Allocution du Chef d'état-major de la Marine (CEMM) à l'Académie de Marine le 13 juin 1984.
Marine et évolution technique
Votre Académie a toujours eu le souci de ne pas limiter son domaine d’intérêt aux études historiques, artistiques ou purement abstraites qui vous détourneraient de la réalité présente. Au contraire, vous manifestez le souci constant de suivre l’actualité de la vie maritime et singulièrement de la vie de la marine nationale.
Vos travaux ont donc été résolument ouverts à la prospective, cet art par lequel nous essayons de réduire le hasard et de maîtriser l’avenir : culte moderne que nous rendons à Chronos pour tenter de conjurer nos inquiétudes et de résoudre l’inconnu de notre devenir commun.
Démarche difficile qui cherche à discerner, au milieu des avenirs possibles, celui qui doit être choisi comme étant le plus convenable pour la préparation du futur, mais qui doit aussi rester compatible avec les justes aspirations des hommes d’aujourd’hui.
Je vous propose d’aborder cette démarche en analysant les trois défis posés au chef d’état-major de la marine, qui veut utiliser au mieux l’évolution technique : les défis du temps, des ressources et des hommes.
I. - Le défi du temps
Le défi que lui jette le temps est le suivant : il faut appliquer une évolution technique, qui avance soit par sauts soit par progrès continu, à des navires et aéronefs dont le rythme de renouvellement ou de refonte est cyclique, et ceci grâce à un flux de ressources financières quasi constant.
Dans certains domaines, l’évolution des techniques permet des modifications brutales de l’armement, elles-mêmes génératrices de mutations géostratégiques. D’autres domaines de l’armement sont marqués par une évolution continue, mais non moins significative.
L’évolution par sauts
Au moment où un certain nombre de techniques concordantes ont atteint un niveau suffisant de qualité, parfois par un lent perfectionnement mais aussi bien souvent à la suite d’une découverte scientifique ou d’une percée technologique, alors et alors seulement apparaît la possibilité de réaliser un moyen nouveau.
L’exemple du missile de croisière, qui ne figure pas encore dans notre panoplie stratégique, l’illustre au plus haut point. Il a fallu, pour qu’il apparaisse, que soient réalisés des turboréacteurs de très faible poids pour une excellente poussée ; il a fallu que de nouveaux matériaux et des structures modernes soient utilisés afin d’atteindre des portées suffisantes ; il a fallu que des mémoires informatiques soient miniaturisées et que leurs capacités deviennent suffisantes pour enregistrer les profils du terrain ; il a fallu enfin que les centrales inertielles permettent l’autoguidage dans des conditions très difficiles, le long d’un trajet de vol imprévisible, et assurent à l’impact une excellente précision.
L’exemple du nucléaire est non moins frappant. Dans l’arme nucléaire sont associés un vecteur complexe et une tête dont la réalisation fait appel aux technologies les plus performantes dans les domaines des matériaux, de la mécanique et de l’électronique. Dans l’explosion interviennent des phénomènes de la physique des plasmas, des températures de plusieurs millions de degrés, des pressions de plusieurs millions d’atmosphères qu’il faut savoir maîtriser, c’est-à-dire contrôler par une instrumentation adéquate.
Les moyens nouveaux, à leur tour, modifient brutalement les conditions du combat.
L’Histoire navale a déjà enregistré l’impact de l’apparition de l’artillerie, de la machine à vapeur et plus récemment des équipements électroniques.
Notre génération, elle, aura vu naître la propulsion nucléaire des sous-marins, le missile dans la lutte de surface, les satellites et leurs applications civiles et militaires. Le caractère propre du combat en a été changé brutalement.
Le sous-marin nucléaire s’affranchit presque totalement de la nécessité de reprendre la vue. Le missile unifie et déstabilise la lutte de surface ; il donne des moyens offensifs redoutables à des forces qui ne bénéficient pas d’un soutien économique ou industriel très puissant. Le satellite permet une navigation très précise dans toutes les conditions ; il autorise des communications discrètes, instantanées et à grand débit ; il surveille la surface des espaces océaniques.
