Les débats
Les sondages
• Il est possible d’apporter un complément d’information au remarquable exposé de Mme Humbertjean. On ignore généralement qu’en 1956-1957 une enquête apparemment très sérieuse a été faite sur les jeunes du contingent, en les interrogeant d’abord à leur entrée au service militaire et ensuite à la fin de celui-ci. Il est très frappant de voir que les conclusions de cette enquête confirment ce que nous apprennent les enquêtes plus récentes. Cette enquête de 1956-1957 n’avait pas été publiée en son temps (le Sirpa n’existait pas à cette époque-là) parce qu’elle avait quelque peu déçu ceux qui l’avaient commandée. Ils espéraient en effet voir une différence d’attitude des appelés entre leur arrivée au service et leur départ. Or, les pourcentages et les réponses étaient les mêmes dans les deux cas.
Cette enquête, nullement directive, portait sur deux mille individus. Elle a permis de percevoir l’importance primordiale attachée par les jeunes aux valeurs de ce que l’on pourrait appeler la vie privée : vie familiale, amour, amitié, vie du petit groupe. Les valeurs nationales ne venaient qu’au second rang, en particulier la disponibilité au sacrifice pour la communauté nationale. À trente ans d’écart, il est curieux de constater une grande stabilité entre les résultats de l’enquête de la Sores et ceux de cette enquête qui a pourtant été établie sur des critères fort différents et d’ailleurs en fonction d’une autre hiérarchie des valeurs. On aurait probablement obtenu le même constat à une époque antérieure s’il y avait eu des sondages.
Il y a donc un facteur durée qui paraît important, et l’on peut reprocher à la méthode des sondages d’insister sur des différences temporaires et de ne pas tenir suffisamment compte des dimensions de longue durée. C’est effectivement difficile car les questions ne sont jamais formulées de manière identique, mais la permanence de certaines données est probablement plus importante que des variations épisodiques.
• On a parlé des valeurs intimistes chez les jeunes, qui viendraient après les valeurs d’universalisme. Ces dernières ne correspondent pas à des valeurs de défense de la patrie mais aux droits de l’homme et à des valeurs scientifiques.
• Si le sondage de la Sores avait été effectué à l’échelle européenne, s’il avait porté sur une « population » de stratèges et d’hommes politiques, on aurait peut-être trouvé des pourcentages très voisins. Par intuition, l’opinion rejoint finalement l’avis des experts.
• Les résultats de pareils sondages seraient peut-être semblables mais les moyens pour y arriver et les modes intellectuels utilisés seraient très différents.
• Introduire des débats par des sondages pose un problème intellectuel, non pas pour mettre en cause la fiabilité des sondages, mais le sondage à l’opinion fait un peu penser à la dissuasion car il dissuade d’entrer dans l’analyse. Il a été dit que la responsabilité des commentaires n’incombe pas aux instituts, mais ceux-ci savent bien ce que leurs clients recherchent. Les commandes qui sont passées ne sont pas neutres.
Il a été dressé un tableau où l’on voit d’un côté des valeurs intimistes et d’autres où figure le mot armée. Pourquoi a-t-on utilisé le mot armée plutôt que défense ? Si on utilise le premier terme, il faut le comparer avec d’autres qui sont du même ordre et qui représentent des institutions, gouvernement, police, sécurité sociale, éducation nationale.
Troisième observation, il a été relevé que le pacifisme avait baissé en France entre novembre 1981 et novembre 1983. On serait tenté de dire que c’est une remarque banale, car en fin 1983 on était au terme du débat sur les euromissiles. L’opinion française suivait la thèse de son gouvernement telle qu’elle était relayée par les médias. On peut d’ailleurs faire la même analyse en ce qui concerne l’adhésion à la dissuasion nucléaire. On constate en effet que le renversement c’est produit en 1974, l’année où le parti socialiste et le parti communiste se sont officiellement ralliés à la dissuasion. Il est évident que ces prises de position ont eu des répercussions sur l’opinion. Il est donc regrettable que, dans l’usage que l’on fait des sondages, on oublie la cause pour ne voir que le résultat et on fait un événement de ce qui n’est qu’une conséquence. Les partis politiques forment eux aussi l’opinion.
