Allocution du ministre de l'Intérieur devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 16 novembre 1987.
La défense civile
Je ne ferais, assurément, qu’énoncer une évidence en rappelant que le concept de défense civile ne se jauge pas dans l’abstrait, indépendamment du contexte constitutionnel, des pesanteurs administratives ou des spécificités de la psychologie nationale.
Si nous étions les héritiers d’une tradition neutraliste, dotés d’une armée de métier et pourvus d’une structure fédérale, tout laisse penser que les modalités de notre défense civile seraient totalement différentes. Sans parler du climat : on ne considère pas les abris collectifs sous le même angle à Naples et à Oslo.
Enfin, je n’aurais garde de sous-estimer les contraintes historiques. En Grande-Bretagne, par exemple, le service de l’alerte, étroitement articulé sur le système de défense aérienne, composé essentiellement de personnels bénévoles recrutés en temps de paix, formés et entraînés régulièrement pour atteindre un niveau opérationnel élevé, est l’héritier direct du « blitz » des années 40. À ce titre, il n’est pas transposable.
Nous ne sommes pas moins riches en « sécrétions historiques », tantôt positives, tantôt stérilisantes, qui parsèment ou encombrent notre raisonnement. Nous en rencontrerons quelques-unes : des pans entiers de nos lois sur l’état d’urgence par exemple qui portent, chacun le sait, la trace du conflit algérien, ou nos systèmes juridiques assurant théoriquement un fonctionnement minimum des services publics, fortement marqués par le « contexte 68 ».
En quelque sorte, d’emblée, je suis conduit à introduire dans notre débat une forte dose de relativité. Il serait même permis d’insister sur l’impact de la conjoncture immédiate. Nous aurons à nous arrêter tout à l’heure, au regard des faits mais aussi en termes de doctrine, sur la prise en compte de la lutte antiterroriste dans les préoccupations de la défense. C’est une dimension que j’avais évoquée l’an dernier, dans cette même enceinte. Il est clair que l’année qui vient de s’écouler a fait, d’une manière considérable, progresser sur ce point l’analyse. Sur un autre plan, celui de la protection des populations et plus particulièrement celui de la sécurité nucléaire, il n’est pas question de négliger l’effet « Tchernobyl ». L’émotion a aussi ses vertus.
En bref, la défense civile est un domaine affecté par de multiples paramètres, où l’action des gouvernants doit intégrer, en permanence, l’état de l’opinion et, plus encore sans doute, l’évolution de la société. Pourtant, par contraste avec cette affirmation, la première proposition sur laquelle j’envisage de construire mon propos consiste à souligner, pour s’en satisfaire, l’étonnante stabilité doctrinale sur laquelle, depuis les fondements de la Ve République, repose le concept de défense civile. De cette stabilité, nous essayerons d’en saisir les causes, les avantages et aussi quelques méfaits.
Mais la fixité du cadre juridique et administratif ayant été établie, nous nous efforcerons, à travers les évolutions récentes et celles qui s’annoncent, de percevoir les mouvements profonds, ceux qui peuvent modifier les perspectives, sans cacher les interrogations qu’ils soulèvent. Il va de soi que tout au long de ce parcours, il nous arrivera de nous poser la question des concours possibles et, à nos yeux, souhaitables de l’armée, tant il est vrai que la défense civile, qui n’est pas seulement la défense des civils, ne saurait être uniquement le fait de ceux-ci. Elle concerne, à des niveaux divers, l’autorité militaire, comme en témoignent, au demeurant, les recherches que vous lui consacrez.
La remarquable stabilité de la base doctrinale
Globalité et permanence
Devant un auditoire comme celui-ci, je n’ai évidemment pas besoin de m’attarder longtemps sur le véritable socle, philosophique et juridique, qui sert de base à notre conception de la défense. Tout le monde en connaît la pièce essentielle, l’ordonnance du 7 janvier 1959 sur l’organisation générale de la défense, prolongée, en ce qui concerne l’organisation de la défense civile, par le décret du 13 janvier 1965.
À la source, l’affirmation, qui ne va pas de soi, malgré les apparences, et qui fut même révolutionnaire au premier temps de sa formulation, que la défense est globale et permanente : globale, c’est-à-dire prise dans ses trois formes solidaires de la défense militaire, civile et économique, permanente, c’est-à-dire se préparant en temps de paix.
En se limitant à l’approche générale de cette conception devenue familière et sans revenir sur son prolongement au plan des missions à exercer et de l’organisation à mettre en place — qu’il s’agisse du niveau central avec la primauté du Premier ministre et de son bras coordinateur, le SGDN, ou qu’il s’agisse de l’échelon territorial avec la nature interministérielle du rôle des préfets — quelques traits caractéristiques doivent être dégagés. Cette réflexion théorique me paraît nécessaire.
Le premier trait est riche de conséquences : c’est que le débat sur la défense — j’espère que le propos, sur ces travées, n’a rien d’iconoclaste — ne peut plus être le monopole de spécialistes. Il requiert, en revanche, toutes les spécialités. Dans son ouvrage « Une diplomatie au service de la défense », M. Alain Plantey insiste sur cette imbrication des risques : « Dans un environnement en voie de mondialisation, le danger n’est plus clairement repéré. La menace se diffuse, diverse, inattendue, lointaine, souvent indirecte, interposée, dispersée. Le risque peut apparaître partout : l’économie colore le politique, le culturel crée de nouvelles tensions. L’enchaînement de la recherche, du développement et de la production aboutit à des ensembles industriels complexes et, d’autre part, à des systèmes d’armes perfectionnés où le militaire ne se distingue plus du civil, aux points de vue financier, technologique et politique ».
