Discours du ministre de la Défense à l'Assemblée nationale le 12 novembre 1986 à l'occasion de la présentation du budget de la Défense pour 1987.
Donner à la France une défense forte
Le budget que le gouvernement présente aujourd’hui exprime une préoccupation majeure : donner à la France la défense forte dont elle a besoin.
L’effort et le choix d’une défense sont aujourd’hui une priorité. L’évolution de l’environnement international ainsi que certaines avancées de la technologie des armements ont renforcé, et en même temps renouvelé, les menaces politiques et militaires qui pèsent sur la France. La situation exige de nous des analyses plus attentives et les solutions les plus adaptées, compte tenu de nos moyens.
La croissance et le net redressement que le gouvernement entend apporter au budget sont la traduction dans les chiffres de notre volonté de défense et des options qui nous paraissent s’imposer aujourd’hui.
Je voudrais exprimer ici toute ma gratitude à vos commissions de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances, et plus particulièrement à leurs présidents et à leurs rapporteurs. Ils ont procédé à une étude approfondie de ce budget et nous ont fait part de leurs remarques et de leurs appréciations. Je ne reviendrai donc pas sur sa description et me contenterai de souligner sa caractéristique essentielle. Il marque par rapport à la stagnation des dernières années le souci de donner les moyens nécessaires à une politique de défense dont les grands axes, définis sous l’impulsion du général de Gaulle et poursuivie avec détermination par ses continuateurs, rallie aujourd’hui la quasi-totalité des forces de la nation.
En me référant simplement à deux grands indicateurs, je ferai remarquer d’abord que la tendance à la régression du prélèvement sur le PIBm au profit de la défense, depuis 3 ans, est arrêtée et renversée. Cette part qui s’était élevée jusqu’à 3,92 % passera en effet du niveau où elle était retombée, 3,765 % en 1986, à 3,793 % en 1987, alors même que la croissance prévisionnelle du PIBm est plus forte cette année. Plus significatif encore est le véritable bond que font les crédits d’équipement ; les autorisations de programme, qui n’avaient pas progressé depuis 3 ans, augmentent de 20 % et les crédits de paiement qui étaient restés approximativement stationnaires de 1982 à 1986, progresseront de plus de 11 %.
Ces termes de comparaison suffisent à indiquer l’orientation que nous avons voulu imprimer au budget 1987, qui est le signe d’une priorité politique véritable. Et pourtant ce n’est pas cette rupture par rapport aux années passées que je souhaiterais souligner le plus. Cette démarche ne me satisferait pas entièrement, car elle risquerait, en insistant sur le passé récent, de nous diviser pour des pourcentages au lieu de nous réunir sur l’essentiel.
Je ne peux certes pas laisser ignorer au parlement les difficultés qui découlent du ralentissement de l’effort d’équipement de nos armées au cours des récentes années. Je ne voudrais pas cacher les profondes difficultés qui attendent certaines industries de l’armement pour lesquelles ce ralentissement s’ajoute à celui, autrement plus grave, des exportations. Mais les critiques que je pourrais porter sur cet aspect des choses ne serviront au gouvernement, ni d’alibi, ni de politique. Nous sommes réunis ici pour l’action, pour parler du présent et du futur. Je souhaiterais surtout que l’on retienne de mes prédécesseurs la part qu’ils ont prise à l’élaboration d’un consensus ; et je veux espérer que les forces politiques sauront le préserver et le renforcer encore.
C’est une grande chance pour nous qu’à la suite des déchirements qui ont accompagné les guerres de décolonisation, puis des divergences graves d’opinions qui ont suivi la décision de faire reposer notre défense sur la dissuasion nucléaire, les options fondamentales de notre politique de défense recueillent aujourd’hui un large assentiment. L’alternance politique, de 1981, puis celle de 1986, dans le cadre qu’impose la Constitution, ont forcé les divers courants en présence à définir les termes politiques du consensus de principe déjà acquis. Cette adhésion profonde répond à l’état de maturité du pays, conscient qu’il y va de son intérêt supérieur.
C’est là, pour le temps présent, sur une scène internationale chargée d’incertitudes et de menaces, un atout, une force, et une garantie majeure qui concerne tous les citoyens et à laquelle tous les citoyens ont leur part : c’est sur leur volonté de résistance que repose, en définitive, l’efficacité de cette défense. Ce sont eux qui peuvent faire en sorte que notre pays, petit par sa superficie et sa population, soit digne de son histoire, respecté et grand par ses idées.
