L'utilisation de l'Espace suscitant bien des réflexions et prises de position. Cet article est la reproduction de la communication devant l'association des anciens élèves de l'ENA.
Science et défense - Les options spatiales françaises
Les possibilités d’utilisation de l’espace à des fins militaires sont multiples. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’emploi qu’en font — ou qu’envisagent d’en faire — les Russes et les Américains. Quant aux options retenues par la France, elles découlent directement des orientations de sa politique de défense. Je vais les examiner successivement sous le triple aspect : stratégique et militaire, technologique et industriel, international.
Aspects stratégiques et militaires
Dans ces domaines, les options françaises s’identifient aux moyens nécessaires à l’exercice des missions prioritaires de notre défense : la permanence de notre dissuasion nucléaire et notre capacité à maîtriser les crises. Elles ont été rappelées récemment par le ministre de la Défense, et consistent à :
• disposer de moyens spatiaux (satellites et infrastructures au sol associées) permettant d’observer et d’écouter depuis l’espace et de communiquer via l’espace ;
• prendre les dispositions nécessaires pour préserver nos forces, notamment nucléaires, contre toutes les formes de menace découlant d’une militarisation accrue de l’espace, armes antimissiles balistiques en particulier.
Examinons d’abord notre programme spatial. Les satellites d’observation et de surveillance contribuent à l’appréciation des équilibres stratégiques et au contrôle des traités de limitations des armements (traité ABM par exemple). Ils réduisent l’avantage que la surprise peut procurer à un agresseur en donnant à l’agressé de précieux délais d’alerte. Disposant d’un droit de passage incontesté, ils permettent de compenser quelque peu la dissymétrie stratégique fondamentale qui existe entre les nations occidentales et les pays de l’Est, fermés aux vérifications et à la libre circulation des informations. Ils constituent, avec les satellites de télécommunication, des instruments de prévention et de gestion des crises en temps réel.
Le développement de moyens spatiaux correspond donc bien aux préoccupations de sécurité et de stabilité de la France : ils nous permettront d’observer ce qui se passe à la surface de la Terre et de transmettre au loin sans passer par de multiples relais ; ils constitueront à ce titre des outils privilégiés pour préserver notre autonomie de décision ; doués d’un pouvoir stabilisant, ils constitueront des instruments de confiance dans nos relations internationales et dans l’exercice de notre politique de solidarité.
Pour toutes ces raisons, le lancement des programmes correspondants est prévu en 1986 : il s’agira d’un satellite d’observation et de surveillance, baptisé « Hélios » et d’un système de télécommunication spatiale (Syracuse 2) destiné à prendre la suite au début des années 1990, de Syracuse 1, déjà partiellement en service.
À côté de cette utilisation militaire pacifique de l’espace, que nous prévoyons, nous devons toutefois constater que d’autres que nous y placent des ambitions beaucoup plus démesurées. Ainsi, une militarisation accrue dans le domaine antimissiles balistiques et antisatellites, comme celle à laquelle semblent se livrer les deux Grands pourrait conduire à des risques pour la sécurité et la stabilité mondiales. L’existence d’armes spatiales ABM pourrait en effet rendre plus difficile l’établissement d’accords de contrôle des armements, dans la mesure où elle constituerait une incitation à multiplier les armes nucléaires offensives afin de maintenir leur efficacité. La course aux armements s’en trouverait ainsi relancée.
Ces armes spatiales risquent d’être déstabilisantes, leur détenteur pouvant être tenté de mener une agression en premier dans la mesure où d’une part, compte tenu de leur ambivalence, de telles armes faciliteraient cette agression en permettant de détruire ou de neutraliser une grande partie des moyens adverses de surveillance, de communication ou de défense (satellites, avions AWACS, intercepteurs ABM en vol), et où, d’autre part, ces armes permettraient de diminuer les effets d’une riposte adverse.
Si cela devait conduire à neutraliser la dissuasion nucléaire, la guerre tout court pourrait reprendre ses droits dans la mesure où apparaîtraient alors des déséquilibres liés aux différences entre les arsenaux conventionnels et chimiques des forces en présence, ce qui est notamment le cas en Europe, à l’avantage des forces du Pacte de Varsovie.
Quelle est pour nous la réponse à ces menaces ? Elle ne se situe pas dans le domaine spatial : il ne s’agirait pas pour la France de se lancer dans une opération du type IDS à l’américaine, visant la réalisation de systèmes antibalistiques, que ce soit à titre national ou en coopération avec les États-Unis ou les pays européens. Il serait vain de rechercher une défense — pour un coût démesuré et une efficacité douteuse — contre la menace balistique soviétique, tout en restant à découvert face à la menace terrestre et aérienne, nucléaire (à courte portée), conventionnelle et chimique.
