Défense en Europe - Les grandes questions stratégiques
La lecture de la presse étrangère l’atteste : depuis l’été 2009, les Européens ont redécouvert les grandes questions stratégiques. Longtemps cloisonnés au sein des institutions étatiques, les débats sont de plus en plus nombreux et ont atteint le grand public. Ce renouveau d’intérêt correspond à des réalités stratégiques devenues impossibles à ignorer. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les forces européennes n’ont jamais mené autant d’opérations qu’aujourd’hui. Cependant, la majorité des Européens a longtemps préféré ne pas se préoccuper de la situation géopolitique. Pour ces derniers, l’envoi de forces juste équipées et organisées afin de participer à des missions de basse intensité était suffisant. Pour les autres, les engagements en Afghanistan et ailleurs étaient occultés par le conflit le plus médiatisé du moment : l’Irak. Par conséquent, quasiment aucun pays européen n’a songé à se doter d’une doctrine d’emploi, de forces et de moyens nécessaires permettant de participer efficacement à des conflits devenus asymétriques.
Quant à la grande stratégie, elle avait été mise aux oubliettes parlementaires afin de traiter des problèmes jugés plus importants. C’est pourquoi, l’Europe de la défense et la mise en commun des moyens de projection et de commandement avaient disparu des ordres du jour.
Aujourd’hui cette vision des choses, appartient au passé. Les questions liées à la sécurité et à la défense pèsent de plus en plus lourd sur la politique quotidienne. Cela concerne notamment les débats sur l’Afghanistan et sur l’A400M.
• Au Pays-Bas, un désaccord ouvert entre les membres du gouvernement du Premier ministre Jan Peter Balkenende concernant la poursuite des opérations en Asie centrale a abouti à la fin de la coalition politique qui gouvernait le pays. En effet, le Premier ministre, sollicité en février dernier par l’Otan, voulait développer l’engagement hollandais en Afghanistan et était pour cela prêt à renforcer les 2 000 militaires engagés sur le terrain afin de prendre en charge la formation des forces armées afghanes dans la province d’Oruzghan. Cette volonté répondait aux combats acharnés qui avaient eu lieu entre les taliban et les Marines américains. La reconquête et la pacification de cette province étaient donc un des objectifs majeurs de la nouvelle stratégie décidée par l’Otan. Face à lui, les membres du parti travailleur (PvdA) ont purement et simplement refusé ce projet en citant l’accord de coalition qui prévoit le retrait des forces néerlandaises avant la fin de l’année 2010. Après l’échec de négociations de plus de seize heures, les ministres du PvdA ont quitté le gouvernement.
Cette décision a été prise quelque mois avant des élections nationales de juin 2010, dans un climat politique dominé par l’essor des nationalistes ayant des programmes ouvertement antimusulmans et xénophobes. À droite comme à gauche, la pression pour ou contre la participation néerlandaise au sein de la Force internationale d’assistance à la sécurité (Fias) monte et le conflit en Afghanistan sera un des sujets majeurs du scrutin.
• De la même manière, l’Allemagne connaît une discussion publique sans précédent relative à son engagement en Afghanistan. Le 4 septembre 2009 le colonel Georg Klein, commandant les forces allemandes à Kunduz, donne l’ordre à l’aviation américaine de bombarder deux camions citernes volés par des insurgés. Selon l’estimation du colonel, ces deux camions, remplis de carburant et récemment enlevés par des taliban, étaient censés servir de bombes roulantes contre la garnison allemande. Cette attaque fit plus de 140 morts, dont de nombreux civils.
Après l’attaque il est rapidement avéré que le colonel Klein n’avait pas suivi les procédures prévues. Cependant, la Grande coalition entre les socio-démocrates et les chrétien-démocrates, encore au pouvoir à l’époque, préférera ne pas communiquer sur les détails et adopter un profil bas sur l’enquête de l’Otan afin d’éviter un débat délicat juste avant les élections fédérales du 27 septembre 2009.
Cette situation change complètement après la fin de la coalition entre la CDU et le SPD. L’ancien ministre de la Défense Franz Josef Jung, démissionne du nouveau gouvernement et le nouveau ministre, Karl Theodor zu Guttenberg, se retrouve dans l’obligation de se justifier à propos de cette affaire.
À l’heure actuelle, de nombreuses questions sont posées sur la justification de l’attaque sur les plans politique, juridique et militaire. Des procédures disciplinaires et pénales sont en cours, le Parlement et la Bundeswehr enquêtent.
Cette discussion politique s’accompagne d’un débat ouvert dans la presse, à la télévision, sur les sites en ligne et même dans les publications. À titre d’exemple, le livre Unter Beschuss (sous le feu) de Marc Lindemann publié fin 2009 vient d’être réédité pour la deuxième fois. Dans cet ouvrage, l’auteur, capitaine de réserve allemand et ancien officier du renseignement militaire à Kunduz, critique la médiocrité des opérations allemandes et explique le contexte de l’attaque directe. En Allemagne, la réussite d’une telle publication militaire est une première.
Ce livre présente également une analyse de la faiblesse actuelle des forces allemandes et européennes liées à un manque de mise en commun des capacités et des moyens. Entre autres, le lecteur allemand apprend à sa grande surprise que l’approche strictement nationale aboutit à un ratio de 1/10 entre les unités opérationnelles sur le terrain et les forces de soutien en base arrière.
De plus de l’Afghanistan, un autre sujet militaire continue à « faire la une » de la presse européenne : le retard du programme A400M et ses conséquences sur la capacité de projection stratégique des forces. Cette discussion a connu un changement majeur de paradigmes face à l’incapacité de l’Europe à envoyer rapidement et suffisamment de secouristes en Haïti.
Avant la catastrophe, le débat portait presque exclusivement sur le coût du programme ainsi que sur la nécessité de sauvegarder des postes au sein de l’industrie aérospatiale allemande. Depuis le tremblement de terre, les médias soulignent le fait que les capacités de transports aériens militaires européens ne sont pas à la hauteur des besoins. D’une part, les avions vétustes de type Transall, bien que basés dans les Antilles françaises, ne sont pas capables d’acheminer suffisamment de personnel et de matériel. D’autre part, le programme SALIS (Strategic Airlift Interim Solution), prévoyant l’utilisation de deux Antonov AN-124 stationnés en permanence à Leipzig et loués par dix-huit pays européens a échoué face à une crise imprévue. Malgré leur très grande capacité de transport, les Antonov ne sont pas capables d’acheminer l’équivalent de la charge d’une future escadre d’A400M. Contrairement aux Airbus militaires, les AN-124 ont besoin de tarmacs et d’aéroports équipés pour leurs opérations. Ajoutons que les AN-124, en tant qu’appareils civils, sont interdits d’utilisation en zone de guerre ou de conflit armée par la société propriétaire.
La crise en Haïti et les débats publics que cette dernière a occasionnés ont directement influencé les négociations entre Airbus et les gouvernements et il semble donc certain qu’un échec du programme n’est plus envisageable. Cependant, on peut déplorer la mise en place de moyens et de structures de commandement alors qu’aucune stratégie d’emploi n’a encore été décidée. ♦