Les conflits limités qui ont éclaté depuis la Deuxième Guerre mondiale ont bien manifesté ce genre de discontinuité : c’est la guerre de 1967 qui, par la destruction du destroyer israélien Eilath, a fait prendre conscience de la rupture introduite par le missile dans le combat de surface ; c’est celle des Malouines qui a révélé aux hommes politiques l’importance du sous-marin nucléaire d’attaque dans le combat futur ; les conflits du Tchad et du Liban sont, eux aussi, riches d’enseignements, en particulier dans le domaine de la guerre électronique : recherche, exploitation et diffusion du renseignement, moyens actifs d’autodéfense.
Il paraît nécessaire de revenir sur l’exemple du missile offensif et de développer la nature des discontinuités que cette arme a introduites dans le combat de surface.
Pour le missile mer-mer, ou air-mer la recherche d’une capacité de pénétration optimale reste l’objectif prioritaire afin de percer les systèmes d’autodéfense en développement ; cette meilleure pénétration est obtenue de plusieurs façons : tout d’abord, par une vitesse qui croît au-delà de Mach 1 vers Mach 2 et 3, puis par la possibilité d’adopter différents profils de vol en altitude et azimuts de présentation, avec des évasives brutales sur le parcours final, et enfin par un autodirecteur protégé contre le brouillage et le leurrage et utilisant des ondes millimétriques ; ces ondes, affinant la résolution des images obtenues, autorisent une véritable reconnaissance des formes et donc le choix de l’angle d’attaque le plus favorable.
À plus long terme, devraient apparaître des autodirecteurs multi-modes combinant les possibilités offertes par le radar, l’infrarouge, le laser et les techniques de « homing » sur radar.
L’augmentation des portées conduira au développement d’aéronefs légers de désignation d’objectif transhorizon. On voit aussi, pour mieux se défendre contre ces missiles, se confirmer le besoin d’un aéronef de guet avancé. Bien que l’hélicoptère ne puisse dans l’immédiat remplir toutes ses fonctions, en particulier en raison de ses limitations en altitude, il doit combler une partie de ce besoin.
C’est dire que l’introduction du missile offensif dans le combat de surface en a complètement bouleversé les données. Une puissance offensive considérable est ainsi acquise grâce à des moyens relativement peu coûteux. Dans certaines zones sensibles, ce missile constitue la menace dominante car il peut être mis en œuvre par le bâtiment de surface, l’avion, l’hélicoptère, le sous-marin et même les batteries côtières.
La menace de certaines de ces armes perfectionnées se manifeste maintenant dans les conflits périphériques, et c’est peut-être la conséquence la plus grave de cette rupture permise par l’évolution technologique. C’est ainsi qu’à partir de discontinuités dans l’armement nous passons à des discontinuités géostratégiques, l’apparition de moyens radicalement nouveaux transformant les conditions géographiques dans lesquelles s’exercent les rapports de forces.
L’évolution continue
D’autres domaines, comme celui de l’acoustique sous-marine et de l’informatique, sont caractérisés par un progrès continu. L’exemple de la détection sous-marine est probant. Le choix fait, il y a quelques années, par la marine française, de recherches et développements dans le domaine de la détection active nous a acquis une position prééminente qui n’a pas perdu de sa valeur, en particulier pour la détection dans les zones fréquentées et bruyantes.
Parallèlement nos alliés, qui développaient des moyens de détection passive, obtenaient des détections plus lointaines mais sur objectifs bruyants et dans des zones de détection discontinues. Nous éprouvons aujourd’hui le besoin de développer des moyens analogues, dans le souci non pas d’une rupture mais plutôt d’une complémentarité.
Les progrès en écoute sous la mer ont été acquis au prix d’une course vers des fréquences de plus en plus basses et d’un traitement du signal de plus en plus difficile à réaliser.
