Commentaire
L’idée exprimée par André Danzin de deux mondes qui s’opposent est éclairante : un monde darwinien fondé sur le jeu du hasard et de la nécessité, aboutissant à travers des approximations successives à des solutions temporaires, et un monde lamarckien fondé sur le caractère volontaire des décisions en vue d’atteindre certains objectifs. Les États-Unis se référeraient au premier système et l’Union soviétique au second.
Le choix entre ces deux approches opposées n’est pas simple. Car si les États-Unis s’en remettent à un système darwinien, c’est qu’ils en ont les moyens à tel point que ce système est consubstantiel à la société américaine. On le voit notamment dans le domaine de l’acquisition des armements. Quand on compare le système américain avec le système français on constate que le premier est « darwinien » et le second plutôt « lamarckien ». L’économie américaine étant très diversifiée, le Pentagone met en adjudication les cahiers des charges définissant les systèmes d’armes entre des firmes qu’il remet ensuite en compétition pour la fabrication industrielle des armements, en tirant avantage de la diversité de l’appareil économique américain.
En réalité, n’est pas « darwinien » qui veut ! Et est « lamarckien » qui peut ! En France nous n’avons pas les moyens de nous offrir le luxe du darwinisme et c’est un peu par nécessité que nous inclinons pour le système lamarckien qui ne donne d’ailleurs pas de si mauvais résultats mais se justifie par la faiblesse relative de notre appareil industriel et aussi par le besoin de satisfaire les objectifs spécifiques des états-majors.
Sans doute la démarche « darwinienne » est supérieure par rapport à l’autre du point de vue économique et social : elle permet d’enrichir sans cesse l’expérience grâce à l’information, d’exploiter les avantages comparatifs de l’économie de marché mis en lumière par David Ricardo, enfin de réduire les risques d’erreurs, de manipulation, ou de subjectivité. En somme, ce système est prometteur et plus robuste. Mais, encore une fois, il n’est pas donné à tout le monde d’en avoir les moyens !
L’opposition entre deux types de relations entre la société civile et l’État est certes ancienne. Historiquement, le « darwinisme » économique qui fait confiance à l’évolution spontanée de la société civile plutôt qu’aux injonctions de l’État, est anglo-saxon ; le « lamarckisme » économique est davantage le fait des pays du continent européen depuis Louis XIV, Napoléon et, aujourd’hui l’Union soviétique.
Cette opposition n’est donc pas nouvelle. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’elle prend de nos jours une dimension non plus locale mais planétaire en raison de la mondialisation des enjeux, des défis et des conflits.
Or, de ce point de vue essentiel, la plupart des innovations majeures qui véhiculent cette mondialisation sont l’apanage des États-Unis dont les initiatives sont très souvent d’emblée d’envergure mondiale, bousculent les situations prétendument établies et, directement ou indirectement, en démontrent la précarité.
En voici un exemple actuel qui est topique, celui du projet de la liaison fixe à travers la Manche fondée sur un tunnel, un pont ou la combinaison d’un tunnel et de ponts. C’est une innovation américaine lancée dans les années 60, la conteneurisation des transports maritimes, qui redonne une actualité inédite à ce projet ancien en le renouvelant radicalement. Cette conteneurisation résulte significativement de l’ambition d’un grand transporteur routier américain d’élargir son champ d’action à l’échelle de la planète en recourant à l’idée simple de mettre les marchandises dans des boîtes pour les acheminer jusqu’au cœur des pays tiers en utilisant les voies maritimes au sein d’une chaîne intégrée de transport. Aussi bien les « US lines » et la ligne « Evergreen » exploitent-elles des lignes « tour du monde » conteneurisées desservant régulièrement certains ports favorisés en Europe. D’où résulte désormais, entre autres effets, que si une liaison routière directe était ouverte entre Calais et Douvres, le port français du Havre verrait son hinterland se redéployer jusqu’au sud et au centre de la Grande-Bretagne puisqu’il acheminerait vers ce pays, dès le départ, au moins 100 000 conteneurs par an par la route et sans ruptures de charge.
