Présentation
Comme nous en avons pris l’habitude, appréciée semble-t-il par nos lecteurs, nous leur présentons dans ce numéro la reconstitution des débats de notre dernière journée d’études, qui s’est tenue le 11 juin sous le patronage commun du Comité d’études de défense nationale (CEDN), éditeur de cette Revue, et de la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN).
Le thème que nous avions proposé aux réflexions de nos invités s’intitulait : « La puissance de l’URSS est-elle sans faille ? », sujet ambitieux et délicat, nous en avions bien conscience, mais pour lequel nous pouvions compter, afin qu’il soit traité avec l’objectivité et la circonspection nécessaires, sur la participation d’experts hautement avertis, tant chez les orateurs qui avaient aimablement accepté d’animer nos réflexions, que parmi les invités, qui étaient venus particulièrement nombreux et participèrent très activement aux débats.
Ayant placé, en principe, en marge de la discussion la puissance militaire de l’Union Soviétique, parce qu’elle est incontestable, et aussi la puissance diplomatique considérable qui en résulte pour elle de toute évidence, nous souhaitions analyser surtout les « failles » qui peuvent exister dans les autres domaines constitutifs de sa puissance : géographie physique et humaine, structures de la société, organisation de l’économie, exercice du pouvoir politique. En ce qui concerne la puissance diplomatique, nous étions convenus de ne traiter que des problèmes relatifs aux satellites européens. Et, pour la puissance militaire, nous n’entendions aborder que ses capacités d’intervention dans le Tiers-Monde, afin d’apprécier dans quelle mesure l’Union Soviétique a effectivement les moyens de soutenir un grand dessein fondé sur un concept de stratégie indirecte à l’égard de l’Occident, comme on le lui prête souvent.
À ce sujet, la définition du projet soviétique lui-même était hors de notre propos. C’est Churchill qui a dit, je crois, « le monde soviétique est une énigme, doublée d’un mystère et enveloppée d’un secret ». Si telle est bien la situation, l’objectif exact de son projet ne peut donc être tranché que par une appréciation subjective, qui relève en définitive du jugement politique personnel de chacun.
Nous nous proposions, par conséquent, en premier lieu, de faire l’inventaire des « failles » éventuelles qui peuvent être décelées dans les différents domaines de la puissance soviétique que nous avons énumérés plus haut, afin de déterminer leur réalité objective avec l’aide des experts éminents qui participaient à nos débats. Nous nous proposions aussi, toujours avec l’aide de ces experts, de préciser si ces failles aboutissent en définitive à des « faiblesses » pour la puissance soviétique prise dans son ensemble. Nous souhaitions ensuite, en poussant plus loin notre analyse, examiner si ces éventuelles faiblesses constituent ou non des « facteurs d’instabilité » au plan des relations internationales. Et enfin, si nous en avions le temps, nous espérions aborder la question délicate de savoir si ces facteurs peuvent ou non être exploités par l’Occident pour contenir la puissance de l’URSS, et constituent donc pour cette dernière des « vulnérabilités ». Failles, faiblesses, facteurs d’instabilité, vulnérabilités n’étaient donc pas dans notre esprit des synonymes, puisque c’était leur discrimination qui faisait en définitive l’objet de notre colloque.
Nos débats n’ont évidemment pas épuisé ce propos qui était fort ambitieux. Comme on le constatera dans les pages qui vont suivre, il nous a manqué en particulier le temps nécessaire pour examiner autant que le sujet le méritait la situation de l’économie soviétique. Et cela tant du point de vue de ses « faiblesses » qui sont évidentes, que de ses « forces » qui sont, elles, trop souvent oubliées. Car les richesses de l’URSS sont considérables et lui donnent vis-à-vis de l’Occident des moyens de pression ou de chantage redoutables ; nous le constatons actuellement avec l’affaire de la fourniture de gaz à l’Europe, mais nous pourrions l’éprouver beaucoup plus cruellement demain avec l’or et les minéraux stratégiques si l’Afrique du Sud venait à disparaître ou à changer de camp ; ou encore dans le commerce maritime avec le moyen qu’a l’URSS de faire effondrer le prix des frets internationaux, en se servant à cette fin de sa marine marchande, qui est de tout premier rang.
