Le vocabulaire militaire est-il international ?
On pourrait croire que, la guerre exaltant le sentiment national, chaque peuple s’est de tout temps constitué un vocabulaire militaire particulier, en usant des ressources lexicales que lui offrait sa propre langue. L’histoire montre qu’il n’en est rien : les termes relatifs à la guerre, à l’organisation militaire, aux armes, aux uniformes, ont passé avec la plus grande aisance d’un peuple à un autre peuple, d’une armée à une autre armée. Dans leur désir d’accroître l’efficacité de leur appareil militaire, les nations ont emprunté les procédés d’organisation, les méthodes de combat, les moyens techniques d’une armée étrangère et ne se sont pas fait scrupule de leur conserver leurs noms originels. Le nationalisme linguistique est récent, la primauté de la technique est ancienne.
Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de constater que les centres de diffusion du vocabulaire militaire n’ont pas toujours été les pays les plus puissants, mais ceux dont les techniciens avaient apporté des perfectionnements notables à l’art militaire. L’Italie du moyen âge et de la Renaissance, divisée en une infinité de petits États, a dû à l’habileté de ses condottieri de truffer de termes italiens la langue militaire de l’Europe. D’autres fois c’est le prestige d’une civilisation qui a joué en faveur de sa langue. L’armée de Frédéric II a eu beau vaincre Soubise à Rossbach : ses règlements sont farcis de mots français. Comment en eût-il été autrement quand son chef correspondait en français avec ses généraux ?
D’autres influences se sont exercées dans la suite des temps : celle des mercenaires qui répandaient dans tous les pays la bigarrure de leurs mœurs et de leur langue, celle de l’exotisme, celle des circonstances particulières de certaines guerres.
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Jusqu’au XIVe siècle les guerres sont trop locales pour que des emprunts se fassent d’une langue à l’autre. Mais dès la guerre de Cent ans mercenaires et techniciens italiens apportent des noms nouveaux d’armes et de soldats. Le canon, qui commence à tonner sur les champs de bataille, est italien ; son nom remplace celui, plus expressif, de bombarde. Le pavois, bouclier de Pavie, est l’arme protectrice de l’unité tactique constituée par l’arbalétrier flanqué de son « pavesan ». Avant d’inspirer la terreur aux populations des campagnes, le brigand (brigante) était un fantassin : quand l’érudit Bersuire veut, dans la préface de sa traduction de Tite-Live, donner à son lecteur une idée du légionnaire romain, il le compare à un brigand. Le sens fâcheux du mot est presque aussi ancien que le sens militaire et cette coïncidence suffit à illustrer les mœurs d’un temps où le soldat sans emploi devenait aisément un hors-la-loi. Ce sens a éliminé celui de « soldat », mais brigade (brigata) a subsisté. S’appliquant primitivement à une troupe quelconque, ce mot désigne encore aujourd’hui des formations aussi inégales en nombre qu’une brigade de gendarmerie et une brigade de cavalerie.
À la fin du XVe siècle, les Italiens introduisirent une nouvelle formation de cavalerie : aux anciennes escheles, entre lesquelles se répartissaient les chevaliers, ils substituent les escadrons. Le chroniqueur bourguignon Jean Molinet signale comme un événement mémorable qu’au siège de Neuss, attaquée par Charles le Téméraire en 1475, les Italiens chargèrent par escadrons.
Le XVIe siècle voit une véritable invasion de mots italiens : le bataillon vient flanquer l’escadron ; cavalier et cavalerie, fantassin et infanterie sont italiens ; italiens aussi des noms de grades : colonel et caporal ; le soldat (soldato) est le mercenaire soldé, instrument essentiel de la guerre. Des Français, Henri Estienne, Étienne Pasquier, protestent avec véhémence contre cette invasion. Ils perdent leur peine. Inutiles aussi les plaintes du maréchal de Brissac qui regrette les vieux mots français. Ce n’était pas en effet pure affaire de mode, comme ils le croyaient, pur snobisme, dirions-nous, mais nécessité technique. Un chevalier du moyen âge n’était pas seulement un homme qui montait à cheval ; le mot impliquait l’appartenance à une certaine classe sociale et un certain idéal moral. Avec cavalier on avait un terme purement militaire, dégagé de toute autre contingence.
Par delà l’Italie on entrevoit le monde de la Méditerranée orientale : l’estradiot, recruté dans les possessions vénitiennes, notamment en Albanie, est le grec stratiôtès, « soldat ». À la fin du XVe siècle, Commines nous trace un portrait pittoresque de ces estradiots, vêtus à la turque (sauf qu’ils n’ont pas de turbans) et inséparables de leurs chevaux.
