Exposé du Chef d'état-major des armées devant l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 3 mai 1983, prononcé pour répondre aux questions écrites des auditeurs de la 35e session. Les titres et sous-titres sont de la rédaction de la revue
Politique de défense et stratégie militaire de la France
Le concept
La politique de défense de la France se caractérise par le souci de la continuité, dans ses objectifs comme dans les principes sur lesquels elle repose. Cette continuité a été réaffirmée, encore récemment, par le ministre de la Défense.
Indépendance nationale, participation à la défense de l’Europe, présence dans le monde, constituent les trois volets de la politique française qui s’appuie, d’une part sur la possession d’un armement nucléaire indépendant, d’autre part sur des forces capables de matérialiser notre solidarité, tant auprès de nos alliés sur le continent européen qu’auprès de nombreux pays avec lesquels nous sommes liés par des accords de défense ou de coopération.
La continuité n’exclut pas toutefois à court terme certaines inflexions sur l’organisation et l’emploi des forces. Avant de les examiner, il ne me paraît pas inutile, en cette période où la future loi de programmation alimente de nombreuses réflexions sur notre outil militaire de la prochaine décennie, de mettre en exergue certains aspects spécifiques des stratégies que sous-tend notre politique de défense.
Ces stratégies concourent à la dissuasion globale, qui combine à la fois une stratégie de dissuasion nucléaire, et une stratégie d’action qui, comme son nom l’indique, traduit la capacité de nos forces à relever le défi d’une agression. L’ensemble repose sur l’existence de forces armées formant un tout cohérent.
Je ne m’étendrai pas sur la stratégie de dissuasion du faible au fort, rendue possible par le pouvoir égalisateur de l’atome, notion qui vous est maintenant familière. Vous avez eu l’occasion d’en cerner tous les aspects dans la première phase de vos travaux. Vous savez qu’elle a pour but de rendre une agression majeure impensable, en regard des dommages intolérables qu’elle est susceptible de causer en retour chez l’agresseur potentiel.
Vous savez que sa finalité n’implique pas pour la France la nécessité de participer à la course à la parité nucléaire avec les deux plus grands. En aurait-elle d’ailleurs l’intention que ses possibilités économiques limitées le lui interdiraient. Mais cela ne l’a cependant pas empêché de développer depuis plus de vingt ans un arsenal stratégique qu’elle continue et continuera de moderniser, pour se situer juste au-dessus du niveau de crédibilité, qui correspond toujours au seuil de suffisance nucléaire, c’est-à-dire capable d’infliger à l’agresseur éventuel des dommages, comme je l’ai dit, sans commune mesure avec le bénéfice qu’il pourrait escompter de son entreprise. Les menaces qui pèsent sur l’Europe, et notamment le déploiement des SS 20, ne peuvent que nous inciter à développer les moyens, qui en toutes circonstances, garantissent notre capacité de frappe en second.
Au passage, je voudrais insister sur le rôle spécifique de la dissuasion française pour la paix et la sécurité, et qui a été reconnu par nos alliés par la déclaration d’Ottawa en 1974. La France introduit en effet, par sa stratégie nucléaire indépendante, un facteur d’incertitude supplémentaire pour l’agresseur qui a en face de lui plusieurs décideurs.
On conçoit aisément que l’on ne puisse brandir en permanence la menace de représailles nucléaires stratégiques. À moins que l’adversaire ne s’engage délibérément et d’emblée dans une action majeure, il pourrait chercher à contourner notre dissuasion, par exemple, par une série d’actions limitées, dont chacune prise séparément ne saurait justifier le recours aux extrêmes, mais dont l’effet cumulatif pourrait à terme s’avérer intolérable. C’est là que se situe le rôle, souvent mal compris, des forces classiques et celui de l’armement nucléaire tactique placé à la charnière du politique, qui décide de son emploi, et de l’opérationnel.
