Défense en France - Des Opex à la spécificité militaire
C’est certainement pour la dernière fois au cours de son « mandat » que le général d’armée Georgelin, chef d’état-major des armées, devait être auditionné par la Commission de la défense nationale et des forces armées le 9 février 2010. Il lui avait été demandé de faire le point sur les opérations extérieures dans lesquelles la France se trouvait actuellement engagée, quelques mois après sa dernière intervention sur ce thème. Le Cema a initialement brossé un panorama de l’évolution de nos opérations extérieures sur l’année écoulée, avant d’exposer aux membres de la Commission les enseignements qu’il en tirait à son niveau, puis les conséquences et les défis auxquels nos armées risquaient d’être confrontées.
Panorama général de nos opérations extérieures
La France est engagée dans vingt-cinq opérations différentes, en général de longue durée, ayant chacune sa spécificité, en fonction du théâtre où elles se déroulent.
Très dispersées géographiquement, ces opérations ont été marquées entre la fin 2008 et l’année 2009 par une évolution du déploiement de nos forces sur « l’arc de crise », défini dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. C’est ainsi que 38 % de nos effectifs se trouvent engagés en Asie centrale, contre 31 % en Afrique, 16 % en Europe et 15 % au Proche-Orient.
Aujourd’hui, les interventions françaises mobilisent des effectifs de l’ordre de 9 000 hommes et femmes, en diminution de près de 3 500 militaires depuis le printemps 2009. Celle-ci a été rendue possible par la modification de la situation dans certains théâtres, notamment au Kosovo, en Côte d’Ivoire, au Tchad et dans une moindre mesure au Liban. De nouvelles réductions d’effectifs de l’ordre de 1 500 hommes sont également envisageables en 2010, sous réserve naturellement de confirmation de ces évolutions positives.
Le coût des Opex continue de croître. Il devrait s’élever à 873 millions d’euros en 2009, soit une augmentation de 5 % par rapport à 2008. En effet, les économies réalisées par la réduction de notre dispositif ont été contrebalancées par le durcissement du conflit afghan et l’indispensable réorganisation de nos forces dans ce pays qui s’est ensuivie. Les armées ont dû acquérir de nouveaux équipements, notamment pour renforcer la protection de nos hommes. La mise en place de matériels importants de dernière génération (Tigre, Caesar et véhicules de l’avant blindés à tourelleaux téléopérés ou VAB TOP) coûte cher en transport et en maintenance.
Pour la première fois, en 2009, les dispositions prévues par la Loi de programmation militaire ont pu être réellement mises en œuvre en ce qui concerne le financement des surcoûts Opex. La Loi de finances rectificative a, en effet, attribué au ministère des ressources supplémentaires à hauteur du montant des crédits gagés dans le cadre du décret d’avance (1). Les crédits d’équipement n’ont donc pas été amputés au titre de ces surcoûts.
Quatre enseignements majeurs peuvent être tirés des opérations actuelles.
l Le durcissement de nos engagements : face à la puissance de nos armes, les insurgés se sont adaptés, en choisissant le combat asymétrique et leur imagination se révèle sans limite (« orchestration » de mouvements de foules, utilisation de boucliers humains, emploi d’engins explosifs improvisés, etc.).
• La place majeure de la communication dans la conduite des opérations en gestion de crise : « Toutes nos opérations se déroulent sous les yeux du monde ». La communication est devenue à la fois un « outil » et un « acteur ». Il faut également noter que, grâce au développement des moyens de communication, les délais de réaction se sont considérablement rétrécis, ce qui permet à l’opinion publique d’exercer une pression, voire un « contrôle intermittent » de l’action de l’État. Dès lors, il faut être en mesure de fournir un renseignement objectif « dans les délais les plus courts ». Ce qui n’est pas si simple.
• Nécessité d’une approche globale : le règlement des crises n’est pas une « affaire » purement militaire et chaque crise doit être abordée comme un cas particulier. Il est indispensable d’avoir une approche globale combinant les actions de sécurisation à des modes d’action non militaires. Au cours de la phase la plus dure de stabilisation, c’est au chef militaire qu’il appartient d’assurer cette coordination et d’orienter les actions de développement en fonction de la situation.
• Le cadre international de nos engagements : la notion de « guerre juste » est « liée à l’approbation de nos actions par la communauté internationale ». Aujourd’hui, 74 % de nos effectifs déployés dans des théâtres d’opérations extérieures le sont dans un cadre multinational, dont 49 % dans le cadre de l’Otan, 18 % dans celui de l’ONU, 5 % dans celui de coalitions ad hoc et 2 % dans celui de l’Union européenne. Cette dimension conditionne, en outre, la stratégie et la conduite des actions. Nos Forces doivent en effet s’adapter en permanence avec le souci de maintenir l’interopérabilité indispensable au sein de la coalition.