À propos de l’économie soviétique, il aurait été aussi d’un grand intérêt de recueillir l’avis de nos invités sur l’opportunité, pour l’Occident, de commercer activement avec l’URSS et ses satellites, de continuer à leur accorder des crédits très généreux et à leur transférer des technologies de pointe ou des usines clefs en main. Une discussion plus approfondie sur ces sujets aurait permis enfin d’aborder les questions suivantes, d’une grande actualité : peut-on espérer, en aidant l’URSS, l’apaiser ou la convertir progressivement à un certain libéralisme ? Faut-il, au contraire, chercher à exacerber ses difficultés domestiques pour l’amener au dialogue, quitte à subventionner provisoirement sa puissance ? La convergence des préoccupations technologiques des pays à industrialisation avancée peut-elle aboutir à un certain rapprochement dans les modèles économiques, et par suite dans les modèles de société ? Ou, au contraire, l’explosion sociale est-elle l’issue fatale d’une intégration impossible au sein du COMECON (Conseil d’aide économique mutuelle) ? L’endettement considérable des pays du COMECON à l’égard de l’Occident va-t-il entraîner une certaine interdépendance ou, au contraire, peut-il constituer un encouragement à la rupture pour cause d’insolvabilité ? L’incapacité, pour l’Union Soviétique, de suivre trop longtemps la course aux armements peut-elle être pour elle un facteur de modération à terme ? Ou, au contraire, lui ouvre-t-elle cette « fenêtre d’opportunité », c’est-à-dire de tentation de s’engager prochainement dans un conflit, comme on l’a souvent affirmé ces derniers temps ?
Toutes ces questions pourraient faire à elles seules l’objet d’un colloque spécialisé, et à défaut de pouvoir l’organiser rapidement, nous comptons les traiter dans un prochain article de cette Revue, que nous avons demandé de rédiger à notre ami Christian Schmidt, directeur adjoint de l’Institut français de Polémologie.
Il convient aussi de faire une remarque préalable à propos des « failles » de la puissance de l’Union Soviétique qui peuvent résulter des tensions existant chez ses satellites. Il faut en effet souligner que notre colloque s’est tenu le 11 juin et que ce numéro paraîtra le 1er novembre. En juin, les inquiétudes concernant le sort de la Pologne étaient extrêmes : la fameuse lettre de mise en garde de Brejnev aux dirigeants polonais venait de leur parvenir et l’on était à la veille de la tenue du congrès du Parti ouvrier unifié polonais (POUP), circonstances qui faisaient craindre à beaucoup d’observateurs une intervention soviétique imminente. Il n’est donc pas surprenant que l’accent ait été mis, dans nos débats, sur la Pologne, au détriment peut-être de l’examen de la situation dans les autres pays du glacis communiste en Europe, et en particulier dans les pays Baltes, car celle-ci mérite probablement d’être analysée, étant donné les dangers potentiels qu’elle paraît présenter. D’autre part, quand ce numéro paraîtra, la situation en Pologne, qui reste extrêmement mouvante et dangereuse, pourra avoir évolué de façon telle que certains des commentaires rassurants qui vont suivre apparaîtront peut-être sensiblement dépassés par l’actualité.
Toujours à propos du glacis soviétique, il convient aussi de souligner que la Chine ne faisait pas partie du thème du présent colloque, tel que nous l’avons précisé plus haut. Nous avions d’ailleurs débattu de ce sujet dans notre réunion de mai 1979 sur « la déstabilisation en Asie » dont il a été rendu compte dans cette Revue (novembre 1979). Mais il est bien certain que, parmi les « faiblesses » ou les « vulnérabilités » de l’Union soviétique, il ne faut pas omettre la présence à ses frontières orientales de cet immense empire, à la population innombrable et à la puissance potentielle redoutable pour l’URSS. Nos lecteurs pourront se reporter à ce sujet à l’ouvrage très ancien de l’amiral Castex, maintenant trop oublié bien qu’il soit resté parfaitement actuel et probablement prophétique, qui s’intitule : De Genghis Khan à Staline. Il y expose en effet de façon lumineuse le déterminisme, pour ne pas dire la fatalité, qui résulte de la situation géostratégique des deux empires voisins.
Il était hors du propos de notre colloque, tel que nous l’avions délimité, de traiter des agissements soviétiques dans le Proche et le Moyen-Orient, et plus généralement en Afrique et dans le Tiers-Monde, bien que les résultats de ces agissements soient interprétés souvent comme des facteurs de puissance pour l’URSS, malgré que certains de ses succès soient peut-être provisoires, comme pourraient le laisser penser les déconvenues déjà survenues. Notre ami Paul-Marie de La Gorce a bien voulu compléter sur ce sujet le dossier que nous proposons à nos lecteurs, par un article qui s’intitulera : « La politique soviétique et le Tiers-Monde ».
