Histoire de l'Armée de l'air
Devinette à tiroirs. Quelle est la fringante septuagénaire engendrée de l’union improbable de l’aigle et du canon :
– qui s’est couverte de gloire avant même d’exister ;
– qui est née trop tard dans une France trop vieille pour pouvoir s’opposer efficacement à la poussée nazie ;
– qui s’est battue de manière schizophrène, entre 1940 et 1945, dans tous les camps et sur tous les fronts, y compris contre elle-même ;
– qui a trouvé au fond d’elle-même la ressource d’unifier ses tendances antagonistes pour sortir glorieuse de la guerre planétaire dans le camp des vainqueurs ;
– qui s’est engagée dignement en Indochine, en Algérie et aux côtés de ses alliés dans les épreuves de force de la guerre froide, notamment pour ravitailler Berlin Ouest ;
– qui s’est enfin vue confier les deux premières composantes de la triade nucléaire avant d’aborder l’âge de la maturité dans un environnement mondialisé ?
L’Armée de l’air française, bien sûr, qui souffle ses soixante-quinze bougies cette année dans le vent des hélices et la poussée des réacteurs !
Qui, mieux que Patrick Facon, pouvait peindre le visage changeant de cette institution ? Le général Stéphane Abrial ne s’est pas trompé en confiant à cet historien rigoureux cette délicate mission de portraitiste. Au terme d’une année de labeur, l’auteur nous livre une fresque décrivant l’envol des ailes françaises des origines à nos jours qui fera date en matière d’histoire militaire.
Tout peintre choisit son éclairage, celui de Patrick Facon est institutionnel.
Remontant à la vie intra-utérine de son héroïne, il montre comment ce qui demeurait encore un sport dans l’esprit des commandants d’armée en 1914 (1) s’est imposé comme une composante de la guerre moderne en portant le combat dans la troisième dimension. Il explique surtout comment les aviateurs ont dû ferrailler contre leurs frères d’armes pour gagner leur place institutionnelle au soleil par un décret en date du premier avril 1933, quinze années exactement après leurs camarades britanniques de la Royal Air Force, également née sous le signe du poisson d’avril ! Mais acte de naissance n’est pas reconnaissance, ce que démontre l’auteur en rappelant que la grande majorité des moyens aériens se trouvait alors hors du contrôle de l’Armée de l’air.
Dès lors, les aviateurs en quête d’indépendance n’eurent de cesse de mener un double combat qui se poursuit de nos jours : celui de la doctrine et celui des moyens. Le livre de Patrick Facon retrace en détail ces luttes doctrinales proprement existentielles qui ont porté les ailes françaises à maturité. À titre d’exemple, il explique très bien comment la bataille de France était compromise à l’avance parce que les thèses des chefs de l’armée (2) ont prévalu en imposant l’émiettement des unités aériennes entre les différents corps pendant que la Wehrmacht et la Luftwaffe perfectionnaient la tactique gagnante du Blitzkrieg fondée sur l’association de grandes unités blindées et d’un appui aérien adéquat fourni efficacement par une Armée de l’air unifiée depuis 1935 sous la férule d’Hermann Göring.
Lors de la présentation de son ouvrage en présence du nouveau Chef d’état-major de l’Armée de l’air, le général Jean-Paul Palomeros, Patrick Facon a évoqué les six visages successifs des forces aériennes. Découvrez-les vous-même dans la lecture de ces pages d’histoire rédigées avec coeur. Car l’auteur nous fait revivre les querelles doctrinales incarnées par les acteurs qui portent des points de vue antagonistes. Ce sont le visionnaire Clément Ader, le général Hirshauer, les sénateurs d’Estournelles de Constant et Reymond, le mathématicien Painlevé et même le futur président Poincaré qui se lèvent déjà, avant la Grande Guerre, pour décrire les potentialités du fait aérien contre l’omnipotence du combat terrestre. Ce sont les Vauthier et Romeyer, douhétiens des années 1930 contre Alléhaut et Rougeron soutenus par Pétain. C’est encore, en 1946, la virulente contestation des néoduohétiens Chassin et Gérardot qui s’opposent ouvertement à l’autorité de Juin, pourtant Chef d’état-major de la défense nationale. L’histoire aérienne balbutie autour de la constance du débat doctrinal, proprement existentiel pour l’Armée de l’air.
À l’époque où le commanditaire de cet ouvrage se trouve être le premier officier général à la tête d’un commandement « suprême » de l’Otan, celui de la transformation ce qui est tout un symbole, quel sera le septième visage des forces aériennes françaises ?
Au moment où se met en place un Commandement interarmées de l’Espace souhaité par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, l’Armée de l’air verra-t-elle effectivement « ses compétences accrues dans la mise en œuvre des capacités spatiales » (3), pour agir dans ce qui est le prolongement naturel de l’air ? Bref, restera-t-elle cantonnée au milieu aérien ou deviendra-t-elle un jour l’Armée de l’air et de l’Espace ?
À toutes ces questions, l’avenir proche, qui est l’histoire d’après-demain, apportera ses réponses faites d’efforts constants consacrés par Chronos, mais aussi d’opportunités révélées par Kairos (4). Il reste à Patrick Facon, après avoir largué son remarquable pavé aérien sur objectif médiatique en temps et en heure, de continuer à digérer l’actualité pour la transformer en histoire authentique. J’appelle donc à la révision quinquennale de cet ouvrage de référence, la prochaine pouvant notamment intégrer un répertoire des noms propres qui serait une clé d’accès pratique pour les nombreux chercheurs et amis de l’Armée de l’air. Ceux-ci ne manqueront pas d’exhiber l’Histoire de l’Armée de l’air à la place d’honneur de leur bibliothèque entre l’Histoire de l’aviation de René Chambe (5) et le Traité de stratégie du professeur Hervé Coutau-Bégarie qui en est justement à son sixième visage (6). ♦
(1) Référence à une remarque de l’historien Georges Huisman citée p. 26 de l’Histoire de l’Armée de l’air.
(2) Il n’était pas nécessaire avant la Seconde Guerre mondiale de préciser « de terre » pour désigner la composante terrestre des armées.
(3) Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, p. 227.
(4) Kairos est le dieu grec de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse touffe de cheveux à l’avant d’une tête chauve à l’arrière ; il s’agissait de « saisir par les cheveux » lorsqu’il passait… toujours vite. Le Larousse encyclopédique le définit « comme une allégorie de l’occasion favorable souvent représentée sous forme d’un éphèbe aux talons et aux épaules ailés ». Plusieurs auteurs utilisent le mot kairos comme substantif pour désigner l’aptitude à saisir l’occasion opportune. Ce terme est utilisé en philosophie, en théologie, en psychologie et en pédagogie. On l’emploie aussi dans les sciences de l’administration. Référence : L’encyclopédie de l’Agora (http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Kairos).
(5) René Chambe, Histoire de l’aviation, Flammarion 1987.
(6) Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie (6e édition), Économica 2008.