Quelles conséquences pour notre outil de défense ?
Le « durcissement » des Opex induit une augmentation de leur coût et de ce fait a des conséquences importantes sur les budgets et la préparation de l’avenir. La nécessité d’engager nos meilleurs équipements, de les adapter aux évolutions des menaces et de disposer d’infrastructures plus sûres pèse, entre autres, sur les surcoûts (2).
Il ne faut cependant pas « tomber dans la fascination du présent » afin d’éviter la surprise stratégique. Il y a un juste (mais difficile) équilibre à trouver entre le financement de besoins indispensables aux opérations en cours et les investissements à consentir pour la construction de notre futur outil de défense, permettant à notre pays de relever les défis et d’affronter les menaces susceptibles de peser sur nos valeurs et nos intérêts.
Conséquence du durcissement des opérations, l’entraînement de nos unités a été adapté. C’est ainsi qu’une unité de l’Armée de terre se prépare durant six mois avant d’être engagée en Afghanistan. Cette instruction bénéficie naturellement des leçons des retours d’expérience et est dispensée par du personnel rentrant de ce théâtre d’opérations. Le Cema a tenu à souligner le caractère « exemplaire » de cette préparation renforcée, tout en soulignant ses conséquences sur les ressources disponibles pour le reste des activités d’entraînement.
La priorité absolue accordée aux opérations, permet, certes, de remplir toutes les missions confiées, mais la multiplication des théâtres d’engagement et leur dispersion géographique ne sont pas sans créer des tensions sur nos moyens de commandement, de projection aérienne, nos capacités médicales et également sur le soutien logistique.
Les défis à relever
Le soutien de la population, sa détermination, constitue l’une des conditions du succès d’une opération militaire. Le « décrochage » de l’opinion publique souligné par le Cema concerne quasi exclusivement les opérations en Afghanistan. Selon le dernier sondage disponible, la part de l’opinion publique favorable à notre engagement est désormais passée sous la barre des 50 %. La réponse à y apporter ne relève pas spécifiquement des armées, mais surtout des responsables (politiques, parlementaires, etc.). Il leur appartient d’expliquer à nos concitoyens l’action et le métier des armes, afin que la résilience de la Nation ne se trouve pas fragilisée, faute de compréhension de la nécessité des engagements et de leurs conséquences possibles.
La véritable question réside au fond dans la perception par l’opinion publique de la légitimité de notre action, du lien à établir entre leur propre sécurité, l’intérêt national et des engagements se déroulant à des milliers de kilomètres de leur sol.
La judiciarisation de nos opérations militaires se développe. Elle s’exprime tout d’abord vis-à-vis de nos adversaires, qui, en général, méprisent le « droit de la guerre ». Chaque théâtre d’opérations nécessite une réponse qui lui soit adaptée et c’est bien ce que nos armées s’efforcent de faire. Le deuxième aspect concerne nos soldats en opérations. Certes, les militaires ne sont pas au-dessus des lois et leur action dans les théâtres d’opérations doit être « encadrée », comme elle l’est d’ailleurs aujourd’hui.
Cependant, la « mutation juridique » des engagements militaires peut présenter des aspects pervers ou indésirables qui sont inévitablement exploités. « Un fait d’armes n’est pas un fait divers » selon la formule du président de la République, reprise ici par le Cema. Les mises en cause judiciaires sont susceptibles de fragiliser la prise de risque au cœur de notre métier ou contraindre à l’excès la liberté d’action.
« Si nous voulons maintenir l’efficacité de notre outil de défense, nous devons préserver le caractère extraordinaire que constitue l’emploi des armes de la Nation, tel qu’il est formellement affirmé par le Statut général des militaires ». On retrouve là une des idées-forces du général Georgelin, inlassablement répétées tout au long de son mandat, à savoir la lutte contre les tentatives de « banalisation » du métier des armes et le renforcement par tous les moyens de la spécificité du militaire, en bref, l’affirmation de son identité (3). ♦
(1) Voir à ce sujet « Le coût des opérations extérieures », Revue Défense Nationale, janvier 2010.
(2) Coût annuel d’un soldat en Afghanistan, 105 000 euros ; il est de 57 000 euros en Côte d’Ivoire.
(3) La dernière livraison des Cahiers de Mars (n° 202) est entièrement consacrée aux « Spécificités militaires ». Son introduction a été rédigée par le général, chef d’état-major de l’Armée de terre.