Présentation
Thème
La réunion-débat organisée le 22 mars dernier par le Comité d’études de défense nationale d’aujourd’hui a donc pour thème « la crise des euromissiles ». Ce n’était pas un sujet très original, direz-vous peut-être, puisqu’il avait fait la « une » depuis plusieurs mois de tous les médias, et, puisque, en outre, il venait d’être abondamment commenté lors des élections en Allemagne fédérale, encore que celles-ci ne soient pas vraiment jouées sur l’affaire des euromissiles, contrairement à ce que beaucoup avaient prévu.
Mais nous ne voulions pas que ce débat retombe dans les considérations habituelles sur les causes du pacifisme ou du neutralisme en Allemagne et ailleurs, d’autant que nous avions déjà traité ce sujet au cours de notre journée d’études de juin dernier et que nous en avons rendu compte dans la livraison de décembre de notre revue, sous le titre « Volonté de défense et sécurité de l’Europe ».
Notre propos était d’analyser l’affaire des euromissiles en nous situant au-dessus de son environnement passionnel ou idéologique, afin d’en dégager, tout au moins dans un premier temps, les aspects proprement stratégiques, conformément à notre mission qui est d’animer la réflexion du public éclairé qui est le nôtre avec les grands problèmes de la défense nationale.
J’ai dit dans un premier temps, car si les propagandes se sont déchaînées à propos de l’affaire des euromissiles, c’est bien parce que son enjeu politique est devenu de capitale importance, en mettant en cause le principe même de la solidarité des partenaires de l’Alliance atlantique.
Nous proposions donc de prendre en considération dans un deuxième temps, ses prolongements politiques, et aussi ses aspects psychologiques, puisque l’actuelle offensive verbale soviétique vise de façon évidente les opinions publiques des démocraties occidentales, afin de faire pression par leur intermédiaire sur leurs gouvernements.
On a pu dire d’ailleurs, et non sans raison, que l’Union soviétique avait tout intérêt à détourner la discussion sur les euromissiles vers des considérations techniques et militaires, afin d’en faire paraître les données encore plus confuses et incertaines aux yeux des opinions publiques.
En outre on peut penser que le déploiement des fameux SS-20, qui est à l’origine de l’affaire, fut avant tout un geste politique à cible psychologique, comme l’est a priori celui de toute arme nucléaire. C’est la même idée qu’a exprimée notre ami André Fontaine, lorsqu’il a titré un de ses récents articles par une de ces formules dont il a le secret : « Il n’y a pas que des haricots » (1).
Interprétation
Si donc notre débat ne devait pas se borner à « compter les haricots », il convenait cependant, avant toute autre considération, de bien situer les capacités techniques et militaires des euromissiles en cause dans cette crise.
Pour que les choses soient claires, nous avions souhaité que soient considérés les seuls missiles qui méritent vraiment ce nouveau nom. C’est-à-dire les missiles nucléaires mobiles lancés de terre conçus pour être employés en Europe et pour avoir une capacité « sélective » et « anti-forces » largement au-delà du champ de bataille, soit une portée se situant entre 1 000 et 5 000 kilomètres environ, qualifiée « d’intermédiaire » en jargon Otan (2) et une erreur circulaire probable inférieure, disons, à 500 mètres.
Autrement dit nous souhaitions que nos discussions se limitent d’une part aux fameux SS-20 soviétiques, dont le déploiement en Europe a commencé en 1977 (3) et d’autre part aux futurs euromissiles américains, c’est-à-dire les Pershing II, actuellement à l’essai et qui doivent commencer à être déployés en Allemagne fédérale à la fin de l’année en cours, en même temps que des missiles de croisière, eux aussi déployés en Allemagne fédérale et en outre en Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas et Belgique (4). Ce déploiement n’aura effectivement lieu que si d’ici là les négociations entamées à Genève entre les Américains et Soviétiques n’ont pas abouti à des résultats satisfaisants. On sait que cette décision « sous condition », prise par l’Otan en décembre 1979, est maintenant connue sous l’appellation de la « double décision ».
Nous écartions donc de notre propos spécifique, mais sans nous interdire bien entendu d’y faire allusion, les systèmes d’armes nucléaires dits « avancés » encore en jargon Otan (5), c’est-à-dire portés par avions ou sous-marins, basés en Europe ou opérant à proximité de l’Europe. Et nous écartons aussi les armes nucléaires tactiques, bien qu’elles soient parfois englobées avec les systèmes d’armes avancés, sous l’appellation de systèmes d’armes nucléaires de « théâtre » toujours dans le jargon Otan (6), lorsqu’elles dépassent la portée de 160 kilomètres alors estimée comme étant la limite du « champ de bataille » proprement dit.