Éducation nationale et Défense
Un protocole a été signé entre l’Éducation et le ministère de la Défense avec pour objectif de former des citoyens responsables. L’une des mesures les plus importantes de ce protocole est la création d’un comité permanent « Défense-Éducation nationale » qui est composé de représentants des deux ministères, qui se réunit deux fois par an et qui a pour charge d’étudier les problèmes communs aux deux ministères et de proposer des mesures concrètes. Pour les mettre au point il y a six groupes de travail qui ont déjà abouti à un certain nombre de résultats précis pour concourir à la stimulation de l’esprit civique… Un groupe de travail s’occupe de l’information à travers les ministères de manière à informer la commission, et un autre groupe réfléchit à l’élaboration de documents pédagogiques proposés aux professeurs d’histoire. Les deux ministères commencent seulement à s’ouvrir l’un à l’autre mais il y a encore beaucoup à faire.
Tout cela a été fait avec l’appui d’un sondage qui a fait apparaître que les enseignants ne remettent pas du tout en cause la nécessité d’une défense nationale ni du service militaire, lequel est même considéré par 60 % des enseignants comme utile à l’apprentissage d’une vie en communauté. Il est vrai que ce service militaire fait l’objet de critiques dans la formule actuelle. Surtout il est jugé trop long. On l’accuse de ne pas prendre en compte les spécialités des appelés, mais il est jugé indispensable. Les enseignants éprouvent cependant beaucoup de sympathie pour ceux qui militent pour le désarmement, et ils sont prêts à les soutenir directement. Mais ils restent sur des positions réalistes, refusant notamment un désarmement unilatéral. De plus près de la moitié des enseignants trouvent normal le développement de l’arsenal nucléaire français et certains le jugent même indispensable. Ceux qui le critiquent le font plus pour des raisons économiques que pour des raisons militaires. 13 % seulement refusent l’arme nucléaire. Les enseignants sont cependant plus neutralistes que l’ensemble de la population, avec 36 % de réponses favorables. Mais 59 % sont favorables à l’Alliance atlantique.
Journalistes et militaires
• Il a été dit que le Sirpa et le service d’information du ministère des Relations extérieures s’étaient considérablement développés et que les journalistes avaient une meilleure formation. Pourquoi ceci rendrait-il plus difficile la tâche des journalistes ?
• En ce qui concerne les forces stratégiques et la stratégie nucléaire, les journalistes qui en traitent ont une formation poussée et ils sont sensibles à l’aspect intellectuel de la doctrine de dissuasion nucléaire tout autant qu’au langage de la société à laquelle elle s’adresse et qui, elle aussi, a évolué. En même temps, les journalistes ont affaire à des services comme le Sirpa qui, eux aussi, ont considérablement évolué et dont les méthodes utilisées pour leurs rapports avec l’opinion se sont affinées ces dernières années.
• Le vrai débat n’est pas de savoir comment les journalistes perçoivent la défense mais comment les Français la perçoivent à travers les médias. Le principal reste la télévision qui est régulièrement approvisionnée en images spectaculaires, mais faire passer des concepts est un autre problème.
• Il y a trois catégories de journalistes : ceux qui ne vérifient pas l’information, ceux qui prennent en considération les impératifs du moment et ceux qui recherchent à tout prix le sensationnel.
• On peut se demander si les services spécialisés ne devraient pas diffuser deux sortes d’informations. L’une serait pour les journalistes spécialisés qui souhaitent assimiler les problèmes de défense à un haut niveau. L’autre serait diffusée au profit des généralistes qui sont beaucoup plus proches des réactions de l’opinion. L’information la plus affinée n’est pas forcément celle qui engendrera l’esprit de défense.
• Le ministère de la Défense doit informer mais lui faut-il aller plus loin pour exercer une action pédagogique dans le domaine de la défense ? C’est une voie que l’on doit explorer mais il serait bon de savoir ce qui a été décidé dans ce domaine.
• On a constaté que l’anticléricalisme avait tendance à disparaître quand la foi s’affaiblissait. De même il n’y a plus d’antimilitarisme depuis que les armées ne sont plus à la pointe de l’actualité comme elles l’étaient pendant les aventures coloniales où elles étaient violemment prises à partie. Il y aurait donc avantage à ce que les armées ne prennent pas en charge la formation à l’esprit de défense pour éviter qu’elles aient à répondre de la politique des gouvernements, car ce sont elles ensuite qui assument vis-à-vis de l’opinion les erreurs de ces gouvernements. La formation à l’esprit de défense est un problème national qui dépasse les armées.