La maîtrise par les États-Unis des avant-postes de technologies, souvent déstabilisantes, procédait, depuis 1945, du dynamisme propre de l’Amérique. Il semble cependant que ce phénomène, à l’origine spontané, soit devenu plus volontaire et systématique depuis la crise des années 70. La Rand a en effet conceptualisé cette stratégie à l’intention du Pentagone en montrant comment, grâce à ce processus, les États-Unis se mettaient en mesure, en optant pour les technologies de pointe, de conduire avec succès la confrontation avec l’Union soviétique. En effet, dès lors que la guerre militaire était exclue, l’Amérique pouvait prendre les initiatives les plus propres à épuiser à distance les ressources intellectuelles, technologiques et financières plus rares et plus contraintes de l’adversaire, tout en y avivant les contradictions entre l’État et la société civile soviétique que le système communiste voue à déprimer comme par le jeu d’une sorte de fatalité.
Cette volonté nouvelle de déplacer le champ et les moyens de la confrontation Est-Ouest récusait la notion de la « détente » et de la « coexistence pacifique » dans la définition unilatérale de Brejnev. Elle n’a pas été admise d’emblée à l’époque où elle a été explicitée, celle de la fin de la guerre du Vietnam et du président Carter. Apparemment Reagan l’a faite sienne. Son projet d’Initiative de défense stratégique s’y conforme à l’évidence.
Il est fort à remarquer, de surcroît, que les États-Unis sont devenus en même temps conscients de la nécessité de ne partager avec personne, fusse-ce avec leurs alliés, les acquis et les atouts de leurs supériorités technologiques. On peut aussi bien dater avec exactitude l’époque de cette volonté nouvelle, à la fin de 1974, quand elle a été affirmée avec force par M. Malcolm Currie, secrétaire adjoint à la Défense chargé des technologies, lors d’un discours célèbre prononcé à Détroit.
Incidemment, s’agissant de technologies d’intérêt militaire, cette évolution ne laisse pas de rendre encore plus problématiques et ardues les chances de coopérations équilibrées et mutuellement fructueuses entre les États-Unis et les pays européens. Elles étaient déjà assez minces et aléatoires auparavant, du fait de la disparité des processus des décisions et des systèmes de production des armements de part et d’autre de l’Atlantique. En France, par exemple, les avancées des technologies militaires appartiennent directement ou indirectement à l’État qui domine les arsenaux publics ou les entreprises d’armement. Dans le système « darwinien » qui prévaut en revanche aux États-Unis, elles sont le propre des entreprises privées en compétition qui sont maîtresses de la monnaie d’échange des technologies en cas de coopérations industrielles franco-américaines. On le voit à propos du réacteur civil CFM-56 de 10 tonnes de poussée réalisé en commun par la SNECMA et General Electric où celle-ci se borne à livrer à son associé la partie centrale du réacteur, la plus évoluée technologiquement, sans lui transférer son savoir-faire.
On voit donc comment les confrontations internationales — et pas seulement d’ailleurs celles entre l’Est et l’Ouest — mettent aux prises des systèmes fort différents et disparates de relations entre la société civile et l’État, lesquels expriment des oppositions qui ne sont pas seulement économiques et politiques mais encore culturelles à l’échelle des ensembles régionaux et de la planète.
Cela étant, la question primordiale est de savoir quelle sera l’issue de la confrontation majeure entre les États-Unis et l’Union soviétique, entrevue sous cet angle nouveau et désormais conscient. On ne sait rien ni de l’aptitude de l’Amérique à épuiser à distance les ressources de l’adversaire soviétique, ni de la capacité de résistance de ce dernier. Cette résistance, on peut néanmoins le présumer, est sans doute plus forte qu’on ne le pense. Il n’y a en Union soviétique aucune expérience historique d’une société civile libre, responsable et dynamique. La force militaire et l’autoritarisme de l’État, comme le démontre le cas présent de la Pologne où la société civile a des traditions autrement plus vivaces, peuvent bel et bien prévaloir en définitive. Or la chance d’une coexistence pacifique sans faux-semblant entre les deux sociétés et, au fond, entre les deux systèmes de pensée opposés, ne semble devoir procéder que de la fin hypothétique et peut-être illusoire de l’engourdissement fatal de la société civile dans le monde soviétique.
Quid de l’Europe, dans ces perspectives ? Entre l’inquiétude exprimée par André Danzin et l’optimisme affiché par Thierry de Montbrial, il est difficile de trancher. Mais l’Europe semble se placer comme à l’écart du débat. S’il faut éviter le désenchantement comme l’illusion, il faut se demander où sont ici les ingrédients des grandes ambitions collectives : la volonté d’agir et le courage de survivre ?