Aussi convient-il d’approuver sans réserve l’évolution des esprits qui, depuis quelques années, a permis l’intensification des échanges entre officiers supérieurs, universitaires et responsables civils et économiques, sur les grands problèmes de stratégie et de défense. Dans ce rapprochement bénéfique, nous n’ignorons pas que votre Institut joue un rôle de choix.
Notre conception globale de la défense revêt un deuxième aspect moins fréquemment mis en lumière, sans doute parce qu’il est censé aller de soi. dans notre conscience républicaine : c’est une conception « civile », c’est-à-dire impliquant, au stade de la décision stratégique comme à chaque étape importante du processus de crise, la primauté du pouvoir politique à travers l’intervention expresse d’une volonté gouvernementale. Sans vouloir me lancer dans des développements de droit comparé, je me bornerai à noter que la défense civile, dans son concept, peut être fortement influencée par les circonstances historiques. Le cas de la RFA est à cet égard plein d’enseignement. Chez nos voisins, le souvenir des bombardements alliés et des victimes civiles a imprégné le subconscient collectif. Aussi, la défense civile, qui englobe la défense économique, est-elle essentiellement axée sur la protection des personnes, ainsi que cela résulte expressément du Livre blanc publié en 1983 par le gouvernement fédéral : une « défense militaire » n’a pas de sens, si elle ne peut assurer la survie de la population dans sa substance, y est-il écrit. L’affirmation, pour être banale, n’en est pas moins remarquable.
En d’autres termes, le triptyque de notre défense, tel qu’il a été consacré, je devrais dire sacré, par l’ordonnance de 1959, s’inspire d’une vue synthétique et cartésienne, dont nous verrons les nombreuses implications.
Une exceptionnelle stabilité
Dans notre pays, où la mobilité législative est la règle, il n’est pas inutile de se pencher sur les causes d’une si exceptionnelle rigidité de notre arsenal juridique. En matière de défense civile, en effet, les modifications apportées depuis 1959 relèvent de la simple retouche ou de la pure codification.
La première cause de la stabilité de l’assise doctrinale tient évidemment au fait que les idées du général de Gaulle dans le domaine de la défense, dans la droite ligne de ses écrits précurseurs d’avant la guerre, trempées par l’expérience, conservaient, à l’aube de la Ve République, une large avance sur leur temps. Leur concordance avec d’une part les grands courants technologiques de notre époque, d’autre part la tradition républicaine de la nation armée, les plaçaient hors de l’atteinte de la conjoncture ou de la mode.
C’est sans doute cette correspondance de la théorie, vivifiée par des institutions renouvelées, avec l’esprit public et le progrès technique, qui explique ce que j’appellerai la résistance naturelle de notre système de défense, dont la défense civile n’est qu’un élément, aux variations de la situation politique. Les grands axes de la politique de défense civile, y compris leur flou relatif et, parfois, leurs insuffisances, se trouvent ainsi intégrés dans un consensus discret mais réel. C’est par appui sur ce socle que, dans un ordre d’idées différent mais voisin, ont pu être évités, en matière de défense, les dérapages auxquels auraient pu pousser des excès de décentralisation.
Un deuxième facteur, décisif, a incontestablement facilité la continuité doctrinale des thèses françaises en matière de défense civile : c’est la permanence de la stratégie de la dissuasion nucléaire face à l’ennemi, adoptée et maintenue par le pouvoir politique.
Sur ce chapitre fondamental et sensible, ce n’est pas se montrer allergique à la subtilité de certaines analyses ni indifférent aux épisodes en cours de la stratégie planétaire que de rappeler l’irremplaçable force de frappe de quelques vérités sommaires, dont une, que le ministre de la Défense évoquait récemment, à savoir que la « dissuasion n’est pas faite pour gagner la guerre mais pour l’empêcher ».
Pour ma part, quitte à courir le risque de la simplicité intellectuelle, je ne crois pas superflu de répéter, mot pour mot, ce que je disais à vos camarades réunis l’an dernier dans le cadre de la 39e session : « La dissuasion nucléaire reste le fondement de la stratégie de défense de la France. Il en résulte que défense militaire, défense civile et défense économique doivent être conçues et organisées en fonction de l’existence du potentiel de dissuasion nucléaire et de l’exigence du maintien de sa crédibilité. En d’autres termes, la défense civile est subordonnée, dans ses modalités de mise en œuvre, à la crédibilité de la volonté de dissuasion. Il faut donc se garder, en ce domaine, de toute initiative qui pourrait être perçue comme un risque de moindre détermination ». À mes yeux, marteler ce postulat n’entraîne aucune ankylose de la pensée sur l’évolution constante des menaces, sur leur diversité, et sur la non moins grande diversité des parades nécessaires.