• Ce n’est sans doute pas aux armées de créer l’esprit de défense mais ce n’est sûrement pas la tâche des journalistes.
• Il faut qu’il y ait cohérence dans le discours. Il convient donc que les armées s’entendent avec l’école. C’est finalement la société elle-même qui est responsable de l’esprit de défense.
• Il ne faut pas oublier une dimension de l’action subversive qui a pour but de susciter le témoignage de presse. Les vignerons du midi ont attendu l’arrivée des journalistes pour qu’on les photographie pendant qu’ils abattaient des arbres.
• Médias et défense ont normalement tout pour s’entendre car il s’agit de deux institutions qui sont par essence « conservatrices ». L’institution militaire est à l’écoute d’une société qu’elle a pour vocation de protéger. Il est donc souhaitable qu’elle évolue au même rythme. La presse, contrairement à l’idée qu’on en a souvent et qu’elle a parfois d’elle-même, est aussi une institution conservatrice dans le sens qu’elle renvoie sans arrêt à la société ses propres stéréotypes et que, de ce fait même, elle ne favorise pas son évolution. Mais les deux institutions divergent au-delà de cette dimension car l’une est porteuse d’un message d’ordre, l’autre est par nature friande de désordre. Seuls les trains qui n’arrivent pas à l’heure intéressent la presse et c’est bien naturel. C’est là que se situe le décalage, ce qui explique les difficultés de communication entre la presse et l’ensemble des institutions qui aiment l’ordre.
Secret et efficacité
• On a dit qu’en matière de défense deux facteurs devaient être pris en compte : la complexité et l’opacité du secret. Il y en a probablement un troisième : le souci d’efficacité qui doit être très grand en matière de défense. Ce souci est très important à rappeler car, dans nos démocraties, le goût de la discussion fait souvent perdre de vue le caractère contraignant de l’efficacité. On n’a pas caché que, pour faire de l’information de défense dans le grand public, on ne pouvait pas éviter un certain désir de se modeler sur l’opinion. Ceci peut constituer un danger : s’il est normal que ce désir existe chez les journalistes, il est dangereux qu’il déteigne sur ceux qui ont la responsabilité de la chose militaire. Il ne faut pas que les militaires soient pris par ce désir de plaire au point de déformer ce qui est essentiel et contraignant dans leur fonction.
• Le secret ne trouve en fait sa justification que dans l’efficacité en dehors de laquelle il n’y a pas de raison d’être. La chose militaire représente justement le cas limite de l’efficacité car c’est le seul domaine où ce qui est mis en question c’est la vie ou la mort. Il n’y a pas d’espace intermédiaire mais il faut voir qu’il ne peut y avoir de défense efficace sans adhésion réfléchie et consentie de la collectivité. Cette adhésion suppose une circulation de l’information car on ne peut demander à un peuple son consentement pour mourir dans l’aveuglement et l’ignorance. Mais l’efficacité peut commander le secret. C’est bien ce qu’ont compris les instances responsables, pour la politique étrangère comme pour l’information de défense.
• À maintes occasions on a pu voir que les facilités accordées aux médias ne satisfont pas les journalistes et que leurs relations des événements ne satisfont pas les autorités politiques et militaires. Il est possible que le problème soit sans solution dans nos pays démocratiques. Pourtant, à notre époque, une crise peut être perdue à la radio et encore plus à la télévision. On a en effet besoin d’avoir pour soi l’opinion nationale et aussi l’opinion internationale. Comment pourrait-on améliorer la situation ? Peut-on par exemple envisager de constituer un pool contractuel de journalistes accrédités à qui l’on donnerait tous les secrets à condition qu’ils n’en fassent pas usage, mais ils seraient alors éclairés à souhait sur l’ensemble des événements.
• C’est ainsi que l’on procède en politique où les journalistes sont mis au courant mais où l’information reste sous embargo jusqu’à une certaine date. Il arrive aussi aux journalistes de taire des informations pour pouvoir ensuite en obtenir davantage.
