Centre d'enseignement supérieur de la gendarmerie - Judiciarisation du théâtre d'opérations
La judiciarisation du théâtre d’opérations est un phénomène patent pour le militaire. Encore convient-il de distinguer d’emblée le juridique du judiciaire, distinction essentielle à faire, entre évolution du cadre juridique et évolution du rôle pris par le juge judiciaire pour mieux cerner le sujet.
Évolution du cadre juridique
Pour ne pas retracer toute l’histoire des coutumes et du droit de la guerre, on pourrait ne citer que l’acte fondateur de Henri Dunant qui crée en 1886 le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), et fait adopter la Première Convention de Genève sur la protection des blessés et des malades de guerre, posant ainsi les prémices d’un cadre juridique de la guerre, très enrichi depuis, par de multiples conventions. Il s’agit des corpus juridiques des conventions de La Haye sur la limitation des méthodes et moyens de guerre et des conventions de Genève sur la protection des blessés, naufragés, prisonniers et populations civiles. Elles fondent pour les unes le socle du droit des conflits armés et pour les secondes, le socle du droit humanitaire et constituent ensemble le droit de la guerre, Jus in bello.
Rôle pris par le juge judiciaire
Les procès de Nurenbenrg ont enclenché un phénomène mondial d’installation du juge pénal dans la poursuite, depuis lors réelle, des actes criminels commis par les belligérants. Ce droit est désormais pérennisé par l’établissement en 1998 de la Cour pénale internationale (CPI), entrée en vigueur en 2002, à la ratification du 60e État.
Il s’agit bien là d’une évolution majeure dans le droit international, voire dans les relations internationales, puisque la compétence de la Cour pénale internationale est étendue aux crimes d’agression entre États. C’est donc bien le droit d’entrer en guerre, Jus ad bellum, qui est objet du contrôle du juge et non du seul rapport de force entre États. Toutes ces notions justifient déjà à elles seules un programme d’enseignement académique.
Dans ce contexte, le rôle d’une justice internationale est de lutter contre les crimes de guerre en traduisant leurs auteurs devant des tribunaux. Elle est aussi de faire transposer les principes du droit international humanitaire en droit interne en amenant les États à faire ratifier les conventions internationales par leurs gouvernements et parlements et à en adopter les dispositions.
Le développement de ce phénomène était resté suspendu pendant la première moitié du XXe siècle tandis que s’imposait le concept de guerre totale théorisé par Clausewitz et pratiquée à outrance lors des deux guerres mondiales. On a pu en mesurer les limites avec les extrémités atteintes par la violence des destructions et la puissance des armements lors de la Seconde Guerre mondiale.
Évolutions de la nature de nos engagements dans des conflits
Mais dans le monde d’après 1945, la Charte des Nations unies a rendu la guerre illégitime, même pour « poursuivre la politique par d’autres moyens ». Les conflits ont donc changé de nature ainsi que le rôle de nos soldats et le métier des armes, du moins pour les armées des pays souscrivant à ce principe de ne plus mener de campagnes guerrières pour détruire un État rival, s’accaparer ses territoires et dominer ses populations. Nos armées ne connaissent donc d’engagement que pour rétablir la paix et l’ordre international troublé par un ou des belligérants ayant violé la Charte des Nations unies.
L’appellation de « Soldats de la paix » les assimile alors intuitivement au « gardien de la paix », au policier de l’international. De même, l’appellation des opérations dites de maintien de la paix, d’interposition, de stabilisation, d’assistance place de fait ces opérations dans un cadre juridique digne d’une opération de police internationale. C’est donc là aussi la justice et non le seul rapport de force qui règle la légitimité globale, la conduite des combats, et jusqu’aux actions individuelles du combattant.
Toute cette construction juridique et sa terminologie sont bien connues, des résolutions du Conseil de sécurité, aux mandats de l’ONU, au statut des Forces et jusqu’aux règles d’engagement qui encadrent désormais la légitimité juridique des engagements.