Parallèlement, les efforts techniques dans la construction du sous-marin ont porté sur la recherche de la discrétion. C’est pour notre marine une priorité absolue car la crédibilité de notre force océanique stratégique en dépend. Pour le bâtiment de surface, aussi, le silence est important dans toutes les formes de combat auxquelles il est susceptible de participer.
Il y a donc depuis des années une course-poursuite entre, d’une part, performances des moyens d’écoute et, d’autre part, qualités de discrétion acoustique, course-poursuite très progressive, qui justifie la cohérence et l’efficacité de nos choix.
Enfin les progrès continus de l’informatique sont devenus le premier moteur d’évolution de l’armement naval. Ils sont permis par l’intégration sans cesse améliorée des composants électroniques. Leurs limites sont loin d’être atteintes, puisque l’objectif très raisonnable pour 1995 est de mettre cent fois plus de transistors dans une « puce » qu’aujourd’hui. Les techniques informatiques interviendront partout dans le fonctionnement interne de nos unités et particulièrement des bâtiments. Elles allégeront les tâches de servitude liées à la mise en œuvre des armes et de la sécurité, à l’entretien et au soutien logistique. Dans le domaine tactique, où elles permettent déjà le traitement de l’information, elles pourront intervenir davantage pour l’aide à la décision. On pourra alors parler de « systèmes de commandement ».
Combinaison des deux types d’évolution technique
On remarquera enfin que de la convergence simultanée de plusieurs progrès techniques continus peut naître une mutation brutale dans l’armement, la coïncidence de différents progrès de nature souvent quantitative amenant parfois une rupture qualitative.
L’informatique aide d’ailleurs puissamment à ce genre de coïncidence en permettant d’associer de façon cohérente des armes et équipements, eux-mêmes en progrès régulier, en un système de combat qui réalise une percée dans un domaine de lutte. C’est donc simultanément d’un meilleur traitement de l’information par les techniques informatiques et du développement des technologies propres liées aux différents senseurs et aux différentes armes que nous attendons une amélioration de nos systèmes.
On perçoit ainsi mieux la principale difficulté de la prospective en matière d’armement naval : comment à partir de l’observation d’évolutions techniques diverses, apparemment indépendantes et de rythmes variables et irréguliers, garantir à l’avance la convergence indispensable pour réaliser en temps voulu le système ou le navire le plus efficace ?
On perçoit aussi combien ce rythme d’évolution technique en dents de scie ou marches d’escalier sera difficile à adapter au rythme périodique de vie du matériel naval. En effet, pour le chef d’état-major de la marine le défi du temps c’est, aussi, le défi lancé par le rythme cyclique du renouvellement des matériels.
Un système de combat, c’est-à-dire un ensemble intégré de différents matériels, armes et équipements, a une durée de vie, un temps propre. Ce temps est d’abord celui de la conception, de la recherche, puis du développement et de l’industrialisation, soit au minimum pour les matériels les plus simples, dix ans, le plus souvent vingt ans ; c’est ensuite celui de l’utilisation opérationnelle et de l’entretien, soit vingt à trente ans. L’on peut donc dire que le cycle d’un système couvre presque un demi-siècle, la durée de vie d’un bâtiment étant de trente ans en moyenne, celle d’un avion légèrement inférieure.
Entre nos bâtiments et systèmes de combat, soumis à des mutations ou à des renouvellements périodiques, et une technique qui évolue par sauts ou de façon continue et donc à un rythme très différent, se pose par conséquent un délicat problème de rendez-vous. Une telle coordination n’est malheureusement réalisable qu’à travers le flux financier des investissements que l’État peut consentir pour la Défense. Or ce flux est, de par la loi, défini annuellement et ne peut évoluer que lentement.
Il doit, en moyenne, permettre tous les ans le renouvellement du vingt-cinquième du total des moyens matériels, si l’on veut préserver le capital. Compte tenu de la durée de réalisation des programmes navals, il est essentiel pour le chef d’état-major de disposer de la garantie que le programme pourra être conduit à son terme. La loi de programmation 1984-1988 manifeste à cet égard une promesse indispensable et rassurante.