Les observateurs qualifiés que vous êtes pourront cependant se demander si ce rappel de la doctrine classique n’est pas déphasé par rapport à une autre proposition que je formulais, il y a quelques semaines, dans une autre enceinte — c’était au Sénat devant le Haut comité français de la défense civile — selon laquelle il n’y avait pas incompatibilité entre la stratégie de la dissuasion nucléaire et une politique vigoureuse de défense civile.
Je ne veux pas éluder la réponse à cette apparente antinomie, et elle est claire : la défense civile n’est pas un bloc, à prendre ou à laisser. Toutes ses modalités, toutes ses potentialités n’ont pas la même vertu mobilisatrice. Certaines de ses formes modernes, performantes, nous y insisterons, contribuent directement à une meilleure résistance aux agressions, d’autres moins. Certaines peuvent même assoupir l’esprit de défense. En bref, il est temps que ce débat métaphysique dissuasion-défense civile, qui a fait longtemps les délices de certains cénacles, soit exorcisé et neutralisé.
Une conception quelque peu monumentale
Donc, répétons-le, le socle doctrinal de notre défense, arc-bouté sur une conception stratégique cohérente et durable, bénéficie de l’atout incomparable de la stabilité.
Il est permis de penser que le fondateur de la Ve République, tirant les leçons d’épreuves douloureuses et intégrant, pourquoi le cacher, une certaine forme de désintérêt national pour les problèmes de défense, savait qu’une construction quelque peu monumentale ne rendrait pas aisés les adaptations, les assouplissements. C’est le prix à payer pour notre blindage mental, si je puis dire, contre la tentation d’une traditionnelle versatilité.
Soyons donc conscients des qualités de l’héritage, même si celui-ci nous lègue un ensemble de textes parfois désuets, un faisceau de missions dont la formulation pourrait être parfois plus moderne, une organisation pyramidale jugée quelquefois un peu lourde. Même s’il peut décourager le réformateur ou l’étudiant.
Ce constat n’oblige pas à être dupe des ambiguïtés que peut comporter la notion de défense tout terrain si elle se hiératise trop. En respectant à l’excès son système de défense, le pays peut vivre à côté de lui, sans lui donner son souffle. Le risque n’est pas théorique et nous aurons à revenir sur cette indispensable osmose, vitale pour la défense en général et la défense civile en particulier. Évoquant « les méfaits de l’égocentrisme » à propos de la difficulté qu’on rencontre à fournir les régiments de réserve en cadres motivés, le général de corps d’armée Raymond Boissau, dans une publication récente, fait une allusion à cette part d’équivoque qui est contenue dans le concept de défense globale. Il écrit : « La défense est culturelle, scientifique, industrielle, agricole, financière… et militaire. Ce dernier aspect n’est pas exclusif mais il ne faut pas l’évacuer car la menace des armes existe toujours de par le monde ». En termes mesurés, c’est le danger d’une certaine occultation des priorités de la défense militaire qui se trouve dénoncé.
Laissez-moi vous dire en tant que responsable de la préparation et de la mise en œuvre de la défense civile, que celle-ci est directement concernée par le maintien en état, matériel et moral, de notre instrument militaire, en tant que force de défense certes, mais aussi en tant que facteur de cohésion sociale. Le concours des armées dans la vie de la société civile comme on dit, est certes, grâce au ciel, une donnée communément admise — et je ne vise pas seulement les catastrophes naturelles —, les passerelles sont nombreuses entre les armées et les dispositifs civils. Mais ces apports, en hommes et en matériels ne sont pas seulement précieux au plan de l’efficacité opérationnelle : ils constituent le meilleur antidote au risque de dissociation des composantes de la défense.
De même que la défense civile ou la défense économique ne sauraient perdre de vue, en situation de crise, les missions prioritaires des armées, de même la hiérarchie militaire ne peut concevoir sa stratégie et ses besoins sans prendre en compte les possibilités — ou les faiblesses — de la société. La base la plus sûre de cette interpénétration des préoccupations est le contact des hommes aux divers niveaux de responsabilité. Il m’est agréable de dire que sur l’ensemble du territoire, et la régénération de la zone de défense ne peut qu’améliorer la tendance, la coopération civilo-militaire se porte bien.
Des évolutions qui ouvrent des perspectives mais qui laissent place à de graves interrogations
Évolutions
Je n’ignore pas qu’il est parfois tentant de prendre pour des phases historiques fondamentales des infléchissements dus à la simple conjoncture. Il me paraît cependant légitime de mettre l’accent sur trois tendances nouvelles, que j’avais déjà décrites dans mon propos de l’an dernier, et qui sont de nature à marquer, dans les faits et sans doute aussi dans les idées, la politique de défense civile. Je veux parler de la priorité majeure donnée à la continuité de l’action gouvernementale en période de crise, de l’intégration « tranquille », si vous me pardonnez cette expression, de la lutte antiterroriste dans la défense, et de la meilleure jonction, à travers la loi sur la sécurité civile, notamment des besoins de la protection des populations et des préoccupations de défense.
