Ancien président du Comité mixte armées-commissariat à l'énergie atomique, l'auteur commande actuellement les Forces aériennes stratégiques (FAS). Les idées qu'il développe ici sont extraites d'une conférence qu'il a récemment prononcée à l'École nationale supérieure des techniques avancées (ENSTA) devant les auditeurs du cours supérieur d'armes nucléaires. Ce texte ne traite que des charges nucléaires à l'exclusion des vecteurs et autres éléments des systèmes d'armes. Des réflexions, en particulier sur l'importance du « discours », intéresseront vivement nos lecteurs.
L'évolution des armes nucléaires
Tout armement a une histoire. Celle-ci résulte des progrès techniques bien sûr, mais aussi des perspectives d’emploi. C’est ainsi que les bombes d’usage général larguées d’avion lors de la Première Guerre mondiale sont devenues de plus en plus sophistiquées pour être aujourd’hui des armes très spécialisées adaptées à des objectifs spécifiques.
L’armement nucléaire n’échappe pas à ce processus. Ainsi, la TN 70 qui vient d’être mise en service avec le missile M4 est très différente de la première arme montée en 1964 sous le Mirage IV.
Deux grandes familles de causes ont motivé et continueront à motiver cette évolution : l’objectif militaire recherché d’une part, c’est-à-dire l’effet des charges ; les contraintes d’emploi d’autre part, que ce soient celles de la mise en œuvre du temps de paix ou celles de l’utilisation du temps de guerre.
Mais s’agissant de l’arme nucléaire avec tout ce qu’elle représente dans la politique de défense d’un pays comme le nôtre, l’histoire ne peut être séparée du « discours », car ce que l’on dit sur telle ou telle arme a autant d’importance que l’arme elle-même. Tels sont les trois points développés ci-après : effets militaires, contraintes de réalisation et d’emploi, discours.
Les effets militaires
Le passé
6 août 1945 : la première bombe atomique explose à Hiroshima, tuant près de 100 000 personnes. L’ère des armes nucléaires est ouverte avec son cortège de sang et de larmes mais aussi d’espoir de paix, car Hiroshima et Nagasaki ont permis la fin de l’atroce guerre du Pacifique, et la crainte des cataclysmes nucléaires a apporté la paix en Europe depuis 40 ans.
Cette explosion d’Hiroshima a mis en évidence trois effets majeurs de ces armes nouvelles : l’onde de choc avec ses résultats mécaniques ; le rayonnement thermique avec la boule de feu ; enfin, la radioactivité ou rayonnement nucléaire.
Mais ces trois effets ne sont pas les seuls, même si pendant de longues années, ils ont occupé l’essentiel des manuels traitant du sujet. L’impulsion électromagnétique créée par une explosion à haute altitude et les conséquences qui peuvent en résulter ne seront découvertes que beaucoup plus tard ; nous en connaissons aujourd’hui toute l’importance. Enfin, les rayonnements nucléaires traditionnels (neutrons, alpha, bêta et gamma) ne sont pas les seuls. Il ne faut pas oublier tous ceux qui complètent le spectre électromagnétique : X, infrarouge, lumière visible. Il y a là au total beaucoup d’effets, donc de nombreuses possibilités à exploiter pour qui peut et veut se doter d’armes nucléaires.
À partir d’Hiroshima et de Nagasaki, l’évolution des armes s’est faite dans deux directions : l’augmentation des puissances et la miniaturisation des charges. La première a deux avantages : la destruction des objectifs sur une surface de plus en plus grande. Elle peut être recherchée en vue d’une politique de dissuasion du faible au fort, ou bien, comme ce fut celle des États-Unis initialement, dans le cadre des représailles massives. Ce sont alors les objectifs de grande taille telles que les agglomérations urbaines qui sont visés. Avec une seule arme, on peut rayer de la carte une ville importante.
Le deuxième avantage des fortes énergies est de pouvoir compenser l’imprécision du tir. Supposons que l’on veuille détruire un objectif militaire donné. Avec une arme dont la précision est de 300 mètres, il faudrait par exemple une charge de 10 kilotonnes. Mais si la précision n’est plus que de 1 000 mètres, on peut toujours remplir la mission si l’on dispose d’une charge de 370 kilotonnes (à noter toutefois que les effets secondaires, qui peuvent être indésirables, tels que la radioactivité du sol ou le volume des poussières soulevées, sont alors accrus dans des proportions considérables).