Mais une telle promesse, si elle aide à faire certains choix, n’affranchit pas pour autant la marine de cette difficulté extrême : adapter les deux rythmes très différents de l’évolution technique et de la vie de son matériel grâce à un flux de ressources quasiment invariant.
Tels sont les principaux aspects des défis que le temps jette à la marine dans son adaptation permanente à l’évolution technologique.
Mais ce problème ne peut être dissocié du contexte économique dans lequel se développe l’outil industriel : c’est le défi posé par la limitation de nos ressources.
II. - Le défi des ressources
Les ressources que le pays peut consacrer à sa défense sont naturellement limitées. Dans l’absolu, cette considération est triviale ; elle est le problème de tous les responsables, de tous les gestionnaires.
Elle ne devient intéressante que dans la mesure où elle oblige à des choix concrets et à une politique clairvoyante, dans le domaine des constructions navales comme dans celui de l’entretien.
Il s’agit d’abord d’utiliser au mieux nos ressources en recherche et en développement.
Politique de recherche
Seules certaines voies peuvent être privilégiées. Le foisonnement des technologies ne permet pas en effet à une puissance moyenne de poursuivre des études et des recherches dans tous les domaines envisageables. La tentation est grande de se lancer dans des directions attirantes mais qui, faute de moyens, ne pourraient déboucher. Les investissements humains et financiers seraient alors très probablement perdus, perte irrattrapable car les engagements couvrent des cycles très longs.
L’erreur serait d’autant plus grave que l’évolution technologique dont le rythme s’accélère sans cesse et la ramification croît en exponentielle conduit, en ces domaines, à des coûts qui augmentent plus vite que le PIBM. Nous n’avons pas les moyens de tout faire. Les bons choix doivent être faits et très tôt. Il faut savoir fermer des portes, parfois cruellement.
Fallait-il, par exemple, poursuivre dans le domaine des avions à décollage vertical ainsi que l’ont fait les Anglais ? Ne valait-il pas mieux chercher à améliorer les avions actuels pour développer des avions à décollage court ? En détection sous-marine, fallait-il continuer à vouloir atteindre, dans tous les cas, le chemin acoustique sûr ou plutôt développer des senseurs acoustiques passifs ? Les choix ont été faits ; le présent nous montre qu’ils ont été judicieux.
Les critères de choix sont naturellement financiers ; le rapport coût/efficacité doit être pris en considération, l’appréciation de « l’efficacité » se faisant non seulement à partir de considérations opérationnelles mais aussi d’éléments de stratégie générale de défense, d’indépendance nationale, d’autonomie technologique, de préservation ou mise en place d’un outil industriel national ou européen.
Il nous faut donc rester en permanence vigilants et ouverts face au foisonnement technologique. C’est dans ce but que le 8 février 1984 a été créé auprès du délégué général pour l’armement, le conseil scientifique de défense dont la mission est d’alerter les autorités sur les progrès scientifiques ou techniques susceptibles d’avoir un impact important sur le développement des armements.
Politique de développement
Au stade de l’industrialisation intervient un second choix qui n’est pas moins crucial : c’est le choix entre quantité et qualité. Il s’impose lorsqu’une voie a été explorée par la recherche et que la faisabilité d’un équipement ou d’une arme est assurée.
C’est la nécessité d’amortir l’investissement initial de recherches et de développements exploratoires qui pose alors le problème.
En effet ce prix est lourd à payer. L’accroissement des coûts d’investissement pour rester à « effet qualité » égal correspond sur une longue période aux taux annuels de croissance en volume du PIBM. C’est du moins ce qui a été observé sur une longue période pour les années passées.
On peut chercher à les amortir au mieux en réalisant un nombre maximum d’exemplaires du système sous sa version la moins onéreuse, c’est-à-dire la moins performante. Mais il existe un seuil au-dessous duquel les armements n’ont plus de valeur face à un adversaire équipé de façon moderne.