La continuité de l’action gouvernementale : priorité reconnue
Sur le premier point, j’éviterai les développements techniques pour m’en tenir à l’essentiel : par affinement d’une de ses missions traditionnelles, celle de la sauvegarde de l’appareil d’État, la défense civile, sous l’impulsion directe du SGDN mais avec la participation active du ministère de l’Intérieur, opère depuis quelques années une révolution silencieuse dont l’exercice Gymont, à la fin de l’année 1986, a confirmé la nécessité. La rénovation des circuits de liaison et de commandement est devenue une priorité reconnue, justifiant l’affectation d’une part importante du programme civil de défense. Elle doit s’entendre au sens large, dans le cadre d’une conception dynamique qui inclut l’investigation et la protection « active », celle du secret comme celle des installations. Elle prend l’allure, et c’est un bien, d’une priorité en soi autonome. Le temps où le souci de la continuité de l’action gouvernementale se limitait à la sauvegarde des points sensibles, dûment répertoriés, est loin en effet désormais. La protection des grandes infrastructures d’intérêt public doit intégrer des vulnérabilités nouvelles, redoutables, telle celle qui pèse sur les systèmes informatisés, qui a justifié, au printemps 1986, auprès du Premier ministre, la mise en place de structures interministérielles spécifiques.
Bien sûr, le ministre de l’Intérieur, chargé par la loi et par la tradition d’assurer l’unité et la continuité de l’administration territoriale, doit s’atteler avec un soin particulier à la rénovation des réseaux de liaison et de commandement : équipement des préfectures en matériel de chiffrement moderne à clé incorporée — à la fin 1989 toutes les préfectures en seront dotées —, équipement progressif en télécopieurs chiffrant, modernisation des réseaux de transmissions télégraphiques, mais aussi développement programmé de l’informatique, à la jonction des besoins propres à la défense civile et de la communication opérationnelle de la sécurité civile. C’est dans le même esprit d’étroite coordination et de polyvalence que va être engagée une action souple mais systématique d’équipement des préfectures en salles opérationnelles uniques, aptes à répondre à la fois aux situations de crise, aux impératifs de l’ordre public et aux exigences de la protection civile.
Ces diverses actions, toutes guidées par la préoccupation de la sauvegarde des circuits d’État en période de troubles graves ou de crise, postulent aussi, évidemment, des recherches prospectives de grande ampleur face aux conséquences de l’impulsion électromagnétique — c’est-à-dire l’explosion à très haute altitude d’une charge nucléaire — qui justifient la mise à l’étude d’un système de protection renforcée du réseau de communication d’intérêt gouvernemental, entreprise complexe et coûteuse.
En résumé, l’intrusion de la continuité de l’action de l’État dès le temps de paix parmi les missions essentielles de la défense est une donnée importante et sans doute irréversible à la lumière de la fragilité des sociétés modernes. Elle n’est, bien entendu, qu’un aspect de la politique générale tendant au renforcement des structures de base de la défense non militaire, engagée par le gouvernement, et à la modernisation des dispositifs propres à assurer, en temps de crise, la continuité des grands services publics.
La lutte antiterroriste intégrée dans la défense
Le deuxième élément, sur lequel vous comprendrez que j’insiste quelque peu car il est au cœur de mes préoccupations quotidiennes, est celui de l’intégration pleine et entière du maintien de l’ordre public, et plus particulièrement de la lutte contre les atteintes à la sûreté de l’État, dont le terrorisme est la forme actuelle, dans la politique, et je dirais même dans la philosophie de défense.
Il ne s’agit pas là assurément d’une nouveauté. Assurer l’ordre public, c’est la première responsabilité donnée au ministre de l’Intérieur, dans le cadre de la mise en œuvre de la défense civile, par l’ordonnance de 1959. Cette mission est reprise par ailleurs sous le vocable classique de la sécurité générale. Aussi est-il normal que les besoins des services spécialisés de la police nationale pour lutter contre les agressions illicites, propres à déstabiliser notre société, soient partiellement pris en compte au titre de la défense. Dans ce cadre, les participations du programme civil de défense, géré par le SGDN, sont loin d’être négligeables.
Au premier rang des interventions figure la neutralisation des émissions radio clandestines qu’il convient, en temps de paix comme en situation de crise, d’identifier. Elle a justifié le renforcement des moyens de la DST en matière de détection radiogoniométrique par dispositifs fixes et mobiles. Parallèlement était poursuivie la modernisation des matériels de transmissions, d’optique et d’informatique dans les domaines du repérage, de l’écoute, de l’identification et du piratage, ainsi que l’accélération de l’équipement des centres de déminage.
Dans cette lutte contre les formes sophistiquées de la subversion, il convient de souligner la continuité des efforts entrepris depuis plusieurs années. C’est que dans ce domaine, investigation courante et recherche avancée se rejoignent. Ainsi, face à la menace du terrorisme nucléaire, qui n’est pas limité aux centrales, a été mise en place une structure interministérielle permanente associant étroitement, dans le cadre du plan Piratome, les spécialistes du CEA, du ministère de la Défense et du ministère de l’Intérieur.
Mais si la prise en compte des parades contre l’action terroriste au titre de la défense peut apparaître traditionnelle, c’est le véritable changement de vitesse imposé par la conjoncture internationale à la fin de l’an dernier qu’il importe, en la matière, de mettre en lumière. Tout indique qu’il s’agit là de l’amorce d’une tendance durable qui conduira notre pays, dans un esprit de large adhésion, à admettre que les forces de l’ordre participent, en permanence et en quelque sorte structurellement, à l’effort de défense.
