Guerre et manœuvre
Sous la direction de Christian Malis, une série d’auteurs, militaires et civils, nous livrent leurs réflexions sur la guerre et la manœuvre. Elles augurent bien de l’amorce d’un renouveau de la pensée doctrinale des affaires militaires, après un demi-siècle de « gel nucléaire » et d’effacement volontaire ou subit des officiers de tous les cercles de réflexions. Les temps semblent évoluer vers une plus grande liberté de ton et de pensée dont nos armées professionnelles, engagées sur des théâtres multiples et divers, ont le plus besoin.
Les deux premières parties de l’ouvrage font le point sur l’historique de la tradition française et des approches étrangères du concept de manœuvre. Le lecteur pourra y faire un choix de lecture à sa convenance. Il précisera sa connaissance de l’armée française en 1918 ou dans les années 50, de Sun Zi et la tradition chinoise, en passant par l’indémodable Clausewitz et l’école prussienne, américaine ou israélienne. Il y a la matière à satisfaire l’érudit et éclairer le professionnel.
La troisième partie s’attache à tracer quelques perspectives à venir.
Jean-Christophe Noël constate que le terme de manœuvre aérienne est absent des nouvelles doctrines françaises. Pourtant, l’aviation militaire a conquis successivement la dimension verticale puis la profondeur des théâtres d’opération durant la Seconde Guerre mondiale et sa maîtrise du temps s’affirme de plus en plus. Sur mer, Bruno Paulmier souligne que la manœuvre est intrinsèquement associée à l’art militaire naval. Son avenir passe par les progrès techniques et la modification éventuelle du statut des espaces maritimes. De leur côté, Pierre-Joseph Givre et Hervé de Courrèges nous livrent une excellente synthèse sur la combinaison souhaitable des terrains difficiles et des moyens dits lourds en s’appuyant sur de bons exemples qu’auraient pu compléter avec bonheur la prise de Singapour ou la percée des Ardennes.
Plus globalement Guy Hubin, dans ses réflexions sur la manœuvre aéroterrestre future, affirme que le principe de concentration des moyens n’est plus possible à mettre en œuvre sans dommages insupportables. L’éclatement et l’imbrication provoqueront un grand désordre apparent qu’il faudra pourtant maîtriser avec une séparation plus nette entre conception, conduite et exécution. Le combat symétrique devient diffusion, imbrication et destruction par le feu, sans le choc, toujours plus difficile à mettre en œuvre. La bataille d’anéantissement devenue très problématique et trop coûteuse laissera place à la conquête d’un « seuil tactique du compromis ». Quant à la manœuvre contre-asymétrique, elle reste classique et ferait une part belle au faible reliquat de statut militaire des gendarmes, qui n’en demandent peut-être pas tant. Benoît Durieux développe pour sa part une approche plus classique du combat symétrique. Plus que la connaissance de la situation ennemie, c’est celle des amis qui a fait des progrès déterminants dans un champ de bataille dont la grande complexité paralyse peu à peu l’action. Acter la première pour remédier à la seconde et organiser la résilience des dispositifs malgré les attaques contre les systèmes d’information et de commandement devient une nécessité opérationnelle. Le XVIIIe siècle a eu des problèmes de même nature qui ont été résolus grâce au principe divisionnaire.
Au-delà de l’excellente qualité de ce qui précède, le lecteur voudra bien se pencher attentivement sur la préface et l’introduction générale. À elles seules elles garantissent, si besoin était, le retour sur investissement.
Avec la guerre du Kippour (1973), le général Pierre Gallois nous brosse un exemple achevé de « grande manœuvre » politico-militaire. Ou l’art d’utiliser brillamment la force armée (des autres…) à des fins de haute stratégie. À faire apprendre par cœur à tout politique candidat à la conduite des armées, et plus généralement aux « stratèges » en complet veston qui prolifèrent autour du pouvoir.
Dans son introduction générale Michel Yakovleff pour sa part, souligne que le concept de manœuvre occidental est structurellement désavantagé par son inappétence au risque, qu’il s’acharne à réduire, qu’il rêve d’annuler. C’est le « risque zéro », le « principe de précaution », la chimère de la guerre méthodique, l’intoxication du tout technologique. Le brouillard ennemi ne sera pas dissipé, la dilution croissante des forces est une constante portée par l’accroissement quasi vertigineux des communications qui désagrège complètement « la ligne » et tous ses avatars. Restent la surprise qu’une visibilité totale n’annulera jamais, la remarquable continuité des cycles décisionnels que l’information de détail jusqu’au sommet rallonge plus qu’elle ne la raccourcit. Le brouillard bleu est affecté d’un facteur de friction croissant qui résulte d’une homogénéité subie de l’action supérieure jusqu’à celle du « caporal stratégique ». Or, il n’y a pas de concept de manœuvre qui vaille sans autonomie de manœuvre aux niveaux pertinents. Nos armées professionnalisées réclameront de plus en plus un processus de décision politique lui aussi professionnel. Il reste incohérent d’engager une opération militaire sans l’accompagner d’une opération civile. L’asymétrie pour sa part n’est pas une nouveauté de la guerre, mais une de ses caractéristiques sous jacentes, et la limite à notre performance dans ce domaine est éthique car la fin ne justifie jamais les moyens. Cette « petite guerre » trouvera des solutions hors du champ technologique. Il ne s’agit plus désormais de faire disparaître le chaos opérationnel, mais de s’y adapter pour parvenir à une meilleure paix.
Ainsi, comme toujours, le chef militaire devra développer sa flexibilité mentale, son inventivité, sa créativité, pour s’adapter au caractère éternellement polymorphe de la guerre. Cet ouvrage collectif y contribue.