Au regard de l’apport italien, la contribution de l’Espagne au vocabulaire militaire est plutôt maigre, malgré la puissance des armes espagnoles, qui ne sera brisée qu’à Rocroi. Elle a donné l’escouade, le camarade (d’abord féminin au sens de « chambrée »), des noms de grade (adjudant, major). Le casque espagnol a remplacé notre heaume, mais les pays germaniques ont gardé leur helm.
L’Allemagne du XVe siècle a répandu ses lansquenets (Landsknechte, « compagnons de pays », comme traduit Commines), mercenaires rhénans, rivaux et ennemis des Suisses. Pendant les guerres de religion apparaissent les retires (Reiter, « cavaliers ») de sinistre mémoire. L’arquebuse, d’abord haquebutte, de l’allemand hakenbüchse, « arme à feu munie d’un crochet », représente un apport technique ; le mot et la chose devaient d’ailleurs être détrônés par l’italien mousquet, puis par le français fusil. N’oublions pas le boulevard, rempart de terre et de madriers.
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Et la France ? N’a-t-elle donc rien fourni ? Est-ce pour rien que du Bellay, dans son enthousiasme patriotique, l’appelait « mère des arts, des armes et des lois » ? Son apport est moindre en nombre que celui de l’Italie, il est cependant essentiel.
Le sergent qui, dans la civilisation française du XIIIe siècle, était à la fois un serviteur et un soldat, est devenu un sous-officier, après avoir eu des valeurs très diverses dans la hiérarchie (le sergent de bataille au XVIIe siècle est un général). Éliminé en Allemagne, le mot est resté dans les armées anglo-saxonnes.
Maréchal aussi a eu une fortune diverse, puisque nous connaissons des maréchaux des logis et des maréchaux de France. Le maréchal est d’abord celui qui prend soin des chevaux, mais dans la monarchie française primitive les fonctions attachées à la personne royale étaient en même temps de hautes dignités : le roi qui appelait à son conseil son « bouteillier », confiait ses armées à son maréchal. Il est à noter que c’est avec son sens de dignité que le mot a pénétré dans les armées européennes, souvent précédé du mot signifiant « campagne » : feld en allemand, field en anglais. Ce fait n’est pas un hasard : général et officier se disent aussi à peu près partout.
Autres contributions françaises : les mots cuirassier, gendarme (d’abord pluriel d’homme d’armes), dragon qui, avant d’être un nom de corps de troupe, désignait depuis l’époque romaine une sorte d’étendard.
L’unité tactique et administrative de la plupart des armées porte un nom français. La compagnie, dont le nom dérive de compain, compagnon, est d’abord le groupe d’hommes qui partage le même pain. Dans la Chanson de Roland elle est la troupe, quel que soit son nombre, qui combat sous le même chef. D’abord infiniment extensible, la compagnie s’est réglée avec les « compagnies d’ordonnance » de Charles VII. Groupées en bataillons et en régiments, les compagnies n’en ont pas moins gardé leur personnalité essentielle.
Le commandant de la compagnie, le capitaine, doit son nom à une relatinisation de l’ancien châtaigne (du latin caput « tête » chef). « Où est Roland le châtaigne ? » demande la Belle Aude dans la Chanson de Roland. Les Anglais ont fait de capitaine leur captain. Les Allemands n’ont emprunté le mot sous la forme française que dans leur hiérarchie navale. Dans l’armée de terre ils l’ont traduit en Hauptmann (Haupt correspondant au latin caput). Pour la cavalerie ils ont préféré Rittmeister ; où meister est notre mot maistre ou mestre, qui a subsisté dans le grade de mestre de camp, équivalent de colonel, jusqu’à la Monarchie de juillet.
On voit que la part qui revient proprement au français est loin d’être négligeable. Mais il y a plus. Depuis le XVIe jusqu’au XIXe siècle le français a été la plaque tournante de la langue militaire de l’Europe. C’est la langue militaire française, avec ses éléments constituants d’origine nationale et étrangère, qui est devenue la langue militaire de tous les États européens.