Poussé par l’enthousiasme technique, on peut, dans l’autre sens, perfectionner le système au-delà d’un seuil où, son coût, bien que justifié par une efficacité accrue, ne permet plus d’en acquérir un nombre suffisant.
L’équilibre entre ces deux extrêmes, est d’autant plus délicat à trouver qu’intervient, évidemment, l’impératif opérationnel d’équiper un nombre significatif d’unités.
Il s’agit donc de trouver un compromis entre quantité et qualité, quantité pour garantir un nombre d’équipements suffisant afin de rentabiliser l’outil industriel qui nous alimente, pour renouveler à temps l’ensemble de nos forces, pour maintenir à leur disponibilité une crédibilité indiscutable ; qualité pour rester efficace face à la menace, en profitant de l’évolution technologique.
C’est là un premier défi qui est lancé à la marine par la limitation des ressources.
Politique de renouvellement et d’entretien du matériel
Quels concepts de renouvellement et d’entretien des matériels pouvons-nous définir pour gérer notre capital naval avec le meilleur rendement ?
Nous avons vu que toutes les techniques utilisées à bord d’un bâtiment ou dans un système de combat n’avaient pas forcément le même temps propre et que des décalages de générations technologiques pouvaient y apparaître.
Sachant que la durée de vie d’un bâtiment est celle de sa coque et de son système propulsif, il nous faut prévoir pour les équipements et pour les armes, plus éphémères, des systèmes modulaires facilement interchangeables. Une modernisation devient ainsi possible ; elle prend place au milieu de la vie d’un bâtiment.
Certains équipements particulièrement précieux peuvent même n’exister qu’en quelques exemplaires ; ils pourraient être installés suivant le besoin pour des missions particulières ; leurs infrastructures doivent être prévues en conséquence.
L’entretien, quant à lui, doit naturellement s’opérer de façon régulière en différentes étapes : à la mer ou au port, soit par les moyens du bord, soit avec le concours des organismes spécialisés, militaires ou civils. Le matériel électronique, dès aujourd’hui, jouit d’une excellente disponibilité grâce aux tests intégrés de bon fonctionnement ; en revanche la propulsion nécessitera toujours des périodes d’indisponibilité assez longues.
Peut-être l’amélioration lente de sa fiabilité et l’abandon du concept de visites systématiques pour celui de visites selon état ou suivant besoin, permettront-ils d’augmenter le pourcentage de disponibilité opérationnelle, en temps, de nos unités.
Ces objectifs ont déjà été atteints pour la propulsion nucléaire qui permet de passer les deux tiers du temps à la mer mais nécessite deux équipages. Le rétablissement d’une sorte de cohérence dans les rythmes d’activité de différents bâtiments, quel que soit leur mode de propulsion, pourrait ainsi être atteint.
Il paraît donc difficile de dégager une philosophie unique d’entretien du matériel. Il y aura toujours des matériels durables, à entretenir sur de longues périodes, et des matériels dont les technologies beaucoup plus modernes permettront des remises à neuf périodiques conduites de façon plus souple.
Un souci général sera d’améliorer le temps global de disponibilité opérationnelle afin de pallier par une efficacité accrue la diminution du nombre des plateformes. La prise en compte, dès la conception, de la facilité de maintenance devrait le permettre.
Du même coup, on diminuera les effectifs nécessaires à l’entretien et l’on résoudra mieux le défi des ressources dans sa dimension humaine.
III. - Le défi des hommes
Il y a défi car, face à ses lourdes tâches, les ressources humaines de la marine sont doublement limitées, par les exigences de la formation et par la quantité (effectifs).
Seule une formation adaptée et poussée permettra au personnel de la marine quelle que soit la valeur au recrutement, actuellement excellente, de relever le terrible défi que jette à sa compétence la complexité de son futur domaine d’action.
Les domaines de formation
Depuis toujours le marin s’est trouvé à la pointe de la technique et de la science, voire de la science-fiction, comme l’a si bien illustré Jules Verne. Il a dû utiliser l’innovation, et même la provoquer. Ingénieur, technicien, mais non moins militaire et combattant, il a toujours envisagé l’avenir de la technique et du combat. Au-delà de la formation maritime et militaire de base, la formation des marins s’est organisée suivant les lignes de forces du champ créé par le dipôle science et combat.
