Introduction
Croyez d’abord que je suis sensible à l’honneur qui m’a été fait en me demandant de présider cette réunion. J’y suis sensible personnellement, mais aussi en ma qualité de diplomate, c’est-à-dire de quelqu’un qui a pour préoccupation, pour devoir et pour passion, l’intelligence des grandes mutations historiques dans lesquelles s’insèrent les relations interétatiques.
Nul d’entre nous ne manque de s’interroger, bien entendu, sur les multiples facettes de l’immense question qui va être discutée ici, à l’initiative du général Richard, du Comité d’études de défense nationale, du général Fricaud-Chagnaud et de la Fondation pour les études de défense nationale. Je tiens à les remercier tout particulièrement, car il est, à mes yeux, très significatif que cette initiative soit venue de ceux qui assument une grande responsabilité dans l’ordre de la défense bien que l’objet de nos réflexions concerne la société civile. On ne saurait mieux marquer l’unité dialectique profonde qui confond les équilibres stratégiques et celui des volontés, la capacité de défense et l’esprit de défense. Il est, pour les hommes et par conséquent pour la volonté humaine, des choses plus importantes que la vie.
L’irruption des techniques nouvelles ne peut rester sans conséquences croissantes et exponentielles sur la société civile, là où celle-ci existe encore du moins. Ces conséquences sont-elles négatives ? Sont-elles positives et à quel prix ? Sous quelles conditions peuvent-elles l’être ? On a récemment, parfois très brillamment comme dans le cas d’Alain Besançon et Michel Heller, recommencé à commenter les ouvrages célèbres de Huxley et de George Orwell. Les commentaires d’Alain Besançon, dans La falsification du Bien, et ceux de Michel Heller dans La machine et les rouages, sont des ouvrages qui projettent sur les réalités du totalitarisme, à la fois celui qui est un acte et celui qui peut menacer nos sociétés, un éclairage décisif et irremplaçable.
Ces deux commentaires n’abordent pas directement le problème des technologies dans un système totalitaire, sauf dans quelques brefs passages. Mais on peut constater deux choses, à savoir que les apports d’Orwell et de Huxley sont irremplaçables pour ce qui est de l’analyse de l’essence du totalitarisme lui-même. On n’est jamais allé aussi loin dans l’étude du fait totalitaire, mais force est de dire aujourd’hui que ce qui paraissait prophétique pour l’un au début des années trente et pour l’autre juste à la fin de la guerre, ne l’est plus.
Les avancées vertigineuses des technologies démentent certaines des prophéties pessimistes, car ces deux auteurs ont associé les technologies qui commençaient à peine à émerger il y a quarante ans à l’économie rigoureusement centralisée et planifiée. Ils n’ont pas vu que la complexification croissante de l’existence humaine rend de moins en moins efficace, et à la limite de moins en moins possible, une planification absolue. Quelles que soient les ressources de la coercition totalitaire et de son indéniable efficacité dans son ordre, quelles que soient les possibilités pour la terreur d’empêcher l’expression de la contestation et même la formation de la pulsion contestataire, les régimes les plus globalement compacts sont placés par les technologies nouvelles devant des problèmes qui ne sont pas ceux que Huxley et Orwell ont analysés.
Ce n’est pas en effet « le grand frère » qui impose aux citoyens le petit écran ; ce n’est pas lui qui les pousse vers la rupture des liens communautaires et l’enfermement solitaire ; nous sommes devant un phénomène tout à fait nouveau et qui ne doit rien à la coercition du grand frère, à la coercition totalitaire. De nombreux signes montrent au contraire qu’aujourd’hui celui-ci a le vertige et ne sait pratiquement quel comportement adopter devant l’irruption des technologies nouvelles, sauf dans l’ordre militaire où comme toujours il peut se montrer, et se montre, d’une redoutable efficacité.
C’est la surprise technique. Je ne me souviens pas si l’expression elle-même est dans l’œuvre de Raymond Aron, mais je sais que dans plusieurs essais, notamment dans ses commentaires sur la guerre du Péloponnèse, il a souligné ce que signifiait dans le déroulement de l’histoire humaine la soudaine irruption technique. Comme beaucoup d’historiens, il a bien montré que souvent la première réaction est celle d’une véritable névrose, un réflexe de refus, mais il y a heureusement quelques exemples qui prouvent que nous restons encore capables de comprendre que la surprise technique, c’est tout simplement la manifestation de la vie. Et permettez-moi de dire qu’un certain colonel en 1939 avait compris qu’il fallait assumer la surprise technique ; malgré ses efforts les politiques ne le comprirent pas et mon souhait très vif est que les colonels d’aujourd’hui, devant la nouvelle surprise technique qui est là, échappent à la névrose car celle-ci est au cœur de toutes les décadences que nous montre l’histoire. Encore une fois : la surprise technique, pour vertigineuse qu’elle soit, c’est la vie.
Est-ce que l’informatisation globale de la société est antinomique du totalitarisme ou complémentaire ? Ceux d’entre vous qui me connaissent savent que j’ai passé presque un demi-siècle à m’occuper de phénomènes totalitaires communistes, ils ne seront donc pas surpris si au soir de ma vie je reviens à cette préoccupation. J’emploie à dessein une formule simple et je m’en excuse auprès de M. Danzin : informatisation globale de la société. Il n’y a pas si longtemps encore, on ne se posait pas la question de savoir si elle était antinomique ou complémentaire du totalitarisme.
Aujourd’hui on peut se la poser car elle est fondamentale. Ma réponse de politique est nuancée. Après avoir vérifié les inquiétudes et les oscillations de la pensée soviétique en ce domaine, notamment par le truchement de certains textes de l’Académie des sciences qui ont réussi pendant quelque temps à franchir les barrières des diverses censures. La question qui y était posée était la suivante : y a-t-il dans nos sociétés, comme autant de barrières empêchant le progrès, des contradictions antagoniques ? Il était clair que les auteurs répondaient affirmativement et que les contradictions qu’ils avaient à l’esprit étaient bien celles de l’incompatibilité, de l’antinomie, entre l’irruption de certaines technologies nouvelles et le progrès d’une société telle que la société soviétique. Ma réponse est la suivante : pendant un certain temps il y a complémentarité.
Il ne faut pas connaître de très près les méthodes des services policiers, des inquisitions ou de l’espionnage pour savoir à quel point la perfection des communications ou des ordinateurs peut renforcer, au détriment des citoyens, les pouvoirs de la police coercitive. Mais, à plus long terme, je crois qu’il y a antinomie. Et quand un jour, j’ai demandé à M. Danzin, lors d’une réunion en Allemagne, ce qu’il pensait de mes balbutiements dans un domaine qui n’est pas le mien, j’eus cette réponse que je vous livre et que j’utilise toujours depuis, avec sa permission : voici trente ans que les astrophysiciens et les biologistes nous enseignent que le progrès, c’est la complexification. Or, le totalitarisme, c’est la simplification absolue.