De ce point de vue, le principe du service national, auquel nous sommes très attachés, manifeste le lien organique qui existe entre la nation et son armée. La jeunesse y trouve une occasion démocratique d’y forger ses valeurs morales et physiques. Il nous appartient de donner à cette période à laquelle devraient être associés tous les jeunes français, et par le bon emploi de leur enthousiasme, toute sa signification de solidarité nationale.
L’élaboration du budget s’inscrit dans un travail réfléchi et approfondi qui trouve sa traduction dans la loi de programme qui vient de vous être soumise. Inscrite au programme de la majorité que les Français ont portée dans cette Assemblée, cette loi, annoncée par le Premier ministre dans son discours du 9 avril, reprend les grandes orientations tracées pour la défense.
1987 sera la première de ses cinq années ; c’est dans cette perspective que vous allez en juger, et même, au-delà, dans une perspective qui prend en compte une évolution continue de la scène internationale, des rapports humains, du progrès technologique. Puisant ses forces dans la tradition, moderne dans ses entreprises, notre défense exige des décisions pour le présent ; elle doit aussi prévoir l’avenir. Les programmes que nous lançons engagent, pour certains d’entre eux, un avenir de trente ans au moins. Précis pour l’immédiat, ils doivent laisser dans toute la mesure du possible aux responsables qui nous suivront, les moyens de s’adapter aux situations nouvelles.
Je vais donc considérer maintenant devant vous la nature des menaces qui nous entourent, les choix militaires que nous en avons déduits, ainsi que les idées générales qui vont inspirer notre action.
Les menaces
Nous vivons aujourd’hui dans un monde caractérisé d’une part par de nombreuses zones d’instabilité, parsemées de conflits localisés, et d’autre part tendu en permanence par un affrontement idéologique profond entre les deux plus grandes puissances et leurs alliés. Entre celles-ci s’est établi, à un niveau exagéré d’armement, un équilibre nucléaire global qui a évité jusqu’ici que cette tension ne dégénère en un conflit d’ampleur mondiale. Chacune de ces puissances, convaincue que l’autre conserverait après une première frappe nucléaire stratégique les moyens de deuxième frappe permettant une riposte destructrice, ne saurait s’engager dans l’aventure. Il y a dissuasion mutuelle à ce niveau.
Les menaces sur la paix mondiale peuvent d’abord provenir de la rupture de cet équilibre par des avancées technologiques. Ainsi les progrès accomplis sur la précision des armes ou la furtivité des trajectoires, accroissent, à volume constant d’armement, leur capacité de destruction. Ces progrès, s’ils étaient accomplis par l’une des parties seulement, pourraient porter atteinte à cet équilibre. Il en serait de même s’il s’agissait d’une modification des installations de défenses limitées jusqu’ici en nombre par le traité ABM, et qui n’ont été déployées que par les Soviétiques à ce jour. Tous ces progrès constituent un élément essentiel qui doit être pris en compte par les forces de dissuasion nucléaires françaises, et imposent leur modernisation pour assurer le maintien de leur crédibilité.
Le sort de l’Europe, située au contact même du bloc soviétique, dépend naturellement du maintien de cet équilibre, mais aussi de la situation qui s’établit à d’autres niveaux des armements. Pour les armements conventionnels un important déséquilibre favorise le Pacte de Varsovie. En matière nucléaire depuis quelques années, les Pershing II, qui peuvent atteindre l’Union Soviétique, sont venus contrebalancer l’installation des SS 20, armes de même portée que celle-ci avait déployées. Mais, dans une période récente, l’Union Soviétique a accru dans des proportions considérables son arsenal nucléaire à courte et moyenne portées, dont les effets sur l’Europe de l’Ouest seraient identiques à celui des SS 20. En outre, alors que les traités internationaux interdisent leur usage, des stocks considérables d’armes chimiques sont accumulés à l’Est menaçant les populations civiles et susceptibles de paralyser les défenses de l’Ouest.