Mais il convient maintenant de passer la parole, ou plutôt la plume, aux experts qui avaient bien voulu accepter d’animer avec talent nos débats du 11 juin par des exposés liminaires, qu’on trouvera donc reproduits dans les articles ci-après. Ils sont classés dans l’ordre chronologique où furent prononcés les exposés, à savoir d’abord ceux concernant les « failles » de l’Union soviétique, dans les domaines successivement de son système politique, ses institutions et sa société, qui ont pour auteur respectivement :
– Alain Besançon, directeur d’études à l’École des hautes études en Sciences sociales, auteur de nombreux ouvrages de premier plan sur l’URSS, parmi lesquels l’indispensable Court traité de Soviétologie à l’usage des autorités civiles, militaires et religieuses, et le tout récent Anatomie d’un spectre : l’économie politique du socialisme réel ;
– Michel Tatu, du journal Le Monde, ancien correspondant à Moscou, en Europe de l’Est et à Washington, qui est l’auteur notamment d’un ouvrage également indispensable à tout soviétologue : Le pouvoir en URSS, et du très perspicace Le triangle Washington, Moscou, Pékin ;
– Hélène Carrère d’Encausse, Professeur à l’Institut d’études politiques (IEP), qui est, comme chacun sait, l’auteur justement célèbre de « l’Empire éclaté » et du tout récent : « le Pouvoir confisqué ».
Viennent ensuite la reproduction de l’exposé relatif aux « failles » chez les satellites européens de l’URSS et ceux qui traitent des capacités militaires de l’Union Soviétique dans le seul domaine de « l’intervention extérieure », au sens que nous lui donnons en France, c’est-à-dire appliquée dans le Tiers-Monde. Ces exposés ont respectivement pour auteurs :
– François Fejtô, journaliste et directeur de séminaire à l’Institut d’études politiques, qui est également l’auteur de nombreux ouvrages très réputés, parmi lesquels L’héritage de Lénine, Budapest 1956, Le coup de Prague et L’histoire des démocraties populaires » ;
– Henri Paris, expert particulièrement averti en soviétologie militaire, qui vient de publier, sous le patronage de la Fondation pour les études de défense nationale, un ouvrage qui fait dès à présent autorité en la matière : « Stratégies soviétique et américaine » ;
– Jean-Labayle-Couhat, qui connaît mieux que quiconque en France la marine soviétique, puisqu’il est l’auteur de l’ouvrage périodique Flottes de combat, dont la réputation et l’autorité sont internationales, puisqu’il a été adopté par l’US Navy.
Ces exposés, ainsi reproduits sous forme d’articles, sont suivis par une synthèse des questions ou commentaires qu’ils ont soulevés dans l’auditoire. Cette synthèse a été articulée par notre rédaction autour des cinq thèmes qui ont donné lieu aux discussions les plus animées : nationalité et dissidents, satellites, problèmes économiques, problèmes militaires, évolution politique. Comme d’habitude, ces questions ou commentaires et les réponses qui leur furent données sont présentées de façon anonyme, mais il reste entendu que les idées exprimées au cours de ces débats n’engagent d’aucune façon la Revue.
Pour présider les débats et en tirer les conclusions, une personnalité particulièrement éminente et hautement qualifiée avait bien voulu répondre aimablement à notre appel : M. Roger Seydoux. Ambassadeur de France, qui a été ambassadeur à Moscou de 1968 à 1972, après avoir été notamment le représentant de notre pays à l’ONU et auprès de l’Otan, ce qui lui confère une autorité incomparable par rapport à notre sujet.
On trouvera donc, pour clore le dossier que nous proposons à nos lecteurs, la reproduction sous forme d’article de l’exposé final de M. Roger Seydoux, qu’il a bien voulu nous autoriser à reproduire, ce dont nous lui sommes particulièrement reconnaissants.
Il ne serait pas convenable de notre part d’ajouter quoi que ce soit à cette conclusion. Mais avant de clore notre présentation, nous pensons toutefois devoir appeler l’attention de nos lecteurs sur deux idées qui nous paraissent dominer le sujet dont nous leur livrons ci-après le dossier :
– L’URSS n’est pas un État comme les autres.
– Sa puissance est considérable.