CESAT - L'action non-cinétique, les opérations par d'autres moyens ?
Afghanistan, Sud-Liban, Irak. Trois théâtres, un même constat, à la manière de celui du colonel Trinquier (1) en Algérie : des milliards d’euros, des milliers d’hommes pour des bilans peu ou prou comparables : succès incertain, issue improbable, voire constat de « non-victoire » (Tsahal au Liban en 2006). Le coût des opérations en Afghanistan depuis 2001 a ainsi très largement dépassé celui du plan Paulson (2) et cependant, le pays ne montre pas de signe durable de redressement politique, économique ou social, tandis qu’ici et là se renforce le pouvoir des taliban.
L’analyse est aisée et la conclusion claire : le sang appelle le sang. Des opérations militaires réduites à la stricte coercition ne font qu’alimenter le chaos ; un saupoudrage d’éléments de langage et de tracts pour justifier l’action de force n’y changera rien. Il faut donc adopter une nouvelle méthode plus indirecte et la moins brutale possible. Mais laquelle ?
Selon Lyautey et Gallieni, la pacification est une action éminemment politique et psychologique et passe par la (re)construction de la société, de ses institutions, de son économie et de son tissu social. Dans les théâtres contemporains, nous devons opter pour une stratégie dans ce sens, essentiellement « non-cinétique », constituée d’une série d’effets à obtenir dans les esprits, afin de modeler l’opinion des décideurs et de la population dans une dynamique de paix et de reconstruction. Telle semble la conduite à tenir aujourd’hui dans les théâtres d’opérations : une action militaire essentiellement fondée sur l’influence, la force restant un accessoire de pression et une garantie de crédibilité.
L’impasse du combat classique
Dans le Nouvel art de la guerre (3), Gérard Chaliand évoque la limite des opérations de combat, l’incapacité des armées occidentales à pacifier par la force et à vaincre l’ennemi irrégulier, véritable « hydre à neuf têtes » : la mort d’un taliban, d’un insurgé sunnite, d’un milicien du Hezbollah incitera ses proches à s’engager à leur tour dans la rébellion. En 2007, en Afghanistan, certaines unités ont diffusé en guise d’avertissement des images de cadavres de taliban exécutés : si ce « tableau de chasse » a eu un effet de dopage pour les soldats coalisés, l’impact sur l’opinion locale fut dévastateur et les insurgés en sont ressortis indubitablement renforcés. Ainsi, l’ennemi irrégulier semble invincible : s’alimentant en permanence en nouveaux combattants, il ne reconnaît jamais sa défaite et prive, par conséquent, son adversaire de la symétrie qui permet la victoire, le plaçant dans une impasse tactique et le contraignant à l’enlisement. Enfin, l’opinion publique occidentale ne souffre ni la durée, ni les dépenses abyssales, ni surtout les pertes humaines dans des théâtres lointains considérés comme accessoires et n’accepte plus, comme au Canada ou aux Pays-Bas qu’on aille « mourir pour Kaboul » (4). Dont acte, il faut changer de stratégie.
Une prise de conscience partielle
La réflexion sur ce sujet est bouillonnante. On s’interroge ainsi sur le combat terrestre aujourd’hui et sur l’urgence de développer les moyens « non-cinétiques » jusqu’au plus bas niveau, afin de rendre concrète l’action d’influence et la sortir de la seule réflexion d’état-major (5). Malgré cette prise de conscience, les blocages persistent. Ils sont structurels : la multitude d’acteurs aux intérêts divergents (OI, ONG, pouvoirs locaux), le poids des tutelles nationales, des médias, de l’opinion, rendent incertaine la gouvernance dans les théâtres et restreignent d’autant la liberté d’action du commandant militaire ; dans ce contexte, il n’est qu’un acteur parmi d’autres, « producteur de sécurité », à l’influence et au rôle politique restreints. Ces blocages sont également intellectuels, la doctrine s’étant fixé des limites dont on pourrait revoir la pertinence. Ainsi, les actions d’influence sont intégrées en France aux fonctions d’environnement, donc envisagées comme un appui et en aucun cas comme action principale : cela est manifeste en génération de forces où les structures d’influence restent des accessoires (Psyops, Cimic) (6)... Or, en contre-insurrection, le centre de gravité est presque toujours la population. Est-il alors acceptable que les moyens dédiés au traitement de ce centre de gravité ne soient que de simples accessoires d’environnement ? Enfin, l’action d’influence a un parfum sulfureux et réveille les fantômes du passé, ceux de la propagande dans les guerres de décolonisation. Ainsi, la « bataille des cœurs » si fréquemment évoquée, reste une option vague et ne saurait constituer pour l’heure le socle des opérations.