C’est pourquoi les conversations qui se sont nouées entre les deux Grands sur les modifications de l’équilibre méritent la plus grande attention de la part des pays d’Europe. Ceux-ci, et la France en particulier, qui ne recherchent que la paix, ne peuvent qu’approuver les efforts entrepris pour réduire les arsenaux inutiles et terrifiants que les deux Grands ont accumulés. Mais l’orientation prise par les conversations de Reykjavik fait planer les plus grandes inquiétudes, non pas quant au volume des armes stratégiques américaines et soviétiques, mais quant aux mesures envisagées en ce qui concerne les armements qui conditionnent l’équilibre, et donc le maintien de la paix par la dissuasion sur le théâtre européen.
Peut-on imaginer que l’Europe puisse vivre sous la menace permanente d’une supériorité écrasante du Pacte de Varsovie en ce qui concerne les armements conventionnels, chimiques et nucléaires susceptibles de l’atteindre, quel qu’en soit le positionnement par rapport à la ligne de l’Elbe ? Peut-on imaginer une situation où sa seule protection serait le déclenchement de l’armement stratégique américain, décision si lourde et si dangereuse à prendre pour un pays éloigné de la menace qu’elle en deviendrait peu crédible, et donc peu dissuasive ? Peut-on en outre imaginer que de telles réductions d’armement soient envisagées avant que des accords de vérification efficace aient été conclus ? Peut-on se satisfaire des perspectives lointaines d’une défense spatiale qui n’existe que sur le papier ? Mesure-t-on que les États-Unis eux-mêmes y consacrent à peine plus de 1 % de leur budget de défense ? Quelle que soit la détermination de la France d’assurer par ses propres moyens la défense de ses intérêts vitaux, la solidarité qu’elle porte à ses voisins européens, le souci qu’elle a des intérêts de l’Alliance, comme celui de sa propre sécurité, conduisent à poser solennellement ces questions.
Hors d’Europe, les foyers de tension qui peuvent mettre en cause nos amitiés, nos engagements ou nos intérêts sont nombreux. La France ne saurait demeurer indifférente aux risques de détérioration de la situation en Afrique et en Méditerranée : les liens d’amitié que l’histoire a tissés entre la France et de nombreux pays, notamment lorsqu’ils sont concrétisés par des engagements de défense et par la présence de forces militaires françaises, lui confèrent des responsabilités particulières.
Par ailleurs, l’aggravation du conflit dans le golfe Arabo-Persique porte atteinte à la stabilité de cette région d’importance stratégique majeure, et fait peser des risques sérieux sur les voies d’approvisionnement en produits énergétiques. Enfin, les évolutions les plus récentes conduisent à une situation particulièrement préoccupante dans certaines zones géographiques, notamment aux Proche et Moyen-Orient, et dans le Nord de l’Afrique, où se conjuguent divers facteurs d’instabilité : déséquilibres démographiques, montée en puissance des fanatismes, exacerbation des rivalités ethniques ou nationales. La sécurité des pays européens peut s’en trouver directement affectée. Une telle situation va jusqu’à pousser certains groupes ou organisations, voire des États, à des comportements en contradiction avec le droit international. Le chantage, le terrorisme, la prise d’otages menacent les intérêts et parfois la vie de nos concitoyens. Nous entrevoyons aujourd’hui le risque que de telles formes d’agression puissent être généralisées dans les temps qui viennent, servir de plus en plus fréquemment de moyens de pression sur nos pays et nos gouvernements, ou se combiner avec des conflits classiques.
Nous avons là à faire face à une forme de menace jusque-là inédite. Le terrorisme ne se déclare plus seulement par des actions violentes telles que des attentats au cœur même de nos cités, mais engage des actions insidieuses de désinformation utilisant toutes les ressources des canaux médiatiques. Il détourne à son profit le formidable pouvoir qu’offrent l’ubiquité et l’instantanéité de l’information, et cherche ainsi à désorganiser le fonctionnement de ce qui constitue l’un des cœurs de la vie politique des démocraties, à savoir le débat et l’expression publics. Ces actions de désinformation visent à perturber les relations internationales, à affaiblir le fonctionnement des alliances, à atténuer la volonté et l’esprit de défense. Elles cherchent à décourager les opinions publiques et à inciter à des attitudes de renoncement plutôt que de résistance. Nous devons considérer qu’il s’agit là désormais d’un nouveau chapitre de la défense.