Une première réponse consiste à dénoncer ces évolutions potentiellement dangereuses et à inviter les parties concernées à des négociations en vue de limitations strictes dans les domaines ABM et antisatellites. C’est ce que la France a fait en juin 1984 à la conférence de Genève. Mais cela ne suffit pas. En effet, la remise en cause à terme du traité ABM signé entre les États-Unis et l’URSS, ne peut aujourd’hui être exclue. Celui-ci, rappelons-le, interdit tout déploiement de systèmes antibalistiques (ABM) à l’exception d’un ensemble de 100 missiles intercepteurs, des radars et lanceurs associés, situés au sol et fixes, destinés à la protection d’un site (la capitale ou un site d’ICBM) ; ce traité interdit également le développement et les essais de tout système antibalistique basé dans l’espace.
La réponse se situe donc aussi dans l’adaptation des forces nucléaires stratégiques françaises à une menace qui, compte tenu des contraintes techniques et économiques, ne pourra évoluer que lentement. Cette adaptation de nos forces ne pose pas de difficultés techniques en raison notamment du grand potentiel d’amélioration des missiles balistiques et des avantages tactiques permanents dont bénéficie une frappe stratégique par rapport à la défense. Le coût de cette adaptation sera marginal vis-à-vis de celui des dépenses antibalistiques et restera à notre portée.
Ainsi, à moyen terme, c’est-à-dire d’ici l’an 2000, la défense soviétique contre les missiles balistiques demeurera, selon toute vraisemblance, fondée sur des systèmes de défense terminale constitués de missiles intercepteurs basés à terre : une évolution toutefois possible serait l’augmentation substantielle du nombre de ces intercepteurs, au-delà de la limite fixée par le traité ABM de 1972.
La réponse, pour la France, à la menace qui en résulterait sur la capacité de pénétration de ses missiles consiste à disposer d’ogives nucléaires de caractéristiques bien adaptées, à multiplier leur nombre et, si nécessaire, à leur adjoindre des dispositifs d’aide à la pénétration. La mise en service récente des premiers missiles M4 à ogives multiples, miniaturisées et durcies ainsi que celle, dans les années à venir, d’autres missiles M4 munis d’ogives aux capacités de pénétration encore accrues, vont tout à fait dans ce sens. L’étude d’une nouvelle génération d’ogives, quasiment invisibles aux radars adverses, vient d’être décidée ; elles pourront être mises en service vers le milieu de la prochaine décennie. De plus, des dispositifs très élaborés d’aides à la pénétration sont en cours de développement. Notre pays dispose dès maintenant et disposera pendant longtemps encore d’un potentiel dissuasif suffisant.
À plus long terme, la question qui se pose est de savoir si l’Union Soviétique possédera un bouclier antibalistique comportant une composante spatiale, c’est-à-dire des satellites munis d’armes antimissiles, en complément des systèmes de défense terminale. Un tel bouclier est très difficilement réalisable pour des raisons tenant à la faisabilité technique et plus encore à la faisabilité économique d’un tel projet : les lois de la mécanique spatiale, le fait que la Terre tourne, obligent à mettre en orbite basse une importante quantité de satellites porteurs d’armements antibalistiques, pour que le système spatial ait la permanence nécessaire à une telle défense ; faute de quoi la frappe balistique pourrait aisément tirer parti des trous du réseau spatial défensif. Avec des hypothèses optimistes, les évaluations avancées conduisent à quelques milliers de tonnes d’armements en orbite autour de la Terre pour intercepter quelques missiles balistiques de la génération actuelle. Un tel ensemble ne pourrait être mis en service avant une trentaine d’années ; un coût de mille milliards de dollars est quelquefois évoqué pour un système américain similaire.
Or, les forces nucléaires peuvent évoluer, qu’elles soient américaines, soviétiques ou françaises. De nombreuses solutions permettant de pénétrer un hypothétique système de défense spatiale font dès maintenant l’objet d’études au sein du ministère de la Défense. Parmi ces solutions, on peut citer l’utilisation de missiles balistiques de conception nouvelle, fortement durcis, et d’aides à la pénétration spécifiques, les possibilités de destruction ou d’aveuglement des plates-formes orbitales ABM, voire l’utilisation de missiles de croisière dans la mesure où l’on saura les rendre également quasi invisibles aux radars adverses. Une capacité accrue de surveillance de l’espace sera alors nécessaire afin de suivre l’évolution de ces défenses spatiales et permettre de prendre en temps utile les décisions qui conviennent. Dès maintenant, il apparaît que ces solutions pourraient être mises en œuvre pour un coût bien inférieur à celui du système de défense spatial.