Cette course à la puissance va entraîner le développement d’armes à fission de plus en plus énergétiques, puis des armes à fission exaltée, enfin, des armes à fusion, les bombes H mégatonniques. Vingt mégatonnes paraissent représenter, aujourd’hui, une limite dans cette course à la puissance. En effet, à l’image de ce qui s’est fait pour les bombes ou obus classiques, cette course ne va pas sans inconvénients.
Pour avoir une très grande énergie, il faut des matériaux fissiles ou fusibles en grande quantité et, dès lors, des dispositifs de sécurité et de mise à feu de plus en plus importants. Bref, la course à la puissance a pour conséquence une inflation dans les poids, alors que tout est déjà trop lourd. Déjà les premières armes posent des problèmes d’emport du fait de leurs masses et de leurs encombrements.
La recherche permanente de la miniaturisation sera donc un axe d’effort permanent pour ne pas dire sans fin. Successivement, l’emport, sans difficultés de chargement, va être rendu possible dans les avions de bombardement, puis sur les missiles stratégiques, ensuite sur les missiles tactiques, enfin dans les obus d’artillerie ou munitions d’obusiers.
La réduction des poids et des volumes va porter sur tout ce qui existe dans l’arme : sur les matériaux fissiles avec l’amélioration de leur rendement, mais aussi sur ce qu’il faut pour permettre la réaction nucléaire, explosifs, sources neutroniques, électronique et sources d’énergie.
À l’allégement s’ajoute un autre processus qui va en général dans le même sens, celui de la réduction des coûts financiers. Là encore, la diminution de la quantité des matériaux fissiles emportés liée à la recherche du meilleur rendement de combustion va être un souci constant des ingénieurs pour répondre aux sollicitations incessantes des armées.
Cette évolution vers les puissances élevées et les poids réduits sera celle de tous les pays nucléaires. C’est ainsi qu’en France, on passera de la bombe du Mirage IV de 1964, d’un poids d’environ 1,8 tonne et d’une puissance approximative de 40 kilotonnes environ, à l’arme d’aujourd’hui, de poids très inférieur et de l’ordre de 60 kilotonnes puis, à la charge de l’ASMP, cinq fois plus puissante pour une masse largement cinq fois inférieure. Quant à nos missiles stratégiques, la charge de 150 kilotonnes de 1968 a été remplacée en 1980 par une arme mégatonnique avec une réduction des masses de plus de 30 %.
La tendance suivante va résulter des notions de système ou d’efficacité globale. En effet, avec six armes de 150 kilotonnes, on détruit des objectifs sur une surface trois fois plus grande qu’avec une arme d’une mégatonne. Mais ceci n’a de sens que si au niveau de l’ensemble — avion ou fusée porteuse et têtes militaires — il y a un gain global, c’est-à-dire si l’on sait avec le même porteur placer plusieurs armes à des points géographiques différents.
Pour les avions, la chose est devenue rapidement possible, en particulier sur les bombardiers stratégiques américains, dès que les bombes nucléaires ont eu une masse inférieure à la tonne. Par contre, le problème était plus difficile à résoudre sur les missiles balistiques. Il a fallu optimiser l’ensemble fusée porteuse, dispositif d’espacement des têtes (bus), corps de rentrée et charges nucléaires.
La notion de système prend toute sa dimension avec la recherche d’une optimisation globale au lieu de l’optimisation indépendante de chaque sous-système. Dès lors, du fait de la meilleure précision des armes et de la multiplication des têtes, la puissance unitaire des charges à vocation stratégique redescend dans la gamme des 100 à 300 kilotonnes.
C’est ainsi que les États-Unis mettaient en service le Polaris A3 avec trois charges en 1964, et les Soviétiques le SS 2 modèle 3 en 1973. Nous avons nous-mêmes, aujourd’hui, le M4 et ses six charges en service sur L’Inflexible.