Nous devons prendre en compte les menaces qui cherchent à remettre en cause la vocation de la France à être présente et active dans la communauté internationale. Il faut que nous soyons en mesure d’entretenir et de préserver les liens de coopération et d’assistance que nous entretenons avec beaucoup de pays amis. Et il faut aussi que nous continuions d’assumer, que nous revendiquions et renforcions, le rôle original que la France entend jouer, par ses idées et par sa tradition, dans la recherche inlassable d’un monde plus libre, plus juste et plus pacifique. Il nous faut donc nous persuader que l’action de notre défense revient aussi à inventer des réponses adaptées à des actions dont il est parfois difficile de localiser la source, et qui tendent à menacer l’intégrité de la vie intérieure des institutions ou la vocation universelle du pays.
Plus généralement, il résulte des enseignements de ces dernières années que défendre la France ne consiste pas seulement à définir et construire une force de dissuasion, ainsi que des moyens conventionnels qui, en cas de conflit préalable, pourraient jouer avec honneur leur rôle sur le terrain. Ce qu’il faut, c’est s’efforcer de traiter les menaces et les crises de façon à éviter l’affaiblissement de la posture du pays, et dissuader pendant qu’il en est temps les velléités d’agression. De là découlent les principes qui animent notre politique de défense et qui conditionnent le choix de nos équipements.
Les choix militaires
La France doit disposer des moyens de préserver son indépendance et de protéger l’intégrité de son territoire ainsi que ses intérêts vitaux.
Elle est naturellement partisane du désarmement, et approuve la recherche d’une réduction du niveau de l’équilibre nucléaire. Mais il est essentiel que le véritable objet du débat ne soit pas détourné. C’est d’abord l’équilibre du niveau stratégique des deux Grands qui est en cause. Nous n’acceptons pas que nos forces nucléaires soient incluses dans le débat. Le président de la République, parlant au nom de la nation l’a clairement affirmé. La France considère comme un préalable indispensable à sa participation au processus de désarmement que soient satisfaites trois conditions : premièrement, que la disparité existant entre les arsenaux soviétique et américain d’une part, et ceux des autres puissances nucléaires d’autre part, soit sensiblement réduite ; deuxièmement, que les systèmes notamment défensifs qui peuvent déstabiliser les fondements actuels de la dissuasion ne soient pas renforcés ; troisièmement, que le déséquilibre des forces classiques ait disparu et que l’élimination de la menace chimique soit devenue réalité. Tant qu’il n’en est pas ainsi, la France considère que sa sécurité passe par la poursuite et le renforcement de son effort de défense.
Et il est nécessaire que nous fassions reposer cet effort sur la dissuasion, qui seule permet de garantir notre survie et notre indépendance, en maintenant constamment l’équilibre du faible dans sa relation avec le fort. Il nous faut compter en effet avec la disproportion des volumes d’armement en présence dans une situation dans laquelle nous savons que l’adversaire dispose de la première initiative. Dans ces conditions, la protection de notre pays exige que nous préservions les armements les plus performants de nos forces à dissuader toute atteinte à nos intérêts vitaux.
En premier lieu, le maintien de la dissuasion nucléaire au-dessus du seuil de crédibilité sera assuré par des mesures de renforcement de notre composante océanique : il nous faut poursuivre, comme cela a été prévu dès 1974, l’équipement des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins avec le système de missiles M4, garantir l’invulnérabilité en toutes circonstances, y compris les plus graves, de nos réseaux d’observation, de communications et de commandement, assurer le déploiement de la force navale de soutien qui doit garantir la sécurité des SNLE. Il nous faut également sans délai lancer l’étude et la construction de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de nouvelle génération qui soient dotés de performances accrues, et qui offrent une moindre vulnérabilité. Afin de faire face au progrès qu’accompliront les capacités de défense, il nous faut enfin faire progresser le système d’armes emporté par les sous-marins et développer un missile balistique nouveau, le M5. doté des caractéristiques suffisantes de pénétration lorsqu’il entrera en service à la fin du siècle.
Mais le souci de maintenir en toutes circonstances la crédibilité de la dissuasion stratégique nous conduit non seulement à poursuivre l’équipement des Mirage IV en missiles ASMP, mais aussi à développer une nouvelle composante nucléaire terrestre. En présentant la précédente loi de programmation, M. Charles Hernu avait rappelé que le missile mobile SX qui s’y trouvait inscrit et qui avait été annoncé par le président de la République le 30 octobre 1981, était destiné à entrer en service en 1996, pour prendre la relève des Mirage IV. On peut noter qu’à cette même date les missiles du plateau d’Albion devront être remplacés et qu’à cette échéance l’invulnérabilité de cette base est incertaine, quel qu’en soit le durcissement.