Tout ce qui ira dans le sens de cette normalisation me paraît positif. Je note avec intérêt, par exemple, que la part du programme civil de défense du ministère de l’Intérieur consacrée à la lutte antiterroriste est passée de 9 % en 1986 à 18 % en 1987 ; elle devrait atteindre 25 % en 1988. De même, je considère comme salubre, ainsi qu’en témoignent les documents transmis aux Assemblées parlementaires pour leur information, que les divers services de la police nationale aient clarifié et affiné la statistique de leurs effectifs affectés à des fonctions de défense. Vous ne serez pas surpris, à ce titre, que la fonction de défense accapare la totalité de la DST et près de la moitié de la police de l’air et des frontières ; il faut savoir aussi, à travers la sauvegarde de l’appareil d’État et le combat contre le terrorisme, que la fonction de défense mobilise plus du quart des CRS et plus du 10e des polices urbaines. La prise de conscience publique ne pourra être que progressive car il est clair que, dans ce domaine, nous côtoierons le procès d’intention.
Mais sur la voie d’une analyse lucide des impératifs de défense en temps de crise ou de désordre grave, il est réconfortant de prendre acte d’une réelle maturation de l’opinion. Les enseignements de la conjoncture récente sont, à cet égard, sans ambages. Certes l’efficacité des méthodes et des moyens est une condition nécessaire, certes l’adéquation des procédures juridiques et administratives est une donnée décisive. Mais c’est dans le sang-froid de la population, dans la solidarité de la communauté nationale, que la parade aux agressions trouve sa vigueur profonde. La leçon a été perçue par l’agresseur ; elle a été aussi comprise par notre peuple. C’est, à mes yeux, une donnée fondamentale.
La sécurité civile, composante de la défense civile
La troisième évolution sur laquelle je désire appeler votre attention est celle qui, en cours depuis plusieurs années, traduite par la loi du 22 juillet 1987, a consacré la sécurité civile en tant que composante de la défense civile.
Ce n’est pas le moment de m’étendre sur les dispositions qui assurent, selon le mot de M. Chartron, rapporteur pour avis de la commission de la défense nationale, la « cohérence générale » de ce texte avec l’organisation de la défense civile. Elles sont nombreuses et convergentes. Je souhaite au demeurant, qu’il s’agisse des structures ou des moyens, que cette loi puisse faire l’objet d’une étude autonome par vos groupes de travail spécialisés. Celle-ci ne manquerait pas de faire ressortir :
• qu’en structurant et en développant, sur l’ensemble du territoire national, l’organisation et les moyens qui permettent d’assurer la protection des populations dès le temps de paix, la loi du 22 juillet contribue au renforcement de la défense civile, tant au plan de sa préparation qu’à celui de sa mise en œuvre éventuelle en situation de crise ;
• que l’introduction de la zone de défense, échelon de coordination et de répartition des moyens en temps de crise, dans l’organisation opérationnelle des secours facilitera la prise en compte des préoccupations de défense dans le nouveau dispositif de sécurité civile ;
• que l’élaboration par le préfet de zone d’un plan ORSEC zonal dont l’objet est de recenser l’ensemble des moyens de secours mobilisables et de définir leurs conditions d’emploi permettra d’assurer en tout temps et sur une vaste partie du territoire national la meilleure coordination entre les différentes autorités civiles et militaires ;
• qu’en outre l’établissement par le préfet de zone d’un schéma directeur de préparation des moyens de secours concourra à la mise en place d’une programmation en ce domaine et contribuera ainsi à la recherche d’une meilleure bivalence des dispositifs de secours aux populations temps de paix-temps de crise ;
• qu’enfin, la création dans chaque zone de défense de centres opérationnels intégrant les trois niveaux de coordination opérationnelle (national, zonal, départemental) dans une chaîne de commandement au moyen d’un système informatisé de communications de sécurité civile renforcera indéniablement le dispositif global de défense civile dès le temps de paix.
Cette énumération un peu lourde des potentialités de la loi sur la sécurité civile, sous l’angle de la défense, montre que, s’il y a consécration d’une tendance, il y a aussi ouverture de chapitres nouveaux et concrets, dans l’optique d’une osmose toujours plus grande entre la protection active des populations et la mise en œuvre de la défense, évolution partagée par les pays les plus évolués d’Europe occidentale. Ainsi, nos amis allemands, bénéficiant d’une forte tradition volontariste et décentralisée, utilisent un système perfectionné de secours et d’assistance, dont un seul chiffre illustre l’ampleur : 1 500 000 volontaires dont 950 000 appartenant aux services d’incendie communaux. Une école centrale et sept écoles dans les Länder, assurant la formation technique.
Je dois m’arrêter un instant sur ce mouvement continu de montée en puissance de la sécurité civile dans notre pays, qui s’est poursuivi depuis 30 ans, mal perçu par l’opinion et sans doute largement ignoré par nos experts de défense. Aujourd’hui, l’effectif des sapeurs-pompiers civils professionnels, qui a triplé depuis 1958 et qui est de 21 000 hommes — auxquels s’ajoutent 10 000 sapeurs-pompiers à statut militaire — anime et contrôle une masse de 200 000 pompiers volontaires dont le rôle dans la protection quotidienne des populations est inestimable. Dans les 35 départements les plus exposés aux risques, l’effort de recrutement va être concentré et rationalisé. Déjà dans 14 départements, le noyau opérationnel mis en place atteint l’importance d’une unité d’instruction de la sécurité civile de 600 hommes. Ces unités constituent, comme vous le savez, sur la base d’une organisation de type militaire, par leur encadrement et leur recrutement, à la fois la vitrine et le fer de lance de la sécurité civile performante. Les catastrophes récentes qui ont frappé l’ouest du pays l’ont encore prouvé.