L’existence de forces classiques puissantes contraint l’adversaire à s’engager à un niveau élevé pour espérer mener à bien son entreprise. L’action de nos forces doit mettre en évidence les intentions réelles de cet adversaire. Si ce dernier s’engage avec des moyens limités, il court le risque de ne pas l’emporter, s’il envisage de passer à un niveau supérieur, lequel manifesterait sans ambiguïté sa volonté de s’attaquer à nos intérêts vitaux, il lui faut prendre en compte notre armement nucléaire tactique qui est par essence dissuasif. Ce dernier oblige, par son existence même, l’adversaire à adopter en permanence un dispositif de sûreté nucléaire, mais il revêt surtout une signification politique fondamentale. L’autorité politique, qui a la responsabilité exclusive de la décision d’employer l’armement nucléaire, est en mesure d’avertir l’adversaire de notre détermination, de recourir s’il le fallait aux extrêmes ; il importe, par ailleurs, qu’une efficacité militaire maximale soit recherchée, car la frappe généralisée, unique, s’appliquant sur les forces adverses, au contact et dans la profondeur, sur terre et éventuellement sur mer, contraindrait l’ennemi à marquer un temps d’arrêt, à remanier son dispositif et à engager un nouvel échelon de forces, s’il décidait de poursuivre son agression. L’armement nucléaire tactique, à ce stade du conflit, apparaît comme l’arme de la liberté d’action politique.
Le franchissement du seuil nucléaire sera d’autant mieux perçu par l’adversaire que les effets de la frappe auront été plus significatifs, ce qui suppose que nos forces classiques soient capables :
— d’une part, de bloquer ou au moins de contenir l’adversaire durant le temps nécessaire à la préparation d’une frappe ;
— d’autre part, d’acquérir les objectifs justiciables du feu nucléaire tactique.
Je voudrais insister également sur l’aspect spécifique de notre concept, car la frappe ANT, étroitement couplée avec la menace des représailles stratégiques, ne s’apparente en aucun cas à la « riposte adaptée » de l’OTAN pas plus qu’à une semonce. En outre, nous refusons d’envisager toute bataille nucléaire prolongée, qui ne pourrait tourner qu’à notre désavantage.
J’en viens maintenant au concept d’emploi de nos forces terrestres en Europe. Celles-ci, dont une partie est stationnée sur le territoire de la RFA, sont appelées à s’engager soit aux côtés de l’Alliance si le gouvernement en décidait ainsi, soit dans un cadre national. Leur implantation géographique et leur mobilité tactique les rendent aptes, tout en couvrant les approches du territoire national, à intervenir en deuxième échelon contre un adversaire qui aurait bousculé le dispositif de l’Alliance. En revanche, elles ne peuvent normalement se porter, en raison de cette implantation géographique et d’un certain manque de mobilité stratégique, au sein du dispositif allié dès le déclenchement du conflit. J’aurai l’occasion de revenir sur ce point qui est au centre de nos réflexions actuelles.
Si la probabilité d’un conflit majeur en Europe apparaît pour l’instant assez faible, il en est tout autrement dans d’autres régions non soumises à l’interdit nucléaire, champs d’action des rivalités des deux superpuissances, où l’instabilité croissante, encore aggravée par la crise économique mondiale, risque d’affecter les grands équilibres régionaux, de porter atteinte à nos intérêts et de menacer la paix dans le monde. Je pense notamment au Moyen-Orient, au golfe Arabo-Persique, à l’Afrique.
Telle est. entre autres, la raison d’être de notre force d’action rapide, appelée à s’engager hors d’Europe pour protéger nos ressortissants, répondre à une menace sur nos départements et territoires d’outre-mer, assister les pays amis avec lesquels nous sommes liés par des accords de défense et, d’une façon plus générale, sauvegarder nos intérêts dans le monde.
C’est à dessein que j’ai tenu, avant de faire une projection sur l’avenir, à m’étendre sur le concept car il importait, à mon sens, de préciser certaines notions parfois insuffisamment perçues dans le cadre de la dissuasion.
L’évolution des moyens
Je me propose maintenant d’examiner dans quelle mesure les moyens consacrés à chacun des volets de notre politique sont appelés à évoluer durant cette décennie et la prochaine, et quelles sont les implications de cette évolution notamment dans le domaine de la stratégie.
La dissuasion
Voyons d’abord nos moyens nucléaires.
En matière d’armements nucléaires stratégiques il nous faut maintenir le seuil de crédibilité que j’évoquais précédemment. À cette fin, il suffit que le volume et la qualité de nos forces nucléaires soient tels que l’adversaire ne puisse jamais acquérir la certitude de pouvoir réduire à une valeur acceptable les dommages que nous serions en mesure d’infliger à son potentiel démographique et économique. Tel est le principe de suffisance nucléaire fondé sur l’économie des moyens.
À moyen comme à long terme, la stratégie de dissuasion du faible au fort exige aussi de posséder une capacité d’adaptation à l’évolution envisageable des parades et des menaces adverses.
