Asie centrale - Des accords énergétiques
Alors que les dirigeants d’Asie centrale se chamaillent, les grandes puissances s’efforcent d’accaparer les richesses de la région. Cependant, grâce à leur diplomatie « pluri-vectorielle », les chefs d’État locaux savent dorénavant faire jouer la concurrence. Cela s’est traduit, ces derniers mois, par des accords majeurs, notamment d’ordre énergétique, modifiant quelque peu l’équilibre géostratégique de la région.
Chamailleries
Le quotidien russe en ligne Vzgliad (1) s’est fait l’écho, le 10 décembre 2009, d’une conférence de presse pendant laquelle le président Rakhmon a non seulement revendiqué pour le Tadjikistan les villes de Samarcande et Boukhara, actuellement ouzbèkes, mais a aussi affirmé qu’à ce sujet, par deux fois, il en était venu aux mains avec Islam Karimov. « Cet homme combat tout ce qui est tadjik – a-t-il dit – ; il ne veut pas que notre pays se développe, il ferme les routes, coupe l’électricité au plus fort de l’hiver » (2). En vérité, Tachkent, pour s’opposer à la construction du barrage hydroélectrique de Rogoun, susceptible de porter atteinte à son approvisionnement en eau, freine aussi bien le transit vers le Tadjikistan du gaz turkmène que du fret. Douchanbé réplique en ralentissant l’approvisionnement ferroviaire du Ferghana ouzbek. Rien ne va plus entre Tadjiks et Ouzbeks qui ne perdent aucune occasion pour mener l’un contre l’autre une « guérilla du transit ».
Il n’est pas jusqu’à des pays ethniquement proches comme le Kirghizstan et le Kazakhstan qui n’étalent leurs désaccords. Ainsi Astana vient d’accuser les services spéciaux de Bichkek d’avoir assassiné à Almaty un journaliste de l’opposition kirghize. Entre chaque pays centre-asiatique la frontière demeure un lieu de trafics, de heurts, de tensions, notamment la frontière ouzbèke parfois minée.
Politiques pluri-vectorielles
Si tous les présidents centre-asiatiques excellent dans la diplomatie pluri-vectorielle, le grand maître en la matière demeure leur doyen, le Kazakh Noursoultan Nazarbayev.
• À Astana, cette politique qui consiste à maintenir un équilibre tout en faisant jouer la concurrence entre Pékin, Washington, Moscou, Bruxelles et les grands organismes internationaux, vient de favoriser, parmi ces derniers, l’OSCE. Le Kazakhstan, en effet, est le premier État eurasiatique anciennement communiste à présider, depuis le 1er janvier, l’organisation. Nazarbayev n’en a pas moins souligné (3) que son pays n’entendait pas instaurer la démocratie car ce serait un risque pour la société : « L’économie d’abord, la politique ensuite… Nous ne travaillons qu’avec ceux qui proposent des projets permettant de diversifier l’économie » (4). La Chine a ouvert la voie en signant en 2009 un accord « prêt contre pétrole » pour un montant encore inusité de 10 milliards de dollars. Le président Sarkozy, au cours de sa visite en octobre 2009, est allé dans le même sens en remportant l’attribution de 24 projets (gaz, pétrole, uranium) pour un montant de 6 Md$ largement avancés par la partie française. Enfin, l’Otan et les États-Unis ont obtenu, fin janvier, l’accord d’Astana pour le renforcement du « réseau logistique nord » (5) qui achemine du matériel non létal destiné à leurs troupes en Afghanistan.
• En trois semaines, le Turkménistan, qui détient la quatrième réserve mondiale de gaz, vient de confier ses exportations d’« or bleu » à la Chine, la Russie et l’Iran. Le 14 décembre, a été inauguré un gazoduc de construction chinoise qui, via l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, relie au Xinjiang un gisement turkmène. L’installation pourra fournir à la Chine jusqu’à 50 milliards de m3 par an, dont 30 turkmènes, 10 ouzbeks et 10 kazakhs. Le 21 décembre, les présidents Medvedev et Berdymukhammedov ont rétabli les livraisons turkmènes de gaz vers la Russie interrompues en avril : Achkhabad a promis un approvisionnement annuel de 30 milliards de m3 à Moscou. Enfin, le 6 janvier 2010, au grand dam des Américains, le président Ahmadinejad a ouvert un deuxième gazoduc reliant le Turkménistan à l’Iran. Il aura une capacité de 6 milliards de m3 pouvant être étendue à 12. Ainsi Téhéran, à partir de 2 gazoducs turkmènes, pourra bénéficier pour sa région nord de 20 milliards de m3 annuels.
• Le président kirghiz Bakiev est un autre virtuose de la diplomatie pluri-vectorielle. Le 3 février, une fois enregistrée la promesse par Moscou de 2 milliards de dollars de crédits, il consent à l’ouverture d’une deuxième base russe, cette fois au Sud de la Kirghizie (6) et enjoint aux Américains de fermer leur base de Bichkek-Manas. En avril, une fois les premiers dividendes russes touchés, il accepte une renégociation avec Washington. Finalement, le 14 juillet, alors qu’on ne parle plus de la nouvelle base russe, Manas devient un « centre de transit ». Mais ce changement d’étiquette coûtera, chaque année, 60 millions de dollars aux États-Unis : deux fois plus qu’avant.
• Le président tadjik Rakhmon n’est pas en reste. Le fait d’être un allié des États-Unis et de recevoir de la Chine une aide considérable pour la construction d’autoroutes, de tunnels et de lignes électriques, ne l’a pas empêché, en juillet, d’obtenir clés en mains de la Russie la centrale hydroélectrique Sangtuda 1. Qui plus est, malgré l’opposition américaine, il vient de décrocher, le 4 janvier 2010, la construction par l’Iran de deux centrales hydroélectriques et l’achèvement du tunnel d’Anzob (7).
• Islam Karimov, le 4 février 2009, s’est montré très réticent à la création d’une Force de réaction rapide au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Il n’a même pas assisté aux manœuvres de l’OTSC en octobre et tente un rapprochement avec les États-Unis. Il n’en n’a pas moins décidé, en fin d’année, d’accroître ses ventes de gaz à la Russie : Gazprom vient d’annoncer que ses achats en 2010 en Ouzbékistan atteindront 15,5 milliards de m3, soit la quasi-totalité des capacités d’exportation ouzbèkes (8).
En définitive, dans le très grand jeu en cours, la Chine, en 2009, semble avoir marqué le plus de points en assurant, à partir de l’Asie centrale, son avenir énergétique. L’Iran, derrière elle, a réussi une percée au Turkménistan comme au Tadjikistan. La Russie, de son côté, a limité les dégâts. Les États-Unis, malgré une amorce de rapprochement avec Tachkent, le rétablissement de la base de Manas et l’ouverture réussie du « réseau logistique Nord », ont perdu pour l’instant certaines positions, notamment à Achkhabad. ♦
(1) Article d’Andreï Reztchikov, 10 décembre 2009.
(2) Cf. Le président Ouzbek, natif de Samarcande, serait, au moins par sa mère, d’origine tadjike et aurait une garde rapprochée composée de mercenaires tadjiks.
(3) Interview d’Euronews, début 2010.
(4) Asia Times online, 29 décembre 2009.
(5) Ce couloir terrestre passe par la Russie, le Kazakhstan, puis par l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Le trafic, appelé à augmenter, est actuellement de 350 conteneurs par semaine.
(6) Une première base russe figure au nord du pays à Icant.
(7) Times of Central Asia, 6 janvier 2010.
(8) AFP, 28 décembre 2009.