C’est sur ce que j’appellerais volontiers cette infanterie de la sécurité civile, qui demande aux collectivités locales un effort soutenu — de l’ordre de 64 francs par an et par habitant — que peuvent se greffer, dans le cadre d’une organisation souple mais homogène dans son commandement, les adaptations nécessaires face aux risques de la société moderne. Le meilleur exemple est celui de l’équipement, sur tout le territoire, de 1 000 équipes de détection et de décontamination de la radioactivité, à partir des centres de secours. Il y a là, bien évidemment, un potentiel de base, en hommes et en matériels, prêt à l’emploi en temps de crise ou de guerre.
Perspectives
Si j’ai cru devoir insister sur ces trois évolutions récentes concernant la continuité de l’appareil d’État, l’ordre public et la sécurité civile, c’est qu’elles me paraissent correspondre à des « tendances lourdes », appelées à se prolonger tant sur le plan opérationnel que sur le plan juridique ou sur celui de la psychologie collective. C’est pourquoi, en vérité, évolutions et perspectives se chevauchent et parfois se confondent. Considérons d’abord les évolutions prévisibles, pour ne pas dire inéluctables.
La bivalence des dispositifs temps de paix-temps de guerre
La première est celle de l’accentuation de la bivalence du dispositif temps de paix-temps de guerre. C’est une notion déjà ancienne dont l’émergence doctrinale me paraît heureuse et sur laquelle l’analyse devrait, selon moi, s’appesantir. Multiples sont assurément les chapitres où, en matière de défense civile, elle se concrétise et se développe : nous l’avons aperçue à travers les services d’incendie et de secours et les unités d’instruction de la sécurité civile, c’est une pratique constante dans le domaine des transmissions et de l’informatique, elle imprègne le service du déminage, elle commande largement la modernisation du service national de l’alerte, qui fait actuellement l’objet d’études interministérielles poussées.
Sur un autre plan, très important, que nous évoquerons dans un instant, celui des corps de défense, tels qu’ils résultent du Conseil de défense de 1968 — mise en place des 7 unités d’instruction, une par zone de défense — et du décret de 1972 — intégration des centres de secours dans le corps de défense de la protection civile —, la notion de bivalence est une donnée structurelle. L’objectif est l’instruction, en temps de paix, des appelés qui constituent les réserves des UISC, de la brigade de Paris, du bataillon de Marseille et des centres de secours.
Mais, au-delà de ces exemples concrets de bivalence des dispositifs, il convient de globaliser la réflexion : plusieurs facteurs justifient et même postulent une approche commune des risques du temps de paix (séisme, incendie, catastrophe chimique, accident nucléaire) et des risques du temps de guerre (bombardement, agression nucléaire, chimique ou bactériologique…). Je citerai l’emploi de moyens spécialisés identiques, l’exigence de dispositions planifiées comparables en matière de secours et de desserrement, le recours, commun, à des consignes d’autoprotection à observer par les populations exposées et aux contraintes psychologiques et techniques de l’information.
Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que la systématisation des dispositifs bivalents contient, dans sa logique, une participation de l’armée aux opérations de défense civile. Elle est de plus en plus une évidence, heureusement ressentie, dans les divers domaines de la protection des populations : celles de Bretagne et du Midi méditerranéen viennent de l’apprécier à sa juste mesure. Elle est un élément primordial de la politique du gouvernement en ce qui concerne l’instruction et la gestion des unités de pointe de la sécurité civile, quel que soit leur statut, ou la formation des corps de défense.
Elle peut, et selon moi, doit s’étendre encore. En matière de transmissions, par exemple, où, sous l’empire des faits et de la raison, l’interopérabilité des réseaux civils et militaires doit être abordée sans réticence ; sans illusion aussi, il est vrai, tant le problème est difficile. Les contacts établis, sur ce sujet, sous l’égide du SGDN, entre le ministère de l’Intérieur et la direction des transmissions de l’armée de terre, laissent entrevoir la perspective d’un sérieux progrès.
D’une manière plus générale, nous attendons plus encore de l’apport de l’institution militaire dans l’élaboration quotidienne des réflexes de défense au niveau du citoyen de base ou de l’élu local. Les initiatives modestes mais intéressantes envisagées en commun en direction des collectivités locales sont, à cet égard, les bienvenues.
Les adaptations de la législation
Une deuxième évolution, plus délicate à analyser car elle mêle à des données objectives des facteurs naturellement idéologiques, concerne « l’aggiornamento », spectaculaire ou discret, en profondeur ou par petites touches, de toute une partie de notre arsenal législatif ou réglementaire.