C’est la raison pour laquelle, d’ici à la fin du siècle, le gouvernement entend poursuivre la diversification et la modernisation des systèmes nucléaires ainsi que le maintien à un très haut niveau de la fiabilité de nos transmissions spécialisées. Il faut savoir que l’effort entrepris dans ce domaine, principalement avec le développement du système aéroporté Astarte et de son réseau sol appelé Ramsès, représente une dépense du même ordre de grandeur que la construction d’un SNLE.
La modernisation de notre force océanique stratégique se traduira par la mise en service du sixième SNLE équipé du missile M4 à têtes multiples, la refonte M4 des SNLE existants, à l’exception du plus ancien d’entre eux, le Redoutable, et ultérieurement par la construction d’un septième bâtiment, de nouvelle génération, plus discret et doté de meilleures capacités de détection et de réception radioélectrique. Cela nous donnera la possibilité d’augmenter très sensiblement la capacité de frappe de nos bâtiments à la mer.
Cette augmentation importante du nombre de nos armes, durant les vingt prochaines années, doit permettre de parer au danger que pourrait présenter le développement de systèmes ABM de nouvelle génération.
Enfin, pour ce qui est des forces aériennes stratégiques, dix-huit Mirage IV seront modifiés et auront la capacité de lancer, à distance des objectifs, le missile « air-sol moyenne portée ». La puissance de frappe de l’actuelle composante pilotée sera ainsi doublée.
En matière d’armements nucléaires tactiques le système Hadès, successeur du système nucléaire sol-sol Pluton, entrera en service au début de la décennie 1990. Sa définition s’est inscrite dans le cadre de la complémentarité avec le missile air-sol moyenne portée, ASMP, qui armera également le Mirage 2000 N et le Super-Étendard.
Comme dans le domaine nucléaire stratégique, la diversification des moyens nucléaires tactiques s’impose, et il eut été imprudent de ne développer qu’une seule version terrestre ou aérienne. L’ASMP et le missile Hadès ont des qualités complémentaires, que ce soit sur le plan de leur vulnérabilité, celui de leurs capacités de pénétration ou celui des objectifs qui peuvent leur être attribués.
Une portée maximale supérieure à 350 kilomètres, conférera au système Hadès une souplesse d’emploi très supérieure à celle du Pluton. Elle permettra de faire face à des hypothèses d’emploi diverses, tout en conservant les lanceurs en deçà de nos frontières, nos moyens de lancement bénéficiant alors de la « sanctuarisation » du territoire national. Ils seront regroupés au sein d’une grande unité nucléaire tactique autonome placée directement sous les ordres du chef d’état-major des armées.
L’allonge du missile Hadès permettra en effet de ne plus lier nécessairement la menace d’emploi du feu nucléaire tactique au dispositif et à la manœuvre des forces. Dans ces conditions, il devient plus difficile pour l’adversaire de cerner avec précision le cadre espace-temps de notre frappe.
Il y aura ainsi accroissement de l’incertitude quant au franchissement du seuil nucléaire. Mais celui-ci ne saurait intervenir que dans la mesure où nos intérêts vitaux seraient directement menacés. Ceci me conduit à m’arrêter un instant sur cette notion, à mon sens, capitale.
Les intérêts vitaux de la France n’ont pas seulement un caractère géographique, et ne peuvent se limiter aux seules dimensions du territoire. Politiques, économiques, et donc multiples, évolutifs, et circonstanciels, il ne saurait être question d’en donner une définition exacte.
Nous devons, bien au contraire, laisser à l’adversaire la nécessité d’en apprécier les contours, et de déterminer le risque qu’il encourrait en cas d’évaluation erronée.
Il devra aussi prendre en compte dans son raisonnement le fait que la France est directement concernée par la sécurité de ses partenaires européens, en raison notamment de la relative exiguïté du théâtre Centre-Europe. Aussi, l’adversaire devra-t-il être conduit à se demander où peuvent se situer géographiquement nos intérêts vitaux. Réduire en permanence ceux-ci aux seules dimensions de notre hexagone pourrait l’inciter à une action contre nos alliés, et à envisager de poursuivre sa progression jusqu’à nos frontières sans qu’il ait à redouter la menace précise de notre armement nucléaire. Par cette incertitude qu’il convient de ne pas lever, le couple Hadès-ASMP revêtira une importance particulière en raison de ses possibilités d’emploi dans l’espace comme dans le temps. Il accroîtra aussi la dissuasion, tout en donnant à nos forces aéroterrestres et aéronavales la possibilité de contribuer plus efficacement à celle-ci.
