Présentation
L’illustre chef de guerre du XVIIIe siècle, le Maréchal de Saxe, fournit une formule précieuse en écrivant que la stratégie est « un art couvert de ténèbres ». Et si la stratégie générale discipline toutes les stratégies particulières, voici que sont non pas justifiées mais du moins expliquées, les ignorances ou les incertitudes, ainsi que les difficultés du propos d’aujourd’hui. De quoi s’agit-il en effet ? Ou encore, qu’est-ce que la mer, et qu’est ce que l’Europe ?
Sur le premier point, des propos sans fin ont été tenus dans un esprit différent mais M. Hervé Coutau-Bégarie, qui nous fait l’amitié d’écrire fréquemment dans notre revue, souligne avec bonheur les notions essentielles de frontières, de richesses, et de communications. Mais pour simples qu’elles soient en apparence, les formules peuvent appeler des discussions passionnées.
Frontière sans doute, puisqu’aussi bien la terre, sur laquelle sont installés les États — fussent-ils à vocation maritime par nécessité ou par goût —, a des limites évidentes. Mais les époques, les moyens disponibles, les dispositions intellectuelles ont ouvert à des échanges sans conclusion sur l’obstacle ou le trait d’union. Les propos guerriers ou philosophiques sur le « Rhin barrière » de Becker ou le « Rhin fleuve des nations » de Musset, sont célèbres et sont du même ordre de réflexion même s’ils ne concernent pas la mer. Mais peut-être chaque propos a-t-il sa vérité en un temps précis, et la question est posée aux hommes : la mer est-elle un obstacle, ou un lien ?
La limite frontalière n’est toutefois pas filiforme et les variations du droit de la mer pèsent sur les différends contemporains entre les nations, voire sur les crises éventuelles. « L’économique » moderne peut prendre la place du « politique » classique. La richesse de la faune maritime commence à trouver, et trouvera, dans l’aquaculture des ressources accrues. À qui appartiendront-elles ? L’exploitation pétrolière offre dès aujourd’hui l’exemple de quelques problèmes, mais celle, probable un jour, des nodules polymétalliques engage à penser que l’ère des difficultés n’est pas close.
Quant aux communications offertes par la mer, « chemin qui réunit » selon une formule de l’amiral Castex, leur maîtrise est à l’origine de querelles sans fin et de luttes sans merci pour la survie des États. L’évidence conduit d’ailleurs à reconnaître que, dans un passé encore récent, la maîtrise de la mer a permis à la puissance industrielle des États-Unis d’alimenter la bataille aéroterrestre en Union soviétique. Mais un conflit demain ne ressemblerait pas à un conflit d’hier, les crises contemporaines ne sont pas inévitablement « guerrières » : suffirait-il de commander sur mer pour commander partout ? La formule de Thémistocle, vieille de 25 siècles, demeure lourde de discussions.
La réponse n’est pas simple chez les auteurs de stratégie navale qui se succèdent depuis moins d’une centaine d’années. L’intervention du « perturbateur » désormais classiquement évoqué ne fait que souligner l’antagonisme constant, faut-il dire inévitable, entre puissance maritime et puissance continentale.
À laquelle de ces catégories l’Europe appartient-elle ? Je ne veux pas trancher dans l’instant sur le caractère profond, à l’extrémité du continent eurasiatique, de la « presqu’île européenne » qu’entraînent vers le grand large les souvenirs, les engagements ou les besoins. Mais les délais sont longs entre les options du temps de paix et les possibilités effectives à l’heure inconnue du temps de crise, même s’il n’est plus nécessaire de planter une forêt pour faire, si j’ose dire, pousser des bateaux. Le choix indispensable exige de lever les ténèbres déjà évoquées et trop souvent responsables de l’inaction ; c’est bien des années avant la crise qu’est définie la politique d’une Europe soucieuse d’assurer à la fois la défense réelle de ses terres propres et celle de ses intérêts matériels ou moraux.
Ce sont ces problèmes difficiles que vont traiter les orateurs successifs. Je souhaite dès maintenant les remercier tous en votre nom comme en mon nom personnel et redire ma gratitude à l’amiral Tardy qui est à l’origine de cette réunion. Je les présente rapidement dans l’ordre de leurs interventions.
Le vice-amiral d’escadre Beaussant, major général de la Marine (maintenant amiral, inspecteur général de la Marine), exposera le problème stratégique général de la mer et de la défense, ainsi que celui de la défense navale de l’Europe.
Mme Rèmond-Gouilloud, professeur à la faculté de droit de Strasbourg, traitera des transports maritimes et de l’Europe. Elle a donné à la revue, il y a un an, un article brillant sur la liberté des mers.
M. Chayet, ancien ambassadeur, mérite une gratitude particulière puisqu’il a bien voulu accepter de remplacer M. de Lacharrière, touché par de graves ennuis de santé. Il nous parlera du droit de la mer.
M. Jacques Martin, enfin, ancien secrétaire général adjoint du Quai d’Orsay, a fait devant nous en 1983 un exposé passionnant sur l’Union soviétique et le Tiers-Monde. Il veut bien affirmer à nouveau son cordial intérêt pour nos activités et répondre à la question : y a-t-il une politique maritime commune de défense européenne ?