En résumé, comme pour les bombes classiques, l’arme nucléaire est devenue de plus en plus puissante sous des volumes de plus en plus réduits. Quant à son optimisation, elle s’est faite au sein d’un système.
L’avenir
Doit-on considérer ces changements comme terminés ? Certainement pas. De même que les bombes classiques continuent d’évoluer et que de nombreuses armes se spécialisent en fonction des objectifs à détruire, le développement des armes nucléaires ne peut que se poursuivre sur des voies analogues.
La politique de dissuasion nucléaire de la France est claire avec l’emploi, ou le non-emploi, de ses armements stratégiques et préstratégiques. Rien ne permet aujourd’hui de la mettre en cause. Elle doit donc demeurer en l’état.
Mais projetons-nous à 20 ou 40 ans d’ici. Après tout, 40 ans nous séparent de l’an 2025, comme 40 ans nous séparent du 6 août 1945, et constatons que notre concept d’emploi des armes était à cette époque bien différent de celui d’aujourd’hui. Il faut donc faire un peu de futurisme, et puisque le président Reagan en a donné l’exemple avec son Initiative de défense stratégique, voyons ce que pourrait être cette guerre des étoiles à l’horizon 2025, en présupposant la réalisation par les deux Grands d’un tel bouclier protecteur.
Le temps qui nous sépare de l’an 2025 correspond en effet à peu près au délai nécessaire pour vérifier en laboratoire tous les principes envisagés pour cette guerre des étoiles, développer les matériels correspondants, puis les fabriquer en série et les placer au sol ou sur orbite.
Quatre couches de défense sont imaginées pour la destruction des missiles balistiques, lors de la phase propulsive, de la phase postpropulsive, en particulier durant la période de fonctionnement du bus, de la phase balistique, enfin de la phase de rentrée.
La détection reposerait sur des senseurs infrarouges placés dans l’espace sur l’orbite géostationnaire ou sur toute autre orbite, ceci pour les deux ou trois premières phases, et sur des radars placés au sol, éventuellement sur orbite, pour les deux dernières phases.
Les armes de destruction sont connues : armes à énergie cinétique tirées au sol ou en vol et dotées d’un système de guidage terminal essentiellement à détection infrarouge ; armes à énergie dirigée dont le pointage est effectué au moment du tir.
Certains systèmes paraissent bien futuristes, d’autres le sont moins. Ainsi, vers la fin du siècle, la mise en place de nouvelles défenses terminales utilisant des radars au sol et des missiles intercepteurs n’est pas invraisemblable, même si elle suppose la dénonciation des accords Salt. Vers 2005, pourraient être opérationnels des moyens de détection et d’alerte situés dans l’espace. Ce n’est que vers 2025 qu’apparaîtrait une défense complète avec ses couches basées dans l’espace, mais cela dans la mesure où elle serait réalisable techniquement et économiquement.
Le bouclier étant mis en place et la France n’ayant pas la possibilité économique de faire de même pour sa protection, que pourrait-elle faire ? Se résigner devant la suprématie nucléaire des autres puissances ? C’est inacceptable. Compenser ce déséquilibre par un excédent de moyens classiques sur les adversaires potentiels ? C’est impossible. Se fondre dans un ensemble où les États-Unis assumeraient un leadership total ? On en revient au point un : accepter la tutelle d’un autre pays. Bâtir une Europe puissante et indépendante ? Cela est certainement souhaitable, mais nous ne sommes pas les seuls à décider.
Alors, il ne reste qu’une voie : forger l’épée qui traverse le bouclier. C’est-à-dire qu’à moyenne échéance, il faudra percer les défenses ABM. Deux méthodes sont possibles : la première est celle du leurrage actif ou passif d’une part (qui va de pair avec la réduction des signatures électromagnétique et infrarouge des ogives). Cela ne concernera les armements nucléaires que dans leur aspect « système » ; la deuxième réside dans l’attaque préalable de certaines défenses pour permettre à nos ogives d’arriver et pour maintenir ainsi la politique française de dissuasion du faible au fort. Cette méthode n’est du reste pas une tactique nouvelle dans l’art militaire ; elle a toujours existé dès lors que les défenses ont atteint un certain niveau.