Il va de soi que l’éventualité d’une frappe même découplée de l’action de nos forces classiques, cas qui ne peut être exclu a priori, ne saurait remettre en cause notre concept, qui continuera d’être marqué par le lien indissociable entre la frappe nucléaire tactique et la menace du recours aux représailles stratégiques.
De même, notre concept d’emploi de l’armement nucléaire tactique en ultime avertissement ne serait pas modifié si la décision était prise de développer l’arme à rayonnement renforcé. Comme vous le savez, les essais concernant cette arme, communément appelée bombe à neutrons, se sont poursuivis. Je ne m’étendrai pas sur ses caractéristiques. Nucléaire au même titre que les précédentes, mais privilégiant le flux neutronique par rapport aux autres effets, elle pourrait s’intégrer, sans problème, dans l’éventail de notre panoplie nucléaire, compte tenu en particulier de son efficacité contre les formations blindées, et de ses effets collatéraux réduits.
Avant de clore le sujet consacré aux armements nucléaires tactiques, je voudrais revenir sur la notion d’efficacité militaire de la frappe. En effet, pour que l’aspect d’ultime avertissement de notre frappe nucléaire tactique, acte d’abord politique, soit d’autant mieux perçu par l’adversaire, il faut, comme je l’ai déjà souligné, que son efficacité opérationnelle soit maximale. Or, pour désorganiser le dispositif adverse, il est nécessaire d’être en mesure d’acquérir avec précision les objectifs sensibles devant être pris à partie, tant au contact de nos forces que dans toute la profondeur du théâtre d’opérations. Ces objectifs concernent aussi bien les forces que l’infrastructure logistique nécessaire à leur appui et à leur soutien : formations blindées de premier et deuxième échelons, points de franchissement. PC, centres de transmissions, sites sol-air et de lancement nucléaires, dépôts de carburant et munitions…
En conséquence, nous nous devons de développer, pour assurer la cohérence de nos moyens, et en complément des possibilités déjà offertes par les appareils de reconnaissance de l’armée de l’air, un système de recherche et d’acquisition du renseignement apte, dans un environnement électronique hostile, à localiser par tous les temps les objectifs justiciables de notre frappe aéroterrestre.
Cet ensemble reposera essentiellement sur des radars héliportés, des moyens de localisation électronique et des drones à moyenne et courte portée, associés à un système de transmission, de traitement et de présentation des données en temps réel.
La défense de l’Europe
J’aborde maintenant la question relative au renforcement de notre contribution à la défense de l’Europe. Elle est au centre des débats actuels, et sous-tend les réflexions amorcées au 40e sommet franco-allemand qui ont, entre autres, pour objet de rechercher une meilleure harmonisation entre la France et la RFA dans le domaine de la politique de sécurité. C’est là une démarche légitime de la part de deux grands pays voisins dont les forces armées représentent des éléments majeurs pour la défense de l’Europe.
Cette question est au centre des débats, car certains estiment qu’il y a antinomie à vouloir, avec le même système de forces, d’une part pouvoir s’engager aux côtés de l’Alliance, d’autre part être apte à mener dans un cadre national une défense rapprochée de nos frontières.
Pourtant, j’ai déjà souligné que nos forces sont actuellement capables, tout en couvrant le territoire national, d’intervenir offensivement contre un adversaire qui aurait percé le dispositif allié.
La problématique se situe au niveau de la rapidité de l’intervention.
C’est pourquoi, en vue de marquer d’une façon plus significative la solidarité qui nous lie à nos alliés, le gouvernement entend se doter des moyens lui permettant une participation éventuelle plus précoce auprès de l’Alliance, sans que cela signifie, en aucune manière, un retour dans la structure intégrée, ou la prise en compte dès le temps de paix d’un créneau dans ce dispositif.
Nos réflexions actuelles portent sur la façon de pouvoir engager une force classique aux côtés de l’Alliance dès les premières manifestations d’une crise ou d’un conflit, dès lors que la France en aurait pris la décision.