Au XVIIIe siècle, en particulier, les langues militaires anglaise et allemande sont pleines de mots français. Les Anglais disent bayonet, aide de camp, guérite, mousquetaire ; leurs fortifications sont faites de demi-lunes, de redans, de fortins. Les Allemands sont encore plus férus de termes militaires français. Ils substituent à chaque instant le mot français au terme proprement allemand : campagne à Feldzug, attaque à Angriff, garnison à Besatzung. Le règlement militaire édicté par l’impératrice Marie-Thérèse en 1749 comporte des formules purement françaises : c’est au commandement de peloton ! marsch ! que s’ébranle une troupe autrichienne. Jusqu’en plein XIXe siècle, il a existé en Prusse un grade de lieutenant en premier. La plus haute décoration militaire prussienne, décernée encore pendant la guerre de 1914, était l’ordre Pour le mérite.
N’allons pas cependant jusqu’à nier, même à cette époque de prépondérance française, tout apport d’autres langues. L’obus qui a été un obusier avant d’être un projectile, est l’allemand Haubitze ; Haubitze lui-même vient du tchèque haufnice, qui désignait au moyen âge une machine à lancer des pierres. Le mot apparaît en français au XVIe sous la forme hocbus, puis après un long oubli, nous le retrouvons à la bataille de Nerwinden (1697) : « huit mortiers appelés obus ». Le vaguemestre a d’abord été, comme son étymologie allemande ou néerlandaise l’indique, le maître des équipages. D’autres mots allemands se dénoncent comme des formes dialectales, ils ont été empruntés à la langue parlée au cours de campagnes en Allemagne et ont été des mots de soldats avant d’avoir accès aux textes officiels : ainsi le bivouac, emprunté à la fin du XVIIe siècle, et surtout le képi : käppi, en Allemagne rhénane, est un diminutif qui désigne un petit bonnet ; dès 1800, donc longtemps avant que le képi ne deviennent la coiffure réglementaire d’une grande partie de l’armée française, des soldats cantonnés dans la région rhénane s’en servaient comme coiffure de repos. Le shrapnel, d’origine anglaise, doit son nom à son inventeur.
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Il faut aussi, dans le vocabulaire militaire international, faire une part à l’exotisme. Des termes orientaux, désignant des corps de troupe et des pièces d’uniforme, ont pénétré en Europe occidentale par deux voies :
1° Dans les plaines polonaises et hongroises la cavalerie, au contact des Turcs, avait adopté une tactique hardie et des uniformes étranges et pittoresques. Les armées européennes se sont créé des corps analogues, dont la tenue rappelait l’origine. L’Allemagne a d’ordinaire servi d’intermédiaire. Tous les pays ont voulu avoir des hussards, à la façon des Hongrois. Leur coiffure, le schako, s’est généralisée à peu près dans toutes les armées. Les hussards ont aussi apporté la soutache, tresse de galons qui s’attachait au schako, le dolman, d’origine turque, de même que la schabraque, couverture en peau de mouton jetée sur le cheval. Les uhlans, d’origine tartare, se sont implantés en Russie, en Pologne, en Allemagne. L’armée française ne les a connus que dans la garde personnelle du maréchal de Saxe. La schapska des lanciers est venue de Pologne.
2° L’armée française, en particulier, s’est trouvée en contact direct avec des armées orientales sur l’autre bord de la Méditerranée. Lors de l’expédition d’Égypte les chasseurs à cheval français ont emprunté le colback aux Mamelucks. Plus tard, en Algérie, l’armée française a recruté des spahis, à la façon des Turcs (c’est un mot d’origine persane que l’on retrouve dans les cipayes de l’Inde) et elle a dénommé ses régiments de zouaves d’après le nom d’une tribu berbère.
Malgré les transformations de la guerre, ce goût pour l’exotisme n’a pas disparu. N’avons-nous pas vu se répandre le chèche saharien pendant le rude hiver de 1939-1940 sous le ciel brumeux des Flandres ?
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Certaines formes particulières de la guerre ont dû leur nom à des circonstances locales. Les guérillas espagnoles se sont maintenues dans l’histoire et dans la langue littéraire. Les combattants de la Résistance ont préféré à ce mot qui sentait trop les livres, le terme de maquis que les reportages sur les bandits d’honneur de la Corse avaient popularisé. Franc-tireur, terme de la guerre de 1870, a été ressuscité. Les Russes ont employé le mot partisan, d’origine clairement française, mais depuis longtemps tombé chez nous dans l’oubli.