Le système qui nous a paru préférable, et dont nous avons décidé de lancer le développement dès 1987, consiste en un missile balistique léger, le S4, accompagné de son unité de tir. Ce missile d’environ neuf tonnes permettra des trajectoires tendues d’au moins 3 500 kilomètres, très brèves, avec des têtes nucléaires dont l’arrivée sera peu détectable. Les missiles de croisière ont été écartés : il est impossible de réaliser, à échéance prévisible, des versions supersoniques pour une telle portée, et d’autre part les versions subsoniques présentent une grande vulnérabilité. L’ensemble adopté constituera la pièce essentielle de la nouvelle composante stratégique ; pouvant être implanté d’abord sur le plateau d’Albion, il serait susceptible, en fonction de l’évolution de la situation, et si le chef de l’État en décide ainsi, de faire l’objet d’implantations aléatoires, par exemple sur les bases actuelles de Mirage, voire sur d’autres terrains militaires.
Mais la dissuasion forme un tout. Il doit être fait en sorte qu’elle ne puisse être ni entamée, ni fractionnée, ni contournée. Nous devons continuer à disposer d’un armement nucléaire préstratégique. Outre son efficacité militaire propre, il est défini par sa valeur d’ultime avertissement, avant le recours aux armes stratégiques. Ce caractère dissuasif tient évidemment à sa capacité de frappe, mais plus encore peut-être au fait que les décisions de son emploi relèvent directement du président de la République. C’est dans cette perspective que doivent s’apprécier l’acquisition des Mirage 2 000 N, dotés, eux aussi de l’ASMP, et le développement des missiles mobiles Hadès, pour remplacer demain nos missiles Pluton, avec une précision et une portée largement augmentées.
Mais la France doit également disposer de moyens conventionnels pour décourager toute action hostile qui pourrait être considérée comme non justiciable d’une riposte nucléaire. À cet effet, nous devons accroître la capacité opérationnelle de nos forces, les doter de nouveaux chars et avions de combat, instruments qui doivent jouer un rôle décisif dans une manœuvre de type classique, renforcer les moyens antichars et l’artillerie, acquérir des moyens aéroportés de détection lointaine, moderniser nos défenses antiaériennes, accroître la mobilité et l’aéromobilité de nos forces terrestres afin de pouvoir intervenir rapidement.
La marine, quant à elle, devra pouvoir assurer la sécurité de nos approches maritimes et, en liaison avec nos alliés, assurer la maîtrise des mers qui nous environnent. Le programme de sous-marins nucléaires d’attaque, en particulier, sera poursuivi sans délai.
Enfin, l’espace apparaît comme une nouvelle dimension de défense. Nous nous y engageons avec résolution là où les choses sont claires, c’est-à-dire pour les satellites d’observation et de télécommunications, sélectivement pour des applications plus lointaines.
Le budget assure la traduction détaillée de ce qui sera fait en 1987 dans ces différentes directions, et la loi de programme mentionne certains objectifs chiffrés à moyen terme. J’ajouterai les précisions suivantes.
En Europe, la France, fidèle à ses engagements, et qui contribue déjà par sa stratégie de dissuasion à empêcher qu’un conflit n’y éclate, continuera à organiser ses forces de telle sorte que leur engagement et leur commandement relèvent de décisions nationales. Afin de leur permettre de remplir leurs missions en coopération avec les forces de ses alliés, elle s’attachera à maintenir des unités modernes dont le volume et l’efficacité puissent représenter une part suffisante des moyens de l’Alliance. L’existence d’un déséquilibre entre les forces conventionnelles en présence ne peut être compensée que par le lien entre les forces conventionnelles et la menace du recours aux armes nucléaires. Et compte tenu de l’existence de stocks d’armes chimiques que d’autres nations estiment avoir le droit de posséder, la France a le projet de disposer dans ce domaine d’une capacité dissuasive appropriée.
Hors d’Europe, elle veut protéger ses intérêts, ses ressortissants, ses amitiés, préserver sa souveraineté là où elle s’exerce, assurer dans les meilleures conditions sa présence dans le monde. Ce sont, pour l’essentiel, les mêmes moyens qui y pourvoiront, moyennant des adaptations et des compléments. Ainsi faut-il prévoir la polyvalence de certains matériels et leur transportabilité ; en outre, apporter des solutions aux problèmes de transports aériens et maritimes. Après mûre réflexion, il a été décidé de poursuivre la construction d’un porte-avions nucléaire, ce type de navire ayant montré son utilité en particulier comme instrument de gestion des crises.
