
Ainsi, le pari pascalien lancé par Amin Maalouf concernant la manière dont nous devons organiser la riposte face à la dérive du monde vise en fin de compte à nous extirper d’une « trop longue Préhistoire ». Dans son épilogue, Amin Maalouf pose une question intéressante : serions-nous en train de payer notre « témérité prométhéenne » ? En effet, si l’aventure humaine est jalonnée par des événements à la fois effrayants et formidables, rien n’indique que nous nous condamnons à notre propre extinction. L’humanité demeure guidée par la « tentation du sommet » qui nous pousse inlassablement à la métamorphose, le but étant de tracer un chemin praticable pour les générations futures. Et les signes d’amélioration ne manquent pas, comme en témoigne la récente élection de Barack Obama à la présidence américaine qui pourrait préfigurer ce que sera demain, une humanité réconciliée. ♦