L’histoire du mot commando illustre bien les vicissitudes des mots et certains aspects des guerres modernes. Il y a d’ailleurs deux mots commando. L’allemand kommando qui remonte au XVIIIe siècle, rappelle l’hégémonie espagnole. Il cumule des sens de « commandement » et de « détachement » et ces deux sens évoquent pour nous des souvenirs également douloureux. Mais, très loin de l’Europe, dans le sud de l’Afrique, les Portugais employaient au XVIIIe siècle ce même mot commando pour désigner de petites troupes qui effectuaient des expéditions parmi les populations indigènes. Des Portugais, la pratique et le mot passèrent aux Boers. Pendant la guerre du Transvaal, les commandos boers, mobiles et audacieux, firent le plus grand mal aux Anglais. L’armée anglaise victorieuse adopta ce mot pour désigner les détachements chargés de coups de main hardis, qui furent si nombreux pendant la dernière guerre.
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Le brassage de vocabulaire que nous venons d’exposer à grands traits a-t-il donné naissance à une langue militaire internationale ? Le vocabulaire traditionnel, hérité des siècles précédents, garde, en gros, un caractère international. Mais des facteurs de résistance ont joué, dont l’action s’est intensifiée à date récente. Chose curieuse, tandis que le vocabulaire de la technique tend à devenir international, avec prédominance, par exemple pour l’aviation, de mots anglais, le vocabulaire des armées tend à diverger pour plusieurs raisons :
1° Il a toujours subsisté des dénominations nationales : la Russie, à la différence des autres nations, n’a jamais adopté régiment, elle a conservé son vieux mot polk. L’Angleterre a résisté à la généralisation de l’italien canone et dit gun pour toutes ses armes à feu. De plus les engins récents ont souvent reçu des dénominations nationales : au français mitrailleuse, l’anglais répond par machine gun et l’allemand par Maschitnengewehr. Les chars de combat ont dans toutes les grandes langues militaires des désignations différentes. La langue militaire allemande a innové pendant la dernière guerre en forgeant des mots composés expressifs, bien singuliers pour qui est accoutumé à la sobriété du vocabulaire traditionnel : une arme antichar a été baptisée Panzerschreck « terreur des blindés ». Pendant le XIXe siècle, l’allemand a éliminé beaucoup de mots français : le grade de Sergeant a disparu, Bajonette a été remplacé par Seitengewehr. Il en reste cependant un grand nombre. Nous ignorons pour quelle raison, alors que la guerre faisait rage, le Führer a jugé bon de substituer les dénominations de Grenadierregiment et de Füsilierregiment à celle d’Infanterieregiment. Si c’est par nationalisme linguistique, on ne saurait dire qu’il ait atteint son but.
2° Un même mot peut recouvrir des réalités très différentes. Un adjudant français est un sous-officier ; dans les armées de l’Europe centrale et orientale c’est notre ancien « aide de camp » ou notre « officier adjoint ». Piège classique que toutes les traducteurs ne savent pas éviter ! Un Leutnant allemand est pour nous un sous-lieutenant, le grade de lieutenant correspondant à celui d’Oberleutnant. On peut aller plus loin : un régiment français, à la fois unité administrative et unité tactique, ne ressemble guère à un régiment anglais, pure unité administrative qui doit à la force de ses traditions un esprit de corps remarquable ; c’est la brigade anglaise qui sur le champ de bataille joue le rôle de notre régiment.
3° En face des transformations profondes qu’a subies la guerre à notre époque, les nations se sont comportées de façons très diverses dans la dénomination de leurs corps de troupe. La France et l’Angleterre ont gardé leurs termes traditionnels : elles ont encore des hussards et des dragons qui, bien entendu, ne montent plus à cheval. Les termes modernes imposés par les nécessités techniques, tels que parachutistes, font bon ménage avec eux. Les États-Unis, l’Allemagne ont procédé de façon plus radicale, ils ont adapté les dénominations à l’organisation moderne. L’Allemagne a jeté par-dessus bord hussards, uhlans, cuirassiers ; pendant la dernière guerre elle n’avait plus que des Reiter (cavaliers) ; en revanche elle possédait des unités de Panzerjäger (chasseur de blindés) et de Panzergrenadiere (grenadiers de blindés).
Les développements récents de la technique n’ont donc pas eu pour conséquence une unification du vocabulaire militaire des différents pays. Chaque nation tend à se constituer un vocabulaire particulier, conforme au génie de sa langue. Ce qui reste un peu partout de vocabulaire militaire international remonte, en dernière analyse, à l’époque de la prépondérance de la civilisation française. Ce particularisme est-il définitif ? Ne verra-t-on pas se développer un nouveau vocabulaire international dans l’art militaire ? Seul l’avenir pourra répondre à cette question.