Le dossier sur la défense chimique publié dans notre revue à la fin de l'année 1984 nous avait éclairés sur les aspects scientifiques et techniques de la menace chimique. L'auteur analyse ici les conditions d'emploi des armes chimiques et le rôle de celles-ci par rapport aux autres armements. Dans un second article, il exposera les perspectives de négociations d'un traité d'interdiction de ces armes.
Science et défense - La menace chimique : données militaires et aspects diplomatiques (I)
Les trois dernières livraisons de Défense Nationale en 1984 avaient présenté, sous la plume de P. Ricaud, une étude sur la défense chimique, un des thèmes des journées nationales « Science et défense » tenues en avril 1983. Ce dossier était essentiellement consacré aux aspects scientifiques et techniques de la menace chimique, c’est-à-dire les toxiques et les moyens de défense contre ceux-ci. Il paraît nécessaire aujourd’hui de compléter cette étude en analysant les données militaires de la guerre chimique : qu’est-ce qui a changé dans les conditions d’emploi de ces armes, sur le théâtre européen en particulier ? Quel est leur rôle par rapport aux armes classiques et nucléaires, leur place dans les postures et doctrines stratégiques des parties en présence ? Cette analyse, complétée par un aperçu sur la prolifération et la situation dans le Tiers Monde, permettra d’éclairer certains aspects de la négociation sur l’élimination de l’arme chimique en cours à la Conférence du désarmement des Nations unies à Genève, et de s’interroger sur ses perspectives.
Développements technologiques et militaires
Peut-être serait-il bon, tout d’abord, de se demander pourquoi la menace chimique revient aujourd’hui sur la scène. L’emploi d’ypérite et probablement d’un neurotoxique dans le cruel conflit entre l’Iran et l’Irak a certes frappé l’opinion, davantage d’ailleurs que l’usage de toxines, moins apparent, au Laos ou au Cambodge et en Afghanistan. Mais là n’est pas l’explication principale. C’est le fait nucléaire qui avait marqué le dernier quart de siècle : développement des panoplies atomiques, efforts pour régulariser leur course grâce à certains accords ; qu’il s’agisse de dissuader ou de livrer bataille, les armes atomiques étaient considérées comme suffisantes. Que l’arme chimique se trouvât ainsi reléguée au second plan s’accordait d’ailleurs avec le scepticisme général des armées, du moins à l’Ouest, quant à l’utilité militaire de ces armes, ainsi qu’avec la répugnance instinctive des professionnels pour cette forme peu chevaleresque de combat. S’y ajoutait la foi congénitale des sociétés démocratiques en la vertu des traités (convention de 1925 prohibant l’emploi des armes chimiques) que n’avaient ébranlés ni les violations répétées de ce protocole par certains de ses signataires (Italie, Égypte, Irak) ni la constante assimilation de l’arme chimique par les armées et la doctrine militaire soviétiques. Il fallut attendre la fin des années 1970 pour qu’un (timide) réveil se produisît aux États-Unis, devenus conscients des changements intervenus tant dans la technologie militaire que dans le contexte stratégique, lesquels donnaient sens nouveau et actualité à la menace chimique.
Je ne m’étendrai pas sur la sophistication croissante des agents chimiques, longuement traitée dans l’étude précitée de M. Ricaud, sauf à en dégager les conséquences militaires. Mortels à des concentrations très basses, les supertoxiques nécessitent des munitions de 20 à 50 fois plus légères que les toxiques de la génération précédente. Qu’ils soient volatils ou liquides, leurs effets se produisent en quelques minutes (comme incapacitants : mise hors de combat), ou en une heure (en dose mortelle) contre 24 heures auparavant. Suprême « élégance », à faible dose, leurs effets peuvent être soignés en quelques semaines alors qu’ils étaient permanents avec les agents du type gaz moutarde. De même les incapacitants (drogues psychotropiques ou benzilat) n’entraînent pas de conséquences à long terme. Selon l’OMS il faudrait 15 tonnes de neurotoxiques pour couvrir 60 kilomètres carrés avec 50 % de mortalité et 1 mégatonne nucléaire pour 300 kilomètres carrés avec 90 % de mortalité. Quant aux agents biologiques, l’encyclopédie militaire soviétique prévient que « les résultats déjà acquis en biochimie nécessitent un réexamen qualitatif du concept même de guerre biologique », mais ceci est une autre histoire.
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