Alors que faut-il changer ?
Les mentalités tout d’abord, en acceptant une certaine relégation de l’action de combat au second plan, cette fois en appui d’une action principale « non-cinétique », mais également en levant ces faux blocages éthiques assimilant l’action d’influence à la « propagande » d’antan. Dans les sociétés occidentales, inondées de marketing et de campagnes d’information, l’opinion est quotidiennement modelée à des fins politiques, mercantiles ou idéologiques. Pourquoi, ce qui est tacitement accepté dans la société devrait être proscrit en opérations, quand le message de la force promeut de surcroît la non-violence, la sécurité et la reconstruction ?
Notre organisation ensuite : après une phase de comparaison auprès de certaines armées très avancées en matière d’influence (7), la doctrine de stabilisation donnerait la priorité à l’action « non-cinétique », à la promotion des moyens correspondants et à leur développement jusqu’au plus bas niveau sur le terrain.
Dans un avenir proche, nous pourrions imaginer un système opérationnel différent composé de fonctions de contact : OMI (opérations militaires d’influence sur la population), KLE (8) (influence sur les décideurs), Cimic (reconstruction administrative, économique et sociale) ; de fonctions d’appui : le PAO (9) (canalisation-exploitation des médias, relations publiques) et le corpus de règles de comportement des troupes.
Enfin, il faudrait changer nos ambitions dans les théâtres d’engagements, conquérir une dimension politique et combler le vide de gouvernance en coordonnant les acteurs extérieurs que sont les organisations internationales, les ONG, voire les médias eux-mêmes. Sans subordination directe, une politique d’influence bien menée peut intégrer ces acteurs dans la « toile » de la force et les faire agir à son profit. Le chef militaire deviendrait alors une sorte de gouverneur de réseau. La célébrité et la médiatisation de certains commandeurs de théâtre, des généraux tels que Schwartzkopf et Petraeus en Irak, MacCrystal en Afghanistan, sont révélateurs de cette ambition. En France enfin, la sélection des hauts responsables militaires sur leur sens politique et sur leurs capacités à diriger un réseau d’acteurs hétéroclites serait dès lors à privilégier. Une formation au management politique, une mobilité dans un autre ministère ou une expérience interministérielle seraient des atouts fondamentaux au même titre que le commandement d’un régiment…
L’histoire regorge de cas de territoires occupés, rarement de pacification réussie. Citons comme exemples : le Maroc de Lyautey, période emblématique, et la contre-insurrection britannique en Malaisie de 1948 à 1958. Dans les deux cas, à l’issue d’une phase de combats sans difficulté majeure, le militaire s’est converti à la politique et le « non-cinétique » est devenu le cœur des opérations.
La réflexion opérationnelle doit donc aujourd’hui porter son effort sur cette forme d’action, davantage que sur nos schémas tactiques, dont même les plus basiques seront toujours contournés par ceux des « gueux en haillons » que nous affrontons.
Finalement, dans la quasi-totalité de nos missions actuelles ou probables, les forces œuvrent à la stabilité du théâtre d’opérations, c’est-à-dire à l’absence de mouvement ou de choc. C’est cela le « non-cinétique ». Comme l’écrit J. Dutourd : « Les peuples aspirent à la stabilité et craignent le mouvement et les chocs de l’histoire ». ♦
(1) Introduction de La guerre moderne, Économica, 2008.
(2) Plan de sauvetage de l’économie américain rejeté par le congrès en 2008 (800 milliards de dollars).
(3) Le nouvel art de la guerre ; Pocket, collection Best, octobre 2009, 160 pages.
(4) Claude Imbert, Le Point, éditorial d’octobre 2009.
(5) Séminaire sur le combat terrestre : adresse du général Lecerf aux commandants de brigade interarmes, avril 2009.
(6) Opérations psychologiques et civilo-militaire.
(7) Royaume-Uni, Israël.
(8) Key-leaders engagement.
(9) Public Affairs Office.