La formation scientifique et technique a été traditionnellement envisagée d’une façon très pragmatique. Il s’est agi très tôt, à partir d’une bonne formation scientifique générale, de développer les connaissances techniques nécessaires pour assurer d’une part la meilleure mise en œuvre à la mer mais aussi la disponibilité, c’est-à-dire, en fin de compte, les réparations. Il en est découlé une ambivalence technico-opérationnelle.
Le foisonnement des techniques dans les différents systèmes mais surtout la modification des concepts de maintenance du nouveau matériel électronique et informatique nécessitent, aujourd’hui, un ajustement. Certes l’éloignement du port de base pendant de longues périodes obligera toujours les hommes à remettre en état le matériel dont ils sont chargés mais, grâce aux nouveaux dispositifs d’aide au dépannage, leur intervention se limitera souvent à un diagnostic très général conduisant à l’échange d’une pièce. Il ne semble donc pas nécessaire d’augmenter la part relative de la technique dans la formation ; mais il faudra apprendre à vivre avec l’informatique.
En revanche, le besoin de connaissances scientifiques pour la mise en œuvre des matériels se révélera de plus en plus fort. Outre une bonne connaissance des caractéristiques physiques de l’air et de la mer, il faudra dominer les principes des systèmes de veille et d’armes pour comprendre leur logique de fonctionnement. Il faudra maîtriser le traitement de l’information. Le niveau de l’enseignement général théorique devra s’élever encore.
L’aptitude à la synthèse deviendra plus indispensable que jamais ; devant le foisonnement désordonné des techniques et la convergence d’informations de tous ordres, il nous faudra au XXIe siècle des esprits aussi clairs et aussi lucides que celui de cet Henri le Navigateur qui fit la grandeur du Portugal au XVe siècle.
Mais, en même temps, le combattant devra devenir apte à mener rapidement des opérations très complexes, car le rayon d’action des mobiles et les portées des armes s’accroissent démesurément, car les zones de surveillance sont désormais à l’échelle des océans, car les problèmes tactiques deviennent de plus en plus divers et urgents.
Il sera donc de plus en plus difficile de devenir un bon professionnel du combat.
Dans ces conditions une certaine réduction relative de la formation technique au profit de la formation opérationnelle, accompagnée d’un approfondissement des connaissances scientifiques apparaît la conséquence probable des évolutions en cours.
Là comme ailleurs, il ne peut être question d’une rupture brutale mais bien d’une adaptation souple, en raison de la stabilité de certaines technologies anciennes.
Il est un domaine dont l’importance ne fera que croître pour la marine et plus particulièrement pour ses forces, c’est celui du traitement de l’information.
Nous avons déjà, à travers notre analyse de la formation, évoqué la complexité accrue du combat. Dans l’avenir, le risque est grand que la surabondance de l’information opérationnelle vienne paralyser le commandement. Nos commandants de l’avenir ne pourront l’emporter sur mer que grâce à des outils d’aide à la décision.
Les techniques que l’on a l’habitude de regrouper sous le terme assez impropre d’intelligence artificielle seront certainement susceptibles d’application dans ce domaine déjà partiellement rempli par le SENIT (Systèmes d’exploitation navale des informations tactiques), le SYCOM (Systèmes de commandement de la marine) et nos systèmes de transmissions.
Les systèmes experts, le traitement de la parole, la compréhension du langage, l’analyse des images, la reconnaissance des formes y permettront certainement un dialogue plus aisé entre l’homme et la machine.
Parfois de tels systèmes, ayant mémorisé et analysé ce qui, dans l’action est prévu ou prévisible par raisonnement logique, pourront comparer le tableau ainsi établi avec la situation réelle ; par différence, ils dégageront immédiatement l’insolite, l’imprévu, c’est-à-dire une manifestation possible de l’ennemi. La prise de décision en sera singulièrement accélérée et éclaircie.