Le développement continu des capacités des hélicoptères permet d’accroître la mobilité des forces terrestres et leur puissance de feu, notamment anti-chars. Les progrès réalisés ces dernières années et encore escomptés en matière de navigation et de tir nocturne, de motorisation et d’armement air-sol sont de nature à confier aux aéronefs à voilure tournante un rôle majeur dans le combat futur. De gros efforts financiers sont d’ailleurs consentis dans ce domaine par les Américains et les Soviétiques pour se doter d’appareils lourds polyvalents. Je pense notamment à l’Apache AH 64 et au Hind Mi 24. Par ailleurs, conscients de la vulnérabilité des hélicoptères, certains pays envisagent de se doter d’hélicoptères à vocation anti-hélicoptères.
C’est la raison pour laquelle depuis quelques mois sont menées des études visant à dégager le concept d’emploi d’une unité aéromobile, regroupant au départ une partie des moyens des régiments organiques d’hélicoptères de combat dont disposent déjà les corps d’armée.
Les travaux menés jusqu’ici ont essentiellement porté sur des études de simulation. Il reste à confirmer par des expérimentations effectuées en vraie grandeur sur le terrain les premiers résultats obtenus et à affiner le concept d’emploi de ces nouvelles unités tout en cernant de manière exhaustive les aspects tactiques, logistiques et financiers. Je pense tout particulièrement à l’appui aérien, indispensable à la réussite d’opérations héliportées d’envergure.
Sans préjuger les conclusions qui en seront tirées, il apparaît d’ores et déjà que le regroupement des moyens hélicoptères conduira à la création d’une division aéromobile constituée d’hélicoptères anti-chars, d’hélicoptères de manœuvre et d’hélicoptères appui-protection, ces derniers ayant pour mission l’appui au sol et la protection des formations d’hélicoptères de combat contre les appareils adverses. Ceci implique de développer, si possible en coopération, une nouvelle génération d’hélicoptères de combat.
La division aéromobile constituerait la composante majeure d’une grande unité qui serait la force terrestre d’action rapide. Comprenant un nombre, à déterminer, de divisions aérotransportables et une division légère blindée, cette force se présenterait comme un ensemble dissociable dont les éléments pourraient être engagés en fonction de leurs caractéristiques et de l’évolution de la situation. Cette grande unité serait appelée à opérer, en totalité ou en partie, soit :
— aux côtés des alliés,
— ou au profit du corps blindé et mécanisé,
— ou en défense opérationnelle du territoire,
— ou encore dans une action d’assistance rapide outre-mer.
Résoudre le dilemme participation à l’Alliance et défense du territoire est un exercice difficile.
En effet, privilégier notre stratégie d’intervention au profit des alliés pourrait nuire à la crédibilité d’action de nos forces en couverture de notre territoire, et diminuer ainsi notre dissuasion nationale. En revanche, minimiser notre premier engagement pourrait inciter l’adversaire à douter de notre détermination. Le juste équilibre me semble se situer dans l’absolue nécessité de donner à notre capacité d’intervention aux côtés des alliés une dimension suffisante pour accroître le caractère dissuasif des forces de l’Alliance, étant entendu que notre possibilité de participation signifierait à l’adversaire qu’il encourt désormais le risque d’affronter très tôt les forces d’un pays nucléaire qui se réserve d’autre part l’indépendance de ses décisions.
Ainsi, outre une grande unité nucléaire tactique, l’armée de terre disposerait de deux systèmes de forces à vocation complémentaire, une force d’action rapide et un corps de bataille blindé et mécanisé. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit envisagé de figer la participation de chacun des systèmes de forces, d’une part à la dissuasion collective de l’Alliance et d’autre part à la défense de notre territoire. Tout serait affaire de circonstances. La stratégie militaire ne doit pas enfermer l’autorité politique dans des choix trop rigides et restreints. Elle doit, au contraire, lui procurer les moyens d’accroître sa liberté d’action.
Voici, brièvement analysées, nos réflexions actuelles sur le renforcement de notre contribution à la défense de l’Europe. L’évolution de notre concept d’emploi repose ainsi sur des structures plus souples, sur des unités plus polyvalentes, plus mobiles et de puissance de feu accrue, évolution rendue possible par les progrès de la technologie. Ce sont d’ailleurs ces progrès technologiques qui sont aussi à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler la « doctrine Rogers ».