Le succès de cette attaque dépendra en partie de l’absence ou du peu de préavis donné à l’adversaire, et pour cela, il faut arriver vite et bas. Or, nous sommes près de l’Union Soviétique, pays dont nous souhaitons l’amitié mais que nous entendons dissuader d’actions contre nos intérêts vitaux. Cette proximité géographique permet des trajectoires balistiques et courtes, de faible hauteur au-dessus de l’horizon pouvant encore être réduite par l’emploi d’une grande surénergie. Cela suppose de pouvoir disposer de missiles stationnés sur le territoire national et non vulnérables.
Attaquer les défenses adverses, c’est d’abord neutraliser ses yeux et ses oreilles, c’est-à-dire ses radars, ou plus exactement perturber leur fonctionnement : il faut pour cela créer des impulsions électromagnétiques de grande puissance (par des explosions à haute altitude) puis, profitant de la perturbation, concentrer une énergie destructive sur les aériens.
Apparaît donc le besoin d’armes à effet spécialisé : dans les unes, le facteur à privilégier serait celui qui a été initialement oublié, l’impulsion électromagnétique ; dans les autres, l’énergie devrait être focalisée à l’image des charges creuses antichars. Enfin, si l’on veut des explosions détruisant des objectifs protégés (aériens durcis, stations de défense spatiale enterrées), il faut privilégier les effets mécaniques, donc peut-être rechercher une arme à rayonnements réduits.
À plus longue échéance, il faudra perturber les systèmes de détection placés dans l’espace : là aussi, l’arme à impulsion électromagnétique, voire l’arme à rayons X, pourrait être utilisée. Quant aux détecteurs infrarouges (en particulier ceux placés sur l’orbite géostationnaire), rien ne serait plus efficace qu’une ou plusieurs charges à rayonnement infrarouge pour les aveugler définitivement ; certaines explosant sur la route de pénétration de nos missiles pourraient aussi singulièrement perturber les autodirecteurs des ABM.
S’ouvre ainsi devant nous tout un champ nouveau d’études pour le développement d’armes à effets spécifiques. Ces études ont du reste déjà commencé en France avec la mise au point par le commissariat à l’énergie atomique de l’arme à effets collatéraux réduits, dite bombe à neutrons. En matière de recherche d’effets militaires nouveaux, les axes d’effort ne manqueront donc pas : impulsion électromagnétique, énergie dirigée, rayonnements réduits, rayonnement infrarouge accru, pour citer les premiers qui viennent à l’esprit.
Il va de soi que pour la France ces armes nouvelles ne remplaceraient pas les armes anticités, fondement de la dissuasion du faible au fort, mais viendraient en complément. Il est aussi certain que leur coût élevé conduira à les réaliser en quantités limitées aux plus stricts besoins.
Les contraintes d’utilisation
Le temps de guerre
Cette volonté de pouvoir exécuter des frappes sur le territoire de nos adversaires potentiels ne peut pas recevoir leur agrément : on peut être certain qu’ils mettront de nombreux moyens en œuvre pour neutraliser nos armements avant qu’ils atteignent leurs objectifs.
Vecteurs et, plus encore, corps de rentrée et charges nucléaires devront donc pouvoir leurrer l’adversaire et résister aux coups qui leur seront portés. Leurrer implique l’emport de contre-mesures électroniques et infrarouges ; résister aux agressions impose le durcissement aux effets des explosions nucléaires, voire des explosions classiques.
Plus que jamais, la conception des armements nucléaires devra donc être faite dans un esprit « système d’armes » avec la mise sur pied d’équipes pluridisciplinaires : charges, corps de rentrée, leurres, durcissement.
Mais ces contraintes d’utilisation du temps de guerre ne sont pas les seules, il y a aussi les contraintes du temps de paix.
Le temps de paix
Il n’est en effet pas possible de laisser ad vitam aeternam les armements au dépôt en attendant leur hypothétique emploi : sabres et fusils s’y rouilleraient et le soldat ne saurait pas s’en servir au moment de la bataille. Il faut donc, premièrement, que les armements nucléaires, comme les armements classiques, puissent être vérifiés et réparés afin de garantir en permanence leur bon fonctionnement ; deuxièmement, que le personnel chargé de leur mise en œuvre puisse procéder régulièrement aux exercices nécessaires à leur instruction.
