La fusion en cours entre le CHEAr et l’IHEDN ne relève pas d’un simple mécano institutionnel : elle a des raisons profondes, qui tiennent à la relation intime entre politique de défense, art militaire et technologies de défense. L’auteur replace ici cette fusion dans une perspective plus large d’évolution des enjeux de défense et de sécurité.
Fusion CHEAr-IHEDN : au-delà des circonstances
La fusion qui surviendra officiellement le 1er janvier 2010 entre l’Institut des hautes études de défense nationale et le Centre des hautes études de l’armement n’est pas une simple péripétie technocratique. Elle intervient à la fin d’une longue (plusieurs décennies) existence séparée de ces organismes, comme pour marquer une espèce de repentir tardif : l’armement doit-il vivre sa vie séparément, ou du moins de manière distincte, de la défense en général et des armées en particulier ? Ou au contraire doit-il leur être parfaitement intégré ? La création du CHEAr en 1964 avait suscité les mêmes interrogations, à une époque où venait de se constituer la Délégation ministérielle pour l’armement (1961) et était déjà en route la fusion des corps d’ingénieurs militaires, qui serait effective en 1968. Cette nouvelle activité devait être consacrée au domaine de l’armement, pour le faire à la fois mieux connaître et davantage rayonner, et ouvrir ses acteurs à des perspectives nouvelles (économie, stratégie…). Fallait-il développer cette activité au sein de l’IHEDN, ou en faire une entité distincte ? C’est Pierre Messmer, alors ministre de la Défense, qui avait tranché : le CHEAr serait distinct de l’IHEDN, et placé au sein de la DMA, elle-même très autonome à l’égard des armées.
Au-delà des circonstances particulières, la fusion décidée par le président de la République sur la proposition de la commission présidée par Alain Bauer nous semble signifier deux choses, qu’il était peut-être devenu utile de rappeler : l’armement est une matière importante, et il ne peut s’approcher convenablement qu’au sein d’une perspective plus vaste de défense et de sécurité.
L’armement, qui emporte du reste avec lui, du fait de la structure de nos budgets de défense, entre le tiers et la moitié en volume de l’« économie de défense », est une matière importante. Nous ne reviendrons pas ici en détail sur la polémique amicale qui nous oppose à ceux qui voudraient, contre toute évidence historique, n’y voir qu’une affaire subalterne : on pourra par exemple se reporter à notre article : « Défense de la technologie » (1). Nous en rappellerons seulement quelques points importants : sans une juste mesure de la dimension technologique, la « dialectique des volontés » tourne vite au choc des archaïsmes. Notre pays, comme d’autres, l’a trop souvent mesuré à ses dépens : n’en déplaise aux tenants de la primauté absolue de l’approche politique idéalisée, en quelque sorte débarrassée des contingences, la dimension technologique conditionne et prescrit le cadre de l’affrontement des volontés. Qu’on le veuille ou non, la technologie précède, l’art militaire s’adapte (ou échoue…).
Du reste, il suffit d’observer quelles sont les puissances qui comptent militairement dans le monde aujourd’hui : ce sont toutes, sans exception, des puissances dotées d’une solide base technologique et industrielle de défense. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que d’autres acteurs, par exemple irréguliers ou asymétriques, ne puissent, sans disposer de telles bases technologiques, faire valoir efficacement leurs intérêts. Mais il reste que le monde stratégique se divise clairement entre les have et les have not, cette division impliquant d’ailleurs une division du travail associée à une division des responsabilités internationales. Ainsi que le rappelait le président de la République devant la dernière conférence des ambassadeurs : « Tous les États en Europe sont égaux en droit, mais ils ne le sont pas en devoirs. Quand une crise éclate et qu’il faut trouver une solution, les devoirs de la France et de l’Allemagne (2) sont plus grands que ceux d’autres pays parce que la France et l’Allemagne, ce sont les deux plus grands pays de l’Union européenne ». De cette « grandeur », de cette hiérarchie des puissances telle qu’elle se recompose en ce début de XXIe siècle, la capacité technologique de défense reste un élément important : il vient toujours, dans les relations internationales, un moment où la fameuse question de Staline : « Combien de divisions ? », certes à revisiter pour la mettre au goût du jour : « Puissance nucléaire ? Quelle capacité de connaissance ? Quelle capacité de projection ? etc. », prend tout son intérêt.
Qu’on n’aille pas se méprendre : le plaidoyer qui précède en faveur de la technologie de défense ne veut certes pas signifier que la technologie serait une fin en soi. La technologie n’est pas subordonnée à l’art militaire, mais elle n’en reçoit pas moins sa raison d’être : mis à part la technologie nucléaire, dont on voit qu’elle a pu se développer, et c’est assez heureux, en quelque sorte indépendamment d’un art militaire proprement dit, la technologie de défense ne déploie ses potentialités que mise au service d’une pensée stratégique avisée.
Il est donc légitime et, de notre point de vue, indispensable, de bien saisir en même temps — sans querelle inutile de préséance — l’ensemble des questions de technologie, de stratégie et de doctrine : tel me semble être le sens profond de la fusion que nous allons opérer entre l’IHEDN, auquel est lui-même étroitement associé le Centre des hautes études militaires (Chem), et le CHEAr.
La question ne se limite d’ailleurs pas à l’art strictement militaire. Les réflexions du Livre blanc de 2008 ont bien établi l’existence d’un continuum (sans qu’il soit pour autant un mélange) entre les préoccupations de défense militaire et de sécurité nationale. S’il reste politiquement indispensable de bien distinguer entre les actions de sécurité sur le territoire national et les actions militaires au-delà (d’abord parce que ce n’est définitivement pas le même métier, et ensuite parce qu’on sait ce qu’il advient des régimes qui confondent trop facilement ces deux genres…), les technologies, elles, ne connaissent plus cette sorte de barrière. Sur une bonne partie de leurs champs, technologies de défense et technologies de sécurité sont désormais indissociables. Les économies associées, aussi. En recevant l’apport de l’armement, l’IHEDN n’en sera que plus à même d’explorer ces nouveaux liens qui doivent unir défense et sécurité. Puissent, à tous ces titres, tous les auditeurs du futur institut tirer tous les fruits du rapprochement ! ♦
(1) À paraître prochainement dans la Revue internationale et stratégique de l’Iris.
(2) À qui le Président eût pu sans inconvénient ajouter le Royaume-Uni.