Remis en forme pour sa publication, cet article était à l'origine une conférence faite à Los Angeles. L'auteur montre les différences considérables dans la manière dont opinions publiques et responsables politiques perçoivent le monde soviétique selon l'endroit où l'on se trouve. Ces différences sont explicables et légitimes. Elles font partie d'un pluralisme qui est la marque essentielle de la civilisation occidentale, mais on ne doit pas non plus être dupe de l'utilisation que peut en faire l'autre camp.
La perception de l'Union soviétique par les Américains et les Européens
Face à l’Union Soviétique, les membres de l’Alliance atlantique se comportent comme les acteurs d’une pièce de Pirandello : « Chacun sa vérité ». On ne saurait dire que les inévitables tiraillements qui en résultent renforcent cette alliance. Les différentes perceptions de l’Union Soviétique et de la menace qu’elle représente sont l’une des causes majeures de friction à l’intérieur du camp occidental. Les dirigeants soviétiques l’ont si bien compris qu’ils s’appliquent avec constance, mesure et discernement à diviser les Européens entre eux, et par rapport aux États-Unis. L’analyse de leur comportement montre qu’ils ont compris depuis longtemps que leur image, comme toutes les autres, est largement indépendante de la réalité. Loin de le déplorer, ils s’en servent.
En cela ils n’ont pas tort puisqu’il est vrai que la perception en Europe de l’Union Soviétique, symétrique de celle des États-Unis, est avant tout un enjeu : elle est l’un des éléments déterminants de la lutte idéologique qui oppose les grandes puissances de l’Occident et de l’Orient. Il ne faut donc pas s’étonner si, intuitivement, les Européens estiment que les États-Unis ne sont pas neutres dans cette affaire, ce qui les entraîne à prendre des distances, voire à adopter une certaine méfiance qui contribue parfois à faire tourner le concert atlantique à la cacophonie. Du côté de Washington, les efforts de manipulation souvent tentés pour remédier à des dégâts déjà existants, arrangent en général d’autant moins les choses qu’ils sont plus circonstanciels, moins suivis, et, il faut bien le dire, plus maladroits que ceux de Moscou. La politique des compensations et des contrepoids, traditionnelle dans toute l’histoire des diplomaties occidentales, se révèle à cet égard néfaste : on joue d’un partenaire sur l’autre, on compense un affaiblissement par une dramatisation exagérée de la situation. De telles méthodes, pratiquées également des deux côtés de l’Atlantique, sont d’autant moins efficaces pour les Américains qu’elles débouchent dans beaucoup de cas sur un soupçon de machiavélisme, et notamment de machiavélisme économique, qui rend la suite du dialogue entre alliés plus difficile.
Les différences de perception concernant l’Union Soviétique ont été à l’origine même du Pacte atlantique. Et elles restent l’une des pierres de touche de la dramatique incompréhension qui s’est perpétuée au fil des années entre les États-Unis et l’Europe. Il faut admettre qu’il s’agit non seulement de « malentendus », selon l’expression célèbre du Dr Kissinger, mais de différences de point de vue, ce qui est plus grave. Deux différences fondamentales excluent que les points de vue puissent être identiques des deux côtés de l’Atlantique. La première est que l’Europe est géographiquement plus proche de l’Union Soviétique que l’Amérique. La seconde est que la connaissance et l’influence des idées et des problèmes socialistes sont incomparablement plus développés sur un bord de l’Atlantique que sur l’autre. Les dirigeants et l’opinion publique américaine ont tendance à considérer que les jugements européens perdent de ce fait en objectivité si bien qu’ils les pondèrent à leur manière. Ils pourraient au contraire considérer que les Européens sont mieux placés pour voir venir les difficultés dans leurs modalités détaillées. Sans être infaillibles, leurs perceptions méritent dans l’intérêt américain même, d’être prises en considération. En sens inverse les Européens pourraient admettre qu’un recul supplémentaire permet parfois de distinguer plus clairement le tableau d’ensemble. C’est cette démarche réciproque qui manque.
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