Certes, il existe des maquettes fonctionnelles inertes sur lesquelles l’essentiel de l’instruction doit être conduit. Il n’en demeure pas moins qu’une arme réelle, du fait de sa puissance, suscite un respect certain de la part de ceux qui l’approchent. Mais, si ce respect est utile pour ne pas dire salutaire, il ne doit pas paralyser ceux qui seront chargés au jour « J » de la mise en œuvre. Seul un entraînement dans des conditions réalistes permet de garantir l’aptitude professionnelle des équipes pour le temps de guerre.
Les armes doivent par conséquent pouvoir être maniées et transportées en toute sécurité au sol dès le temps de paix (1). Cela impose des contraintes sévères pour les charges afin qu’au plan pyroradiologique elles soient totalement sûres. Il est certain que leur conception rend aujourd’hui totalement impossible une explosion nucléaire accidentelle, mais les armes contiennent toutes des matières radioactives voire toxiques dont le contact, en cas de sinistre, pourrait être nuisible à la santé des personnels situés à proximité.
Grâce aux mesures de sécurité prises, la probabilité d’un accident est infiniment plus faible qu’avec une bombe classique, mais les conséquences d’un éventuel sinistre seraient beaucoup plus graves. En effet, la qualité que doit avoir avant tout notre dissuasion est sa crédibilité. Tout incident et a fortiori tout accident, pouvant semer le doute sur le bon fonctionnement de nos systèmes nucléaires, sont donc à bannir.
Une tâche importante pour les concepteurs d’armes futures est, dès lors, la réalisation d’armes faciles à mettre en œuvre en toute sécurité. L’arme doit par elle-même être totalement sûre, et de plus il faudra, encore et toujours, couvrir tous les cas d’agressions extérieures, allant de la simple chute à l’attaque de commandos ou à l’incendie au sol de l’avion porteur ou de la fusée porteuse.
L’aspect sécurité nucléaire est primordial pour la crédibilité de la force ; il doit être pris en compte du développement à la fabrication en série des armes nucléaires.
Le discours
Tels sont les principaux aspects techniques à prendre en compte pour le développement des armes nouvelles. Mais en matière de politique militaire, la technique n’est pas suffisante : le verbe a un rôle majeur à jouer.
Tout d’abord, puisqu’il s’agit de dissuader, il faut annoncer clairement ses intentions. Avoir des armes aussi redoutables que les missiles de type S3 ou M4 et ne pas proclamer qu’en cas d’agression majeure elles seraient utilisées, reviendrait à affaiblir considérablement le concept.
Ensuite, chaque peuple a son histoire, donc sa culture et son mode de pensée. Ceux qui ont eu la chance de pouvoir travailler étroitement avec des officiers étrangers ont bien souvent constaté que même entre des hommes très proches, malgré les pages d’histoire commune, malgré des valeurs identiques, le langage humain ne véhiculait pas facilement les idées. Il faut donc s’expliquer sans relâche jusqu’à ce que les autres aient compris vos intentions, et ceci d’autant plus que leur culture et leur mode de pensée sont différents des nôtres. Et n’oublions pas que toute fausse note dans un discours peut, par les doutes qu’elle soulèverait, remettre en cause des mois d’explication.
En matière de discours, un des meilleurs exemples que l’on peut donner est celui ou ceux que l’on peut tenir sur l’arme à effets collatéraux réduits, communément appelée bombe à neutrons. Celle-ci est adaptée à l’attaque d’objectifs militaires, tels que chars ou installations bétonnées situés en rase campagne mais à proximité de zones que l’on souhaite épargner autant que faire se peut (par exemple les agglomérations urbaines où se trouveraient des populations civiles).
Or, ces armes peuvent être utilisées dans des optiques très différentes :
• Poursuivre la bataille le plus longtemps possible par l’accroissement du potentiel du corps de bataille et retarder ainsi le recours aux représailles ultimes. Ce concept conduirait à dissocier l’armement nucléaire tactique de l’armement stratégique. Ce serait, pour nous Français, encourager un adversaire, supérieur dans les domaines classique, chimique et nucléaire tactique, à poursuivre son agression sans tenir compte de l’ultime avertissement. On irait alors à l’encontre de la dissuasion.
