Discours du ministre de la