On s’est beaucoup interrogé sur les nombreuses déclarations du commandant en chef des forces alliées en Europe. À la lumière de celles-ci et des mises au point qui ont suivi, il apparaît que le général Rogers a cherché à démontrer la nécessité pour l’OTAN de compléter ses moyens pour être en mesure de mieux appliquer sa doctrine de « riposte adaptée ». Le souci de vouloir retarder l’échéance de l’engagement nucléaire est certes légitime. Soviétiques et Américains sont parfaitement conscients des difficultés qu’il y aurait à maîtriser l’escalade nucléaire avec le risque, non négligeable, d’en arriver aux extrêmes.
Ceci explique les nombreuses prises de position en faveur du non-emploi en premier de l’arme nucléaire. Le général Rogers a, quant à lui, tenu à préciser qu’il convenait de conserver un nombre suffisant d’armes nucléaires pour laisser planer la menace de leur emploi. Le relèvement du seuil nucléaire à l’aide d’armements conventionnels très performants obligerait ainsi l’adversaire, pour l’emporter, à prendre la responsabilité de l’apocalypse nucléaire, ce qui le placerait devant une décision inacceptable.
L’avènement de nouveaux armements appelés PGM, munitions guidées avec précision, autrement dits armes intelligentes, rend techniquement concevable une « stratégie d’interdiction du deuxième échelon » visant à prendre à partie, dès le début de l’agression, des objectifs situés dans la profondeur « au-delà de l’horizon », et dont la destruction priverait l’assaillant des forces nécessaires au succès de son entreprise.
Une telle proposition comporte, comme vous pouvez le penser, des incidences financières qui, selon l’OTAN, signifieraient une augmentation de 4 % en termes réels des budgets de défense des partenaires européens durant six années. Un tel effort, dont il n’est pas démontré en outre qu’il serait suffisant, me paraît difficilement réalisable dans la conjoncture économique actuelle.
Si nous sommes moins concernés que nos partenaires européens par ce genre d’armements, nous nous devons, sous peine d’accumuler un retard technologique difficilement rattrapable, de ne pas sous-estimer l’intérêt de certaines études dans des domaines comme ceux du guidage des armes, de l’acquisition des objectifs, de l’effet terminal des charges… Tout retard technologique serait par ailleurs susceptible d’affecter nos marchés d’exportation d’armements…
Je rappellerai cependant que notre concept vise aussi à pouvoir compenser notre infériorité dans le domaine classique, et nous ne saurions en aucun cas la combler, par la menace d’emploi du feu nucléaire tactique étroitement couplé avec les représailles stratégiques.
Assistance et coopération dans le monde
Le troisième volet de notre politique de défense implique une capacité d’action hors d’Europe. Notre pays entend poursuivre sa politique d’assistance et de coopération et se donner les moyens de sauvegarder nos intérêts dans le monde. Devrais-je rappeler que près de 80 % de nos importations s’effectuent par mer ?
Les leçons du conflit des Malouines confortent les principes sur lesquels repose notre concept d’action et d’assistance outre-mer.
Je ne m’étendrai pas sur les divers aspects de ce conflit qui ont fait l’objet de nombreux commentaires et débats mais, je relèverai, pour ma part, un certain nombre de points qui me paraissent fondamentaux.
Il faut une volonté politique, fermement affichée, d’assurer la défense des intérêts nationaux majeurs. Cette volonté peut se manifester, comme nous le faisons nous-mêmes, par le déploiement de forces prépositionnées suffisantes, assorties d’une capacité réelle de renforcement rapide.
Il faut une organisation du commandement souple et adaptée, fondée à la fois sur une nette séparation des responsabilités politiques et militaires, et sur l’unicité du commandement opérationnel.
Il importe d’explorer les possibilités techniques, financières et juridiques d’un recours plus large aux moyens civils et au potentiel industriel national pour pallier les insuffisances logistiques immédiates.
Par ailleurs, je relève, en matière de définition et de préparation des forces :
— l’obligation de pouvoir disposer de forces interarmées équilibrées, propres à offrir la plus large gamme de capacités ;
— l’importance de la valeur individuelle du combattant, forgée par un entraînement intensif dans des conditions réalistes, ce qui implique sans doute d’engager initialement en majorité des troupes professionnalisées pour les actions extérieures ;
— la nécessité d’une étroite coopération interarmes et interarmées ; c’est une affaire d’esprit, d’habitudes et de procédures communes afin d’obtenir, à partir de capacités partielles, un ensemble de haute valeur opérationnelle.