Je ne reviendrai pas sur la difficulté spécifique résultant du caractère monumental de l’édifice basé sur l’ordonnance de 1959. L’assouplissement n’est pas aisé lorsqu’il implique un large débat public, engendrant l’appel aux grands principes. Pourtant, l’imprégnation de nos sociétés démocratiques par les exigences de la lutte contre les entreprises diverses de déstabilisation ou la nécessité de faire face à l’aggravation constante des risques technologiques majeurs, ne peuvent que sécréter une approche nouvelle des dispositifs juridiques. Cette sécrétion ne se fait pas sans douleur.
On pourra se contenter d’effleurer quelques rubriques où la réflexion, pourtant intense, a du mal à déboucher sur des propositions à la fois imaginatives et réalistes car, en matière de défense aussi, il ne manque pas d’ossuaires de textes. J’évoquerai :
• les recherches sur la modernisation ou, si l’on préfère, la rationalisation des dispositions relatives à la défense opérationnelle du territoire, sources d’interprétations diverses, alors que l’objectif à atteindre est parfaitement cerné : concilier les contraintes du commandement — la DOT reste une forme de défense militaire — et la primauté de l’autorité civile en ce qui concerne l’ordre public, jusqu’à décision expresse du pouvoir politique ;
• les études nombreuses et convergentes qui rendent opportune une adaptation de notre législation sur les plans d’intervention, la protection des points sensibles et celle des installations vitales, dans le sens d’une responsabilisation dynamique des autorités fonctionnelles, c’est-à-dire des responsables des installations concernées, et d’une information systématique du milieu local ;
• l’indispensable mise à jour des systèmes conçus il y a 20 ans en vue d’un fonctionnement minimum des services publics, essentiellement basés sur la réquisition des personnes et le concours des personnels militaires, dont on peut craindre qu’ils ne relèvent davantage, en leur état actuel, de la gesticulation que de l’efficacité.
Au vrai, au regard de ces déphasages, la tâche paraît si complexe qu’on est guetté par deux écueils traditionnels : le premier est le fignolage des législations existantes, propre à apporter tel ou tel progrès partiel, mais qui laisse intacte, si j’ose dire, l’inapplicabilité de l’ensemble. Il est clair que face à l’explosion du paysage audiovisuel, par exemple, il ne suffira pas de rajeunir le plan « Morphée » qui visait l’occultation des organes de radio et de télévision.
Je vais évoquer un autre cas précis, qui est encore plus caricatural : celui du plan de transport Corse-continent, qui tend à assurer la subsistance de l’île en cas de crise grave. Il est basé sur les réquisitions de dockers et de marins d’une part, sur les renforts de la marine nationale d’autre part. C’est-à-dire, en fait, qu’il est totalement dépassé avec le développement du transport aérien pour les passagers, celui du trafic roulier pour les marchandises, celui des lignes avec l’Italie enfin.
Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, les dispositifs à mettre en place ne peuvent reposer uniquement sur la prescription et la contrainte, en ignorant l’évolution des techniques et des mœurs.
Le deuxième danger est tout aussi réel : c’est celui de la « mise à plat générale », qui tendrait à un toilettage des états d’exception, depuis la mise en garde et l’état d’urgence jusqu’à l’état de siège, jusqu’au pied, si je puis oser cette image, de l’article 16 de la Constitution.
Cette école « maximaliste » ne manque pas de partisans : elle préconise en fait, dans les situations de troubles graves et prolongés, des sortes d’états de droit intermédiaires, offrant à la puissance publique une gamme de procédés juridiques à efficacité croissante. La jeune démocratie espagnole, confrontée au danger terroriste, a opté pour cette stratégie graduée qui inspire la loi organique du 1er juin 1981 : sont planifiés l’état de crise, l’état d’urgence et l’état de siège.
Un jour, sans doute, notre opinion publique sera prête pour un tel débat. En attendant, en fonction de nos habitudes et aussi de nos inhibitions, on peut légitimement être tenté de privilégier l’approche pragmatique qu’impose la limitation, même temporaire, de l’exercice des libertés publiques. Notre expérience récente en matière de lutte contre le terrorisme semble confirmer, car rien n’est définitif en l’espèce, que le maintien de ces libertés n’empêche pas la mise en œuvre de dispositions efficaces concernant les procédures ou les peines applicables. Ce qui revient à dire que l’équilibre entre le respect des intérêts de l’État et celui des libertés de l’individu répond non seulement à un souci d’éthique mais aussi à un besoin de réalisme.
Interrogations
Nous venons de voir, pour parler franc, que les impératifs de la défense civile postulent, à terme prévisible, une efficacité opérationnelle croissante et une adaptation naturelle du droit. Les perspectives sont plus brouillées lorsqu’on débouche sur des problèmes de psychologie collective ou de société. Ici, la prise de conscience est loin d’être acquise. Et les interrogations ne manquent pas. Sous peine de lasser votre attention, je ne traiterai pas aujourd’hui ces zones d’ombre, qui exigeront, pour se dissiper, à la fois la volonté des pouvoirs publics et la lucidité de la collectivité.
Permettez-moi, seulement, de tracer les deux grandes directions selon lesquelles s’ordonneront vraisemblablement, me semble-t-il. les préoccupations et les efforts.