Sur le territoire national enfin, nous devons être protégés contre les opérations subversives en temps de paix, de crise ou de guerre. C’est là l’objet de la défense opérationnelle du territoire que nous comptons améliorer. Un effort particulier sera fait pour accroître les possibilités de travail de la gendarmerie dont il me plaît à souligner combien son action est appréciée par les populations.
Voilà quelles sont les lignes de force qui ont orienté le choix des postes inscrits au budget qui vous est présenté. Je voudrais maintenant vous indiquer dans quel esprit nous comptons l’exécuter, dans l’action de tous les jours.
Une politique de grande Nation
Quatre préoccupations vont nous guider : le maintien et le respect des traditions militaires, l’ouverture sur l’évolution du monde contemporain, la recherche d’une gestion rigoureuse et lucide, et enfin le souci que l’effort de défense soit utile aux progrès de la nation et de son économie.
La France a été faite, elle est devenue un grand pays par la valeur de ses hommes, de tous ses hommes : écrivains, savants, industriels, artistes, ingénieurs, militaires, et bien d’autres encore. Aux heures graves du pays, tous ont donné le meilleur d’eux-mêmes et beaucoup se sont portés là où le sacrifice de soi-même était indispensable. Au sein de cette communauté, les armées sont dépositaires plus que tout autre des traditions de la valeur militaire, ces vertus de courage, de désintéressement, de disponibilité, de service, de discipline et de solidarité mutuelle. Elles n’en ont pas l’exclusivité ; mais elles s’honorent de les avoir recueillies de l’histoire, et les manifestent à chaque occasion ; parfois, comme les événements l’ont montré, jusqu’au sacrifice suprême.
Cet esprit de défense, nous nous attacherons à le maintenir dans l’armée de métier, avec l’aide de la nation qui doit la comprendre et la soutenir ; mais aussi, nous devons nous attacher à le faire partager par tous. C’est, plus encore peut-être qu’une participation temporaire aux tâches militaires, le sens que doit revêtir le service national : communiquer aux jeunes l’esprit de défense, laisser son empreinte à la nation à travers les unités de réserve et rappeler aux professionnels des armées ce que pense la jeunesse, celle qui est l’avenir du pays.
Cette armée forte de ses traditions, nous la voulons compétente et opérationnelle. Son effet dissuasif et, en cas de guerre, sa supériorité en dépendent. C’est le sens des crédits importants consacrés aux nombreux enseignements militaires et à l’entraînement opérationnel. La condition de ses hommes ne doit pas être négligée. Ce n’est pas parce que la dignité demandée aux militaires les conduit à la retenue que la perception des problèmes de leur vie personnelle doit être ignorée ; elle exige au contraire qu’on soit attentif.
Solidement appuyée sur ses traditions, notre défense doit s’adapter au monde moderne. L’évolution technologique transforme entièrement les matériels et les conditions de combat moderne ; elle les maintient à la pointe ; elle exige de nos personnels d’armement, militaires et civils, comme de ceux de toutes les unités, un effort constant d’innovation, de progrès dans la technicité tel qu’aucune autre catégorie de citoyens n’en connaît. Sans un profond enracinement dans l’ensemble du dispositif scientifique et technologique du pays, les armées, isolées, ne sauraient rester compétitives.
Les relations humaines changent, les jeunes sont différents de leurs aînés, le commandement doit évoluer. Les structures ne peuvent plus sous-estimer leurs dimensions sociales.
Le monde extérieur se modifie. Les montées démographiques, l’évolution des situations politiques et économiques transforment la nature des alliances et des menaces ; il ne suffit pas que quelques responsables s’en préoccupent, car ils ne sauraient entraîner seuls l’évolution d’un grand corps qui n’en aurait pas conscience. La défense, dans son ensemble, doit être attentive à ce qui se passe autour d’elle, en France et dans le monde.