En France, l’attachement aux valeurs de « l’État de droit » de la « Patrie des droits de l’homme » est ancré dans l’opinion publique, tout autant que la conformité au droit international est inscrit à la Constitution. Nos armées intègrent donc bien ces notions de respect de la légalité internationale, dont les normes juridiques encadrent l’action des forces armées en opération.
Pour la Gendarmerie, force de police à statut militaire, instituée historiquement pour assurer le respect des lois et l’ordre à la suite des troupes, la connaissance du droit des conflits armés, va de pair avec son implication dans les missions de prévôté. Aux côtés des armées, elle peut être engagée sur le théâtre avec des compétences particulières dans le traitement de problèmes spécifiques au droit humanitaire, tels que des questions liées aux réfugiés, aux prisonniers, aux constatations de violations du droit international humanitaire, jusqu’à participer à des enquêtes sous l’égide de la CPI. Elle peut aussi intégrer les domaines du conseil juridique aux chefs militaires engagés dans les opérations.
En effet, dans le contexte actuel d’élargissement du spectre des missions confiées par la communauté internationale à une force de rétablissement de la paix, la CPI peut requérir des capacités judiciaires spécialisées. Une force armée telle que la Gendarmerie peut spécifiquement fournir cette capacité d’investigation, de recherche et d’interpellation de personnes poursuivies pour crimes de guerre.
La Gendarmerie peut aussi contribuer à la restauration de l’État de droit dans le retour vers la paix civile, en aidant à développer des capacités locales pour rétablir une administration de police, de maintien de l’ordre et de justice. C’est dans ce type de mission qu’est engagée la Gendarmerie nationale depuis novembre 2009 en Afghanistan, où elle participe à la formation et à l’entraînement de forces de police locales.
Quelles conséquences pour la formation des militaires ?
Toutes les expériences d’Opex qui nous sont relatées décrivent bien la prégnance des cadres juridiques et des exigences d’éthique qui doivent permettre de maîtriser la violence.
Au plan purement intellectuel, le droit des conflits armés pourrait paraître un paradoxe, un oxymore, tant les deux éléments du concept sont antinomiques. Le droit, comme ensemble de règles juridiques donne de la rationalité, du sens à l’action et les moyens de maîtriser la violence, alors que le conflit armé – la guerre – est de fait, une situation de violence illimitée. En réalité pour paradoxale ou utopique qu’elle puisse paraître, l’idée du droit des conflits armés est la continuation dans le temps de guerre de la dialectique de la justice et de la force posée par le philosophe Pascal : « …faire que la force soit juste et que la justice soit forte ».
Mais sur le plan pratique, c’est cette exigence de la communauté internationale qui pèse sur nos soldats : maîtriser la violence pour asseoir la paix. De même s’impose à tous les belligérants tenus de respecter les règles du droit des conflits armés, sous la claire menace de traduction devant des juridictions internationales en cas de commission de crimes de guerre.
Pour maîtriser son action en toutes circonstances, le militaire doit méditer ces problématiques dans le cadre d’un enseignement académique et de colloques interdisciplinaires les mêlant aux hommes politiques, aux diplomates, aux universitaires et aux juristes.
L’étude du droit des conflits armés et du droit humanitaire et le partage de cette culture entre acteurs du théâtre d’opérations sont donc précieux. Bien intégrés dans les esprits, dès les années de formation en école des jeunes officiers, ils permettent de mieux connaître les enjeux juridiques et de clarifier les rôles de la Délégation aux affaires juridiques (DAJ), du conseiller juridique du Commandant de force, de la prévôté, voire du procureur de la République et des magistrats près le Tribunal aux armées de Paris. Ils peuvent tous, selon leur fonction, avoir à s’impliquer dans la planification et la conduite d’opérations, voire, connaître des faits et événements survenus en opération (1). ♦
(1) Travaux à l’occasion du colloque « Responsabilité des militaires » sur la judiciarisation du théâtre d’opérations, Coëtquidan, 13 novembre 2009.