Première direction : celle d’une plus grande autonomie des initiatives. Bien évidemment, cette tendance n’est pas propre à la défense civile. Dans notre domaine, elle peut entraîner des révisions intéressantes ou inattendues. Sans prôner le retour à l’esprit de la défense passive d’avant la guerre — encore que certaines valeurs de solidarité et d’initiative basées sur l’esprit de voisinage et l’instinct de survie puissent être utilement rajeunies —, tout démontre, comme le constatent d’ailleurs nos voisins européens, que face à la diversification des menaces, les formules les plus souples, les plus variées, les plus adaptables au terrain s’imposeront, dans l’avenir, peu ou prou. Qu’il s’agisse de l’abritement, du confinement, du desserrement des populations, il y aura une façon « moderne » de se comporter ou de réagir, impliquant une information « ajustée » et l’association des élus et des autorités concernées.
Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que, au regard de cette évolution, si la tradition individualiste de débrouillardise peut être un atout, l’inclination anarchisante est un handicap. L’autorité publique, nous nous en rendons compte en matière de sécurité nucléaire, cherche la voie d’une information, à la fois fiable et sereine, face à un esprit public qui balance entre le scepticisme, l’affolement et le désintérêt. Ce sera la tâche de la génération actuelle d’organiser en quelque sorte l’autonomie des initiatives, sous l’autorité de l’État et avec le concours des collectivités décentralisées. Il y a là une vaste partie, qui n’est pas gagnée.
La deuxième direction est le corollaire de la précédente. Elle recouvre, à mes yeux, une réelle préoccupation : elle comporte le risque de la déresponsabilisation. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ce risque devant d’autres auditoires. L’inévitable spécialisation des dispositifs de protection et de secours, la centralisation aux mains des représentants de l’État de la responsabilité de défense, l’ampleur et l’anonymat des concentrations urbaines, le véritable complexe de la garde nationale, héritage de M. Thiers, qui nous rend allergiques au service civil, tous ces facteurs, ayons le courage de le dire, nous mettent en situation d’infériorité par rapport à beaucoup de nos voisins — pas tous — au regard de ce qu’il faudrait appeler la mobilisation civile.
C’est un grave problème. Je souhaite que tous ceux qui réfléchissent sur notre système de défense l’abordent sans préjugé. Certains de ses chapitres sont connus : la régénérescence de nos corps de défense — en tant que ministre de l’Intérieur, je m’attellerai, par priorité, à ceux qui relèvent de mon autorité, c’est-à-dire les corps de défense formés par les sapeurs-pompiers et les appelés de la police nationale —, la revitalisation de nos corps de réservistes, qui soulève des questions qui vous sont familières, l’utilisation à pleine potentialité de la vie associative, vivier de compétences et d’énergies.
Encadrement et esprit de défense
En conclusion, le diagnostic est relativement aisé. Les forces centrifuges sont telles que le besoin d’encadrement des initiatives se révélera, dans les années qui viennent, de plus en plus justifié, de plus en plus impérieux. Cet encadrement ne sera pas seulement une affaire de modalités ; il suppose le raffermissement de l’esprit de défense.
Ce n’est pas par pudeur intellectuelle que j’ai évité de m’étendre sur la portée du cinquième alinéa de l’article premier du décret du 13 janvier 1965 — qui est un peu notre charte de la défense civile — aux termes duquel le ministre de l’Intérieur a pour mission, suivant les directives du Premier ministre, « d’entretenir et d’affermir la volonté de résistance des populations aux agressions ». Ce n’est pas, en tout cas, par un effet de mauvaise conscience qui me viendrait d’une formulation un peu surannée, tant sont toujours vives, à mes yeux, la portée et la constance de la mission.
Tout simplement, celle-ci déborde la vocation et les possibilités du ministre de l’Intérieur. À ce niveau de réflexion, c’est le corps social qui est en cause. Aussi, sans me « défiler », si vous me permettez cette expression, je vais m’effacer derrière le sociologue.
En l’occurrence, que dit le professeur Touraine, s’adressant récemment à un parterre de spécialistes de la défense dans cette enceinte de l’École militaire ? D’abord que « le moral de la nation et aussi la capacité de se défendre et d’attaquer, la capacité de prendre des décisions sont des éléments essentiels de ce que l’on appelle la défense » ; propos dont l’actualité rejoint la permanence. Ensuite, et nous ne quittons pas notre sujet, « qu’il est impossible de séparer ce qui est de l’ordre civil et ce qui est de l’ordre militaire, à cause de la nature des attaques dont nous sommes l’objet ».
Puis vient l’analyse philosophique : « Notre concept général, dit M. Touraine, n’est ni la société, mot qui n’a jamais eu beaucoup de succès, ni l’État, qui suscite des réactions contradictoires. Le mot central est celui qui les unit, celui de la république. C’est la raison pour laquelle les Français se sont refusé à séparer 1789 et 1793 et même Napoléon de la Révolution française, car il leur importait que l’action de l’État, l’action des armées, l’action du peuple soient exprimées dans les mêmes mots ».
Énonçant cette spécificité du tempérament national, le philosophe ne cache pas son inquiétude. Je le cite : « Nous ne pouvons plus compter aujourd’hui sur une sorte de fusion spontanée des problèmes de l’État et de ceux de la société… Mais pouvons-nous agir comme une nation, s’il y a d’un côté l’État, de l’autre les gens ?… Ce problème est central pour les pays occidentaux : il commande leur survie ». Vous avez compris qu’il est au cœur de la défense civile.