Enfin, nous sommes au siècle des médias. J’ai déjà évoqué plus haut les nouvelles menaces qui en résultent. Il s’agit de ce que j’ai appelé la guerre des médias. Pour nous prémunir contre les actions de désinformation qui s’appuient sur les lignes de force des déséquilibres internationaux, il faut que nous en démontions les mécanismes avec l’aide des professionnels compétents, et que nous mettions au point ce que j’ai appelé ailleurs les armements et les logiciels de la guerre médiatique. Nous sommes résolus à relever ce défi et à faire preuve de tous les efforts d’imagination et d’inventivité qu’appelle. la nouveauté de cette tactique faisant insidieusement pression sur les opinions.
La multiplication des fronts où nous devons nous défendre, l’augmentation des coûts des armements et de leur emploi, l’alourdissement des efforts d’innovation et de recherche, justifient notre troisième préoccupation : la rigueur et la lucidité dans la gestion. Quelle que soit l’importance de l’effort traduit par la croissance du budget, vous pouvez constater que nous avons dû faire des choix.
Nous rencontrons nous aussi des limites qu’impose le souci de respecter la politique économique du gouvernement. Certes, ce qui est essentiel est préservé ; il ne peut l’être qu’au prix d’un effort rigoureux de gestion, à la fois au sein de chaque programme et dans la vie courante des armées.
Ce qui compte, ce n’est pas seulement le volume du budget. La tâche qui s’offre à nous est difficile : rendre compatibles nos ambitions et nos moyens. Elle ne peut être accomplie qu’en observant que la valeur de la défense se mesurera finalement moins au nombre de milliards qu’à l’efficacité d’emploi de ceux-ci. Et cela nous impose une démarche dont l’énoncé est simple si la réalisation en est plus complexe : choisir pour chaque mission le type d’armement le plus adéquat ; s’efforcer de donner à ce type d’armement le meilleur rapport coût-efficacité ; assurer au niveau des opérations la mise en œuvre la plus productive à partir de cet armement. C’est en fait une optimisation difficile pour laquelle je compte inviter les personnels de la défense et les industriels à redoubler d’efforts. Je pourrais parler, comme il est courant, de rigueur de gestion, je préfère parler de lucidité ; c’est une forme de rigueur qui n’est pas seulement comptable, qui ne parle ni en termes de nombre de matériels commandés, ni en termes d’effectifs.
Enfin, et c’est la quatrième préoccupation que je voudrais souligner, nous devons promouvoir ce rôle moteur de la défense, ce rôle de véritable locomotive de l’économie. Il nous faut appréhender le budget de la défense dans sa valeur de dépense productive : sans aller jusqu’à reprendre la citation du grand économiste américain J.K. Galbraith : « Les dépenses militaires peuvent être favorisées exclusivement pour des motifs économiques en tant que stimulant du métabolisme national », nous devons faire en sorte que les investissements militaires soient des investissements productifs. La défense, avec tout ce qui gravite autour d’elle, se présente comme un vaste complexe intégrant et articulant des laboratoires de recherche pure et appliquée, des industries de pointe parmi les plus performantes et, pour un volume important, des industries classiques. Elle est elle-même l’un des grands secteurs d’emploi, elle offre des débouchés aux autres productions et contribue par le volume de ses exportations à équilibrer notre balance commerciale.
Mais là ne s’arrête pas son rôle, si nous le voulons bien. Elle peut entraîner ses fournisseurs et les fournisseurs de ses fournisseurs sur la voie du progrès et, indirectement, du développement ; elle peut, dans des limites permises par les crédits dont elle dispose, associer la communauté scientifique à la solution de ses problèmes, motiver les innovateurs, intéresser les jeunes. Une défense moderne efficace, performante, ouverte peut aussi être le fer de lance d’une économie compétitive et gagnante, utile à tous les citoyens. Il faut pour cela qu’elle s’attache à associer à ses entreprises le secteur le plus large de la nation.
Le gouvernement mesure l’ambition de la politique qu’il soumet à votre approbation. Une politique de grande nation, porteuse d’un message dont elle veut être digne, de nation européenne, consciente de ses responsabilités, de nation fidèle à ses lointains enfants, à ses amitiés dans les pays pauvres et défavorisés, une politique qui demandera le meilleur de nous-mêmes et qui entraînera notre jeunesse et notre économie.
À cette entreprise s’applique tout particulièrement la belle phrase du général de Gaulle : « Un peuple ne commande pas à lui seul le calme ni les remous du monde. Mais dans ce qu’il lui advient, pour combien comptent son effort et sa cohésion ? ». ♦