Il faudrait aussi évoquer, à la lumière de ce conflit :
— l’importance de la maîtrise de l’air et l’intérêt, à cet égard de véritables porte-avions ;
— l’efficacité dissuasive des sous-marins nucléaires d’attaque vis-à-vis de flottes de surface moyennement équipées pour la lutte anti-sous-marine ;
— le caractère vital, pour une opération de quelque envergure, du soutien logistique fourni par moyens navals et aériens ; le volume nécessaire des munitions ne doit pas, en particulier, être sous-estimé ;
— l’efficacité des missiles modernes et les efforts à déployer pour leur opposer les parades adaptées, qu’il s’agisse d’armes ou de contre-mesures ;
— le rôle croissant de l’aéromobilité.
Je ne saurais ici être exhaustif. Toutes ces considérations orientent nos réflexions et nos études visant à accroître l’efficacité de nos moyens en général et notamment ceux prévus pour l’assistance rapide.
Les axes d’effort essentiels
En conclusion de cette partie je voudrais clairement dégager les axes d’effort essentiels qui s’imposent à notre défense.
Nous devons :
— préserver la crédibilité de nos moyens nucléaires en maintenant leurs capacités au-dessus d’un seuil de suffisance, même dans l’hypothèse d’une frappe en second ;
— renforcer la capacité de la France à remplir ses engagements au sein de l’Alliance atlantique par un concept d’emploi et des moyens plus adaptés aux contingences stratégiques et techniques ;
— améliorer nos possibilités d’assistance rapide pour mieux sauvegarder outre-mer nos intérêts majeurs et remplir les obligations découlant de nos accords de défense.
Planification et programmation
J’aborde maintenant la troisième partie consacrée à l’examen des problèmes financiers et aux questions importantes qui en découlent.
En 1976, le Parlement votait la loi de programmation militaire 1977-1982, qui visait à faire évoluer nos systèmes de forces, pour atteindre les capacités permettant d’assurer les missions fixées par le gouvernement.
Durant cette période, les armées ont bénéficié d’un niveau de ressources inégalé jusqu’alors, qui leur a permis de réaliser les programmes prioritaires, et de maintenir l’entraînement opérationnel des forces à un niveau acceptable. Malgré quelques retards dans l’exécution de certains de ces programmes, les armées n’ont pas été contraintes à des sacrifices sur l’essentiel. Ces retards ont néanmoins conduit le gouvernement à différer d’un an la période d’application de la nouvelle loi de programmation, afin d’achever la réalisation du contenu physique de la loi 1977-1982. C’est dans cette perspective qu’ont été établis les budgets des années 1982 et 1983, caractérisés respectivement par un prélèvement sur le Produit intérieur brut marchand (PIBm) de 3,89 et 3,91 %.
Les travaux concernant le projet de loi de programmation 1984-1988, qui doit être présenté au Parlement à la présente session, sont achevés. Ils ont été approuvés lors du conseil des ministres du 20 avril, et devraient être examinés par l’assemblée dans la deuxième quinzaine de mai.
S’inscrivant dans une planification à long terme, à l’horizon du siècle, cette programmation, à partir d’une analyse de l’environnement international et de son évolution prévisible, définit les missions confiées aux forces armées, et les ressources financières nécessaires. Elle décrit dans leurs grandes lignes les structures envisagées, et de façon plus précise le volume des effectifs à atteindre et les équipements devant être commandés ou livrés pendant la période 1984-1988.
Je n’en ferai pas l’énumération. Les articles parus dans la presse ont déjà permis de vous éclairer.
La loi de programmation se propose de satisfaire aux impératifs suivants :
— respect de la suffisance nucléaire face aux évolutions prévisibles des parades et menaces adverses, ce qui implique l’obligation de maintenir nos moyens nucléaires stratégiques et tactiques et leur environnement au niveau dissuasif crédible ;
— poursuite des efforts de recherche et d’études en amont des développements, pour garantir la valeur de nos futurs systèmes d’armes ;
— maintien du flux de fabrication des matériels classiques, pour assurer les capacités opérationnelles nécessaires à l’exécution des missions ;
— maintien du niveau actuel d’activité des forces.
La conjoncture économique et financière actuelle impose la plus grande rigueur dans l’élaboration de la loi. Les armées sont ainsi contraintes à rechercher un compromis entre, d’une part la poursuite de l’effort de rééquilibrage entre les dépenses de fonctionnement et d’investissement, afin de privilégier ces dernières en fin de période de programmation, et d’autre part l’acceptation de certains ajustements dans la définition des forces.