Mais saurons-nous accepter de tels systèmes futurs ? Les hommes ne seront-ils pas effrayés par leur propre création ? Pygmalion, au lieu de tomber amoureux, pourrait bien tout simplement manifester sa méfiance.
Mais, quoi qu’il en soit, on devine que seuls maîtriseront de tels outils ceux qui allieront à une haute compétence scientifique et technique une excellente formation opérationnelle.
Les méthodes de formation
De nouvelles étapes de formation sont-elles nécessaires ? Faut-il continuer à marquer le déroulement des carrières par des passages en école pour une mise à niveau des connaissances théoriques ou faut-il préserver une mise à niveau continue et décentralisée ? Le temps passé en école n’est pas immédiatement productif. Une part importante des effectifs de la marine y est immobilisée. Or la télématique rend aujourd’hui concevable une certaine décentralisation de l’enseignement ; il n’est pas impensable qu’ayant recruté des personnels d’un excellent niveau de formation générale, on puisse les adapter aux conditions techniques de leur fonction, sur le tas, ou par des formules souples de stages.
La population française ne croîtra plus que lentement et la proportion des jeunes gens y diminuera. La marine doit donc relever un autre défi, lancé par la réduction prévisible de ses effectifs.
Les gains de productivité que l’industrie enregistre peuvent et doivent se manifester dans les unités. La réduction des effectifs est déjà considérable entre bâtiments de types analogues et de générations différentes. Ce phénomène ne pourra aller qu’en s’accentuant grâce à l’automatisation.
Nous devons cependant garder à l’esprit que notre finalité reste le combat et que les avaries dues aux coups de l’ennemi pourraient nécessiter des effectifs nombreux, l’homme montrant toujours une meilleure capacité que les matériels à s’adapter à l’imprévu. De l’aptitude de ses hommes à dominer l’évolution technologique dépendra donc la valeur de la marine de demain.
Importance d’une large réflexion prospective
Il nous faut guetter les évolutions techniques pour percevoir les discontinuités en matière de systèmes d’armes et ne pas nous laisser surprendre.
Il nous faut, en fonction de notre analyse prospective du besoin stratégique et opérationnel, faire le bon choix très tôt entre les différentes percées technologiques envisageables. Face au foisonnement des menaces dues à la multiplication des possibilités techniques nous ne pouvons pas envisager toutes les parades en raison de la limitation de nos ressources matérielles et humaines, qui sont celles d’une puissance moyenne.
Le problème est certes technique, car il implique que nos scientifiques, nos chercheurs, nos ingénieurs, nos états-majors préservent une position prééminente dans les domaines de pointe mais il a aussi une dimension humaine fondamentale ; il nous faut former les hommes qui sachent s’adapter à la troisième révolution industrielle.
L’adaptation nécessaire de la marine aux données techniques les plus modernes suppose donc de la part de tous, trois qualités.
La première, c’est l’imagination. Il faut que le chef d’état-major, ses adjoints, les services techniques de recherche de la DGA et de la marine, soient en permanence en éveil pour guetter, dans la floraison continue des découvertes, celles qui peuvent être directement applicables à la marine.
La seconde vertu, c’est le discernement ce fil du rasoir entre la prudence et l’audace, spécialement dans l’emploi des moyens financiers qu’il ne faut pas engager à tort et à travers, sous l’impulsion de chercheurs, d’industriels, ou de spécialistes militaires attachés pour diverses raisons à leurs recherches personnelles.
La dernière, enfin, c’est le dialogue. Le choix d’une technique, le lancement d’un programme, la mise au point d’un système d’armes supposent une confiance réelle entre chercheurs, industriels et utilisateurs.
Ce sont ces derniers, nos marins qui, en fin de compte, permettront à ces équipements d’atteindre leur pleine efficacité. À cette triple condition, la recherche et la technologie amélioreront sans cesse la capacité de notre marine et contribueront ainsi à la défense de notre pays pour le maintien de la paix dans le monde. ♦