• Il existe des règles du jeu, notamment dans le domaine du journalisme politique, mais les journalistes politiques font partie du personnel politique. Les journalistes ne constituent pas un corps autonome au sein de la société. Chaque catégorie s’assimile au monde qu’elle couvre : les journalistes sportifs au monde du sport, les journalistes politiques au monde politique. Il apparaît que les journalistes de défense sont largement assimilés au monde militaire. La règle du jeu est essentiellement fonction des contacts personnels que l’on peut avoir et qui permettent de savoir ce que l’on peut dire. En France, la presse a des règles du jeu beaucoup plus subtiles et beaucoup plus individualisées qu’aux États-Unis où la presse est un pouvoir.
• Le secret n’existe pas en pratique. S’il doit y avoir un secret c’est à terme. La notion de secret est donc toute relative et n’est plus appliquée dans les termes où elle l’était autrefois. En ce qui concerne les crises, le Tchad est un bon exemple. Le moment le plus difficile a été le jour où l’opération Manta a été déclanchée par le gouvernement. Il s’est trouvé que ce jour était en plein été, à une période où les correspondants habituels étaient absents. De plus les premiers contingents arrivés à N’Djamena étaient en situation de totale insécurité et le dispositif était très vulnérable. Il fallait donc assortir l’opération d’une bonne dose de secret. C’est une situation que les journalistes de la défense comprennent très bien mais ils étaient en vacances et l’information a été le plus souvent recueillie par des pigistes qui n’ont pas l’habitude de ces précautions et qui n’étaient pas toujours très bien intentionnés. Autrement dit les difficultés ne sont pas venues des journalistes spécialisés mais plutôt de leur absence.
• À propos des Super-Étendard, on ne savait où ceux-ci se trouvaient par volonté politique du gouvernement qui a multiplié les fausses informations. C’était non pas de la désinformation mais de la non-information. L’affaire du Tupolev soviétique qui a survolé la rade de Toulon montre par contre quelles difficultés peuvent exister dans la communication et du fait de responsabilités qui sont partagées entre institutions et médias. Les faits sont simples. Un avion de ligne soviétique venant de Budapest (et non de Bucarest comme on l’a écrit pendant trois jours, ce qui prouve que l’enquête n’a pas été menée très loin), arrivant en procédure d’approche à l’aéroport de Marignane est détourné à la demande du centre de contrôle d’Aix-en-Provence. Le contrôleur ayant mal calculé la vitesse du vent de nord, cet appareil pénètre effectivement dans une zone militaire contrôlée (et non pas interdite) sans que l’autorité militaire responsable en soit prévenue. C’est donc une simple erreur du centre de contrôle d’Aix. Le lendemain un journaliste apprend qu’il y a un incident et vérifie auprès de la Marine à Toulon qui confirme qu’un avion soviétique a bien pénétré dans une zone militaire. L’affaire se passe pendant le week-end, période où le réseau administratif se relâche et où les chaînes de télévision ont peu d’informations à exploiter. Il en résulte qu’elles mettent toutes à la « une » le thème d’espionnage soviétique à Toulon. Pour régler cette affaire, il a fallu intervenir auprès de cinq administrations pour rédiger un texte mettant les choses au point, ce qui mène au lundi. L’Assemblée nationale se saisit de l’affaire, Paris-Match publie des photos. Le Premier ministre publie alors un communiqué très détaillé, mais il n’intéresse plus les médias. Voilà un exemple de dérapage entre les institutions et les médias. Il mérite attention.
• On voit bien que le secret n’existe guère en soi, mais il y a le plus souvent une information différée. Le plus souvent les journalistes n’ont pas accès à des informations qui sont considérées comme des secrets par eux-mêmes.
• Le secret est souvent d’origine politique. C’est par exemple le cas quand un pays s’en prend à un autre plus petit. Il se garde bien de claironner ses intentions et il attend le succès de son opération de manière à pouvoir être applaudi. Nous avons vécu cela pour la guerre des Malouines et l’affaire de la Grenade.
• L’expérience montre clairement qu’il n’y a qu’une seule sorte de secret : celui que l’on partage avec une seule personne. À partir du moment où le secret est partagé avec les journalistes, il n’existe plus. Il peut certes y avoir de l’information différée mais non un secret. ♦