Cela conduit à recourir, de façon inéluctable, à l’étalement de certains programmes dans le respect des équilibres entre le nucléaire et le classique, bien que les capacités sans cesse améliorées des forces qui pourraient nous être opposées nous contraignent à développer des armements de nouvelle génération toujours plus performants donc plus chers. Le choix, chaque fois que cela est possible, d’équipements développés en coopération avec nos alliés, et la contribution importante des exportations à l’équilibre de notre industrie d’armements, ne suffisent pas à limiter la hausse des prix des systèmes d’armes à un rythme comparable à celui des autres produits industriels.
Cet accroissement des coûts, auxquels sont confrontés tous les pays du monde, conduit ainsi à rechercher, dans une enveloppe financière nécessairement limitée, le meilleur équilibre entre effectifs et matériels. Il y aurait en effet incohérence à vouloir maintenir des effectifs sans pouvoir disposer des matériels correspondants.
C’est la raison pour laquelle nous nous sommes trouvés dans l’obligation de procéder à une réduction des effectifs de chacune des armées, l’armée de terre supportant la plus forte déflation.
Mais cette déflation est à étudier avec la plus grande circonspection. En effet, la mise en œuvre et l’emploi des armements modernes exigent un personnel de plus en plus qualifié et parfaitement entraîné. Aussi, faut-il procéder à cette déflation tout en veillant à améliorer l’encadrement pour renforcer la capacité opérationnelle des unités. Il est pensable, à cet effet, de recourir, dans une proportion à définir, à la fois au personnel d’active et à un nombre plus important de volontaires pour un service militaire long.
En fait, la déflation des effectifs d’active pourra s’opérer principalement à partir de la diminution du recrutement annuel des officiers et sous-officiers.
Quant aux orientations concernant les modalités d’exécution du service national, il convient d’attendre, d’une part les conclusions des études actuellement menées sur les modèles de chaque armée, d’autre part les enseignements de la nouvelle loi sur le service militaire. Il apparaît, en effet, qu’outre une amélioration du contenu de ce service, qui est recherchée en permanence par une série importante de mesures nouvelles, une réduction de la durée du service est envisageable, dans la mesure où peut être réalisé l’équilibre entre les effectifs instruits nécessaires aux armées et le potentiel des jeunes à incorporer chaque année.
* * *
Voici quelles sont les réflexions que j’estimais devoir vous livrer aujourd’hui et auxquelles vos questions m’invitaient.
Mais je ne voudrais pas clore cet exposé sans insister, à la lumière des événements qui se succèdent à la surface du globe, sur l’importance que revêt la stratégie indirecte. Celle-ci moins concrète, plus subtile, plus insidieuse, est moins évidente qu’une stratégie opérationnelle menée avec des forces nationales. Les voies utilisées à cette fin sont multiples, et peuvent aller de l’utilisation des forces armées d’une puissance tierce jusqu’à des pressions économiques, politiques ou psychologiques, s’exerçant d’une façon savamment orchestrée. Cette stratégie, à l’évidence, vise à contourner la stratégie défensive occidentale, à ébranler la cohésion de l’Alliance atlantique, et cherche à saper la volonté de défense des partenaires occidentaux.
Seul le développement de l’esprit de défense me paraît de nature à endiguer les efforts de l’adversaire, et faire échec à une telle stratégie, qui serait à long terme mortelle pour nos démocraties et pourrait les conduire, si nous n’y prenons pas garde, à la capitulation sans combat.
Aussi, convient-il de poursuivre les efforts entrepris pour informer nos compatriotes de la réalité des menaces, et souligner la nécessité d’un effort de défense cohérent avec la situation internationale et les responsabilités de la France dans le monde.
Au terme d’une année consacrée à l’étude approfondie des problèmes de défense, vous êtes maintenant en mesure d’apprécier avec clarté les objectifs de la politique de défense française. Vous êtes mieux à même d’évaluer les problèmes financiers ou techniques qu’il faut surmonter, de cerner les principes essentiels d’harmonie et de cohérence, qu’il s’agisse des équipements ou des hommes, sans lesquels l’outil de défense ne saurait atteindre sa pleine efficacité.
Suffisance nucléaire, respect des équilibres entre le nucléaire et le classique, cohérence entre les équipements et les effectifs, recherche d’une maîtrise des coûts d’armement, développement de l’esprit de défense, sont les principes directeurs qui guident nos choix pour accroître la dissuasion globale et contribuer ainsi au maintien de la paix. ♦