Introduction
Le 19 mai 1983 à l’École militaire, une journée a été consacrée au Fil de l’Épée. Il s’agissait d’examiner au cours de ce colloque, organisé à l’initiative de M. Charles Hernu, ministre de la Défense, de quelle manière sont ressenties dans le temps présent les idées exprimées il y a une cinquantaine d’années par le commandant Charles de Gaulle.
Cette tâche avait été confiée à cinq commissions, chacune d’elles étudiant au cours du mois précédent l’un des cinq chapitres de l’ouvrage pour en dégager d’une part les points forts et les analyser dans le contexte de l’époque, pour les transposer d’autre part dans le monde d’aujourd’hui afin de déterminer dans quelle mesure les traits du chef militaire et les rapports entre le politique et le soldat tels que les concevait l’auteur en 1932 avaient résisté aux transformations de la société. En effet, tant l’apparition des armements nucléaires que l’évolution des institutions de la République qui donnent maintenant au chef de l’État une place prééminente ont introduit des données nouvelles dans le dialogue entre le chef militaire et le responsable politique.
Les fonctions de président de commission avaient été confiées respectivement dans l’ordre des chapitres du Fil de l’Épée :
– au général Buis pour le chapitre « L’action de guerre » ;
– à M. Claude Bourdet pour le chapitre « Du caractère » ;
– à M. Pierre Emmanuel pour le chapitre « Du prestige » ;
– au général Lagarde pour le chapitre « De la doctrine » ;
– enfin au professeur Maurice Duverger pour « Le politique et le soldat ».
Les présidents ont été secondés dans leurs travaux par d’éminentes personnalités MM. Léo Hamon, Pierre Lefranc, William Serman, le professeur Duroselle, les généraux Valerie André, de Bordas, Delmas, l’amiral de Bigault de Cazanove. Ont également fait partie des commissions, des auditeurs de l’IHEDN, des élèves de l’École nationale d’administration, de l’École normale supérieure, des Universités de Paris et de province ainsi que des stagiaires des Écoles supérieures de guerre.
Ainsi, dans cette réflexion commune sur le Fil de l’Épée, le monde des lettres s’est trouvé associé au monde universitaire, et par l’intermédiaire de l’Institut des hautes études de défense nationale (IEHDN), à la haute administration civile, à la presse, aux organisations syndicales, au monde de l’entreprise. Dans ces conditions, la réunion la plus large des diverses sensibilités politiques, professionnelles, sociales, culturelles a été réalisée autour de l’œuvre de celui qui aura si profondément marqué la France de ce XXe siècle.
Regroupées dans leurs rapports respectifs les conclusions des travaux des commissions ont fait l’objet d’un débat public. La synthèse de ces études et de ces échanges de vue a été tirée à la fin du colloque devant M. Jean Laurain, secrétaire d’État auprès du ministre de la Défense, par le professeur Maurice Duverger.
Les pages qui suivent donnent le compte rendu de l’ensemble de la rencontre. Il paraît néanmoins opportun de rappeler très brièvement, en toile de fond, les traits dominants de l’époque qui a vu se former, se préciser, s’affirmer les idées qui devaient en 1932, s’assembler dans le Fil de l’Épée,
Cette époque, comme il fut dit, a été celle des années d’illusions :
– illusion dans une prospérité économique vite recouvrée mais fragile et on le verra au début des années 30, quand la crise économique aura traversé l’Atlantique ;
– illusion aussi dans une prééminence européenne pourtant déjà vers son déclin ;
– illusion encore dans la certitude que la France victorieuse pourra durablement imposer sa loi aux vaincus ;
– illusion enfin que la société des nations suffira à installer les nations et les peuples dans une ère de démocratie, de justice et de paix.
D’où, comme l’a écrit Jacques Chastenet, une période marquée par « un perpétuel retard sur les événements, par des hésitations et des contradictions, par une impuissance à définir une ligne de conduite et à s’y tenir ».
Et, à l’aube des années 30, c’en est fini de ce temps des illusions. La crise apparaît. Le fascisme s’est durablement saisi de l’Italie. Hitler s’emparera bientôt de l’Allemagne et libérera une par une les entraves imposées par Versailles.
Cette situation portait en germe les drames et les souffrances que notre pays allait connaître quelques années plus tard – Charles de Gaulle l’avait bien senti, lui qui dans l’avant-propos du Fil de l’Épée écrivait : « Mais quoi ? Sans désavouer aucune espérance où voit-on que les passions et les intérêts d’où sortent les conflits armés taisent leurs exigences ». Et plus loin : « Tient-on pour définitif l’équilibre d’aujourd’hui tant que les petits veulent grandir, les forts dominer, les vieux subsister ? ».
Comment dans ce monde d’incertitudes où les périls montent, ne pas comprendre que de Gaulle voit juste et loin quand il exhorte l’élite militaire à reprendre courage, confiance, et par-dessus tout conscience de son rôle prééminent. Et de décrire alors, tout au long des pages du Fil de l’Épée, le profil des chefs dont les armées et le pays ont alors besoin. Ces chefs, pour lui, doivent être des hommes de caractère, l’esprit ouvert sur les réalités et tourné vers l’avenir, aptes à rompre avec le dogme quand la situation l’exige, sachant dans l’action combiner intelligence et instinct ; et de préciser enfin les tâches respectives du politique et du soldat, et d’indiquer ce qui, selon les circonstances, les oppose ou les rapproche.
Dans le Fil de l’Épée, le soldat s’exprime, l’écrivain s’affirme qui a nourri sa pensée dans l’histoire, dans la lecture de Bergson, Barrès, Péguy, Clausewitz, Ardant du Picq, sans que l’on puisse dire ce qu’a été l’influence de l’un ou de l’autre tant il est vrai que Charles de Gaulle trouvait d’abord en lui-même toute la force de ses convictions.
Comme l’a écrit M. Pierre Lefranc, chacun des engagements du général de Gaulle « fut l’aboutissement d’une profonde analyse et l’application aux faits humains et politiques d’une longue réflexion ».
Et dans ce Fil de l’Épée, au-delà du soldat et de l’écrivain apparaissent déjà les traits de l’homme d’État, de celui qui le 18 juin 1940 allait, au plus fort de la tourmente, indiquer la voie du salut, rendre l’espoir au pays et rassembler toutes les énergies pour que la France soit présente à l’heure de la victoire.
Que d’enseignements à tirer de cette œuvre ! Le colloque a permis d’y retrouver les vérités essentielles qui ont encore leur place dans le monde d’aujourd’hui. ♦