Aussi loin dans le temps que porte l’analyse, il apparaît ainsi que l’espace ne peut remettre en cause la dissuasion nucléaire. Pour les deux Grands, une défense ABM limitée ayant une efficacité partielle pourrait cependant présenter un intérêt expliquant leurs efforts de recherche et développement : il s’agirait, dans l’hypothèse d’un conflit nucléaire, d’interdire ou du moins de réduire l’efficacité de certaines options de frappes nucléaires antiforces limitées que pourrait avoir l’adversaire.
Telle n’est pas la politique de défense de la France : sa stratégie de dissuasion vise précisément à éviter la guerre par la menace — en complément de ses forces conventionnelles — d’une riposte massive infligeant à l’agresseur des dommages intolérables. Pour notre pays, l’espace permet, au contraire, de compléter et de renforcer cette stratégie de dissuasion par l’utilisation des capacités évoquées plus haut : capacités d’observation et de télécommunications spatiales.
Aspects technologiques et industriels
Dans la mesure où l’effort financier américain se maintient, l’Initiative de défense stratégique ne manquera pas de contribuer au développement technologique des États-Unis dans un certain nombre de domaines, notamment l’optronique, les radars et lidars, les faisceaux d’énergie (lasers et particules), l’informatique (intelligence artificielle) et les télécommunications, la micro-électronique, la logistique spatiale. Cet effort aura des retombées importantes en dehors de sa finalité directe, spécialement dans les industries de haute technologie à vocation militaire : les armements conventionnels (armes intelligentes, missiles antimissiles), l’aéronautique, l’espace militaire (observation, télécommunications) et, à un moindre degré peut-être, dans le domaine civil.
L’Europe a rapidement pris conscience du risque qui en résulte pour la compétitivité de ses industries. Le programme Eurêka et le lancement d’un certain nombre de programmes nouveaux par l’Agence spatiale européenne constituent la réponse du Vieux continent à ce défi.
Avec Eurêka, programme à finalités civiles, l’Europe peut développer les technologies dont la maîtrise est indispensable pour conserver son rang dans le monde de demain. À ce titre, il présente avec l’IDS une certaine similitude qui est strictement limitée à l’aspect technologique, puisque l’IDS constitue d’abord un projet politique et stratégique à finalités militaires, alors qu’Eurêka est un programme civil ; ils ne peuvent donc être comparés, opposés, ou présentés comme exclusifs l’un de l’autre.
Dans le domaine militaire français, un effort de recherche et de développement accru se poursuit : ainsi cette année, environ 12 % du budget de la défense (25 % des crédits du titre V) sont consacrés à cet effort, soit près de 18 milliards de francs ; il contribuera également à renforcer le savoir-faire et donc la compétitivité de nos industries. Dans les années à venir, les programmes spatiaux militaires évoqués plus haut renforceront encore nos capacités dans les domaines de pointe.
Aspect international
L’Initiative de défense stratégique et l’offre de coopération faite par les États-Unis à ses alliés ont fait apparaître un autre risque : celui de la perte en Europe d’une certaine autonomie, notamment dans la maîtrise du développement de la recherche et de l’industrie de pointe, par le biais de la sous-traitance et de la fuite de cerveaux. Les programmes civils européens (Eurêka et ceux de l’ESA) répondent également à cette préoccupation par le développement d’une coopération européenne civile.
Dans le domaine de l’armement, la réponse à cet autre défi ne consiste-t-elle pas à renforcer la coopération technologique militaire européenne, en dépit des difficultés rencontrées ? La défense sol-air contre les avions et les missiles balistiques de courte portée qui, équipés de têtes conventionnelles, seront de plus en plus précis et efficaces, pourrait se révéler un thème de coopération à la hauteur des ambitions de défense et de technologie de l’Europe.
Mais pour qu’une telle coopération soit suffisamment attractive pour nos partenaires, dans le domaine spatial en particulier, il faut que nous fassions la preuve de notre compétence et de notre volonté par une activité significative purement nationale.
Conclusion
Pour la France, loin de constituer une alternative à la dissuasion nucléaire, l’espace pourra à l’avenir se présenter comme un complément de plus en plus efficace de celle-ci, au même titre que l’ensemble de ses forces conventionnelles.
L’utilisation de l’espace contribuera ainsi à renforcer le rôle et les responsabilités mondiales de notre pays ; elle a une vocation pacifique. Mais elle implique plusieurs conditions : une vision à long terme, une grande continuité dans l’effort et des structures adaptées.
La vision à long terme du ministère de la Défense est fondée sur des études prospectives et des réflexions stratégiques qui s’appuient sur un effort de recherche très important.
La continuité dans l’effort est assurée par l’existence d’un plan pluriannuel spatial militaire qui concrétise la vision à long terme du ministère. À court et moyen termes, ce plan prévoit notamment des efforts majeurs dans les domaines des télécommunications et de l’observation.
Enfin, sur le plan des structures, la création récente d’un groupe d’études spatiales, au sein du ministère de la Défense, permet d’éclairer les choix et les décisions du ministre. ♦