Questions
L’objet de notre débat étant ainsi clairement délimité, nous souhaitions donc dans un premier temps examiner les capacités techniques et militaires des euromissiles soviétiques et américains en question, pour tenter de déterminer les changements qu’ils peuvent entraîner dans les stratégies respectives, tant en matière de dissuasion que d’emploi éventuel.
Les questions que nous pouvons nous poser à ce sujet sont relatives notamment à leur capacité de frappe sélective et anti-forces voire « chirurgicale », à leur caractère « déstabilisant » par un changement radical dans le rapport de forces, au rôle qu’elles peuvent jouer dans le « couplage » avec les systèmes nucléaires stratégiques « centraux », ou encore avec les systèmes nucléaires tactiques du « champ de bataille ».
Ensuite, et à partir de ces constatations, nous voulions, dans un deuxième temps, essayer de dégager les scénarios qu’il est possible d’envisager dans l’avenir pour le déploiement des euromissiles, tant du côté Otan que Pacte de Varsovie, suivant l’évolution des négociations de Genève. On a parlé à ce sujet d’épreuve du bras de fer, de partie d’échecs (7), de gesticulation de la carotte et du bâton (8) mais le moment de vérité approche à mesure que l’année se déroule, et les options envisagées se multiplient, au point que notre ami Michel Tatu a pu intituler un de ses articles « À chacun son option » (9).
Les questions que nous pouvons nous poser alors à propos de ces options sont les suivantes : quelles sont celles qui sont crédibles du point de vue politique, tout en restant acceptables du point de vue militaire ? ; quelles pourraient être les conséquences militaires ou politiques de telle ou telle décision prise du côté soviétique ou par l’Otan, ou par tel partenaire de l’Otan ?
Nous mettions à part le cas français, puisque notre pays n’est pas directement impliqué dans la « double décision », prise par l’Otan. Mais il le reste en fait au plan politique, en tant que membre solidaire de l’Alliance, et il l’est aussi maintenant au plan pratique de la négociation, puisque les Soviets entendent prendre en compte notre système de dissuasion, bien qu’il ne comporte pas d’euromissiles au sens que nous avons donné à ce terme. La force nucléaire française est maintenant sur la sellette, qu’on le veuille ou non (10). La question est donc : quelles conséquences pouvons-nous en tirer ?
Exposés
Pour animer nos réflexions dans le sens que je viens d’indiquer, nous avons fait appel aux personnalités suivantes, que je cite dans l’ordre de leur intervention.
Pierre Cazalas ouvrira les exposés liminaires en nous présentant les capacités techniques et militaires des euromissiles (11).
Ensuite Jacques Vernant a traité, avec la compétence que nous lui connaissons, des aspects Otan de la « crise des euromissiles », et il nous a apporté son point de vue éclairé sur les scénarios envisageables pour l’avenir.
Enfin Dominique Moisi a pris à son compte avec son brio habituel les aspects français de la crise des euromissiles (12). ♦
(1) « Il n’y a pas que des haricots ». André Fontaine, Le Monde du 4 février 1983.
(2) En anglais : « Intermediate nuclear forces » (INF). « Intermediate » étant en général interprété comme compris entre 1 000 et 3 000 « miles ».
(3) Actuellement au nombre de 351 missiles (3 têtes chacun), s’il faut en croire les dernières évaluations américaines.
(4) Le déploiement prévu en fin de programme est : 108 Pershing II (1 tête) en RFA et 464 missiles de croisière ; dont 96 en RFA, 160 en Grande-Bretagne, 112 en Italie, 48 aux Pays-Bas et 48 en Belgique. Total : 572 missiles.
(5) En anglais : « Forward based system » (FBS).
(6) En anglais : « Theater nuclear forces » (TNF).
(7) « La partie d’échecs continue » André Fontaine, Le Monde du 29 décembre 1982.
(8) « La carotte et le bâton » Michel Tatu, Le Monde du 29 décembre 1982.
(9) « À chacun son option » Michel Tatu, Le Monde du 27 janvier 1983.
(10) « La force nucléaire française sur la sellette » Michel Tatu, Le Monde du 17 février 1983.
(11) L’exposé de M. Cazalas a été remplacé dans notre compte rendu par l’article du général Claude Paven.
(12) NDLR : M. Moisi a mis son texte à jour des derniers développements de la situation mais n’en a pas modifié la contexture qui garde la fraîcheur de l’exposé oral.