• Ou donner le maximum de marge de manœuvre au président de la République. Celui-ci, en effet, avec une telle arme pourra plus facilement décider de son emploi sur tel ou tel territoire et ceci en raison des dégâts collatéraux réduits. Dans un tel concept, l’emploi de l’arme tactique reste rigoureusement identique à celui envisagé aujourd’hui : l’ultime avertissement avant la mise en œuvre de la riposte nucléaire stratégique. Mais la marge de manœuvre du chef de l’État est augmentée, et par voie de conséquence l’incertitude de l’agresseur éventuel s’accroît ; la dissuasion est renforcée.
Donc, décision unique : lancement de la fabrication de la bombe à neutrons, mais double possibilité d’interprétation. Et c’est bien l’exemple type de décision qui imposerait une explication officielle publique : seul le discours éviterait aux autres toute erreur d’interprétation.
Prenons maintenant l’exemple futuriste précédent, l’emploi d’armes nouvelles pour percer un bouclier adverse. Là aussi, le langage peut être double :
• La France développe des armes antiforces stratégiques car son concept a changé et elle veut, comme les Grands, pouvoir si nécessaire frapper en premier les objectifs militaires.
• Ou, au contraire, la politique française de représailles massives demeure. Le développement de nos armes nouvelles doit alors être présenté comme la conséquence de la volonté de l’agresseur potentiel de s’affranchir de notre dissuasion nucléaire : c’est parce qu’il refuse la situation d’équilibre que nous devons développer les armements nouveaux permettant de rétablir cet équilibre. C’est donc lui seul qui porte la responsabilité de la course aux armements.
Le discours reste donc fondamental et ne peut être dissocié de la réalisation de ces armements majeurs pour notre défense. Dans le domaine de la genèse des armes nucléaires, « Au commencement est le Verbe ». C’est là, sans aucun doute, un aspect très particulier, pour ne pas dire spécifique, de l’histoire de cet armement. Il ne faut jamais l’oublier et par là même être à la fois critique au regard des idées nouvelles et prudent dans ses paroles comme ses écrits. Mais, être critique ne veut pas dire rejeter ce qui est nouveau ; de même, la prudence dans les écrits n’interdit pas le bouillonnement interne des idées.
Conclusion
Voici donc quelques réflexions qui méritaient d’être faites sur l’évolution des armes nucléaires. Après 40 ans d’histoire, celles-ci sont en train de prendre un virage important avec le développement de charges à effets spécifiques, chacune étant adaptée à un effet militaire donné. Ce virage ne sera bien évidemment pas exclusif de la tendance permanente à l’amélioration des rendements, à l’abaissement des coûts, et à l’intégration d’équipes pluridisciplinaires.
L’aspect sécurité nucléaire doit continuer à être pris en compte dès la conception ; l’instruction des personnels, comme la maintenance des armes devront toujours être possibles dans d’excellentes conditions.
Enfin, l’importance du discours ne doit jamais être oubliée. Si, avant la prise de décision par le gouvernement, l’échange d’idées doit être aussi libre que constructif, il est important ensuite de tenir tous un discours unique, évitant ainsi toute faille dans notre système dissuasif.
Sur un tel sujet, il n’est cependant pas possible de conclure sans rendre hommage à tous ceux qui ont participé de près ou de loin à la mise sur pied de notre arsenal nucléaire, puis à sa modernisation. Tous ont en effet contribué efficacement au maintien de la paix en Europe et au renforcement de la voix de la France dans le monde. Qu’ils en soient profondément remerciés. ♦
(1) L’emport en vol de charges nucléaires ne doit pas être envisagé en temps de paix, afin d’éviter tout risque d’accident du type de celui de Palomares [NDLR 2023 : la collision d’un B-52 avec un ravitailleur alors qu’il transportait 4 bombes nucléaires au large de l’Espagne, le 17 janvier 1966]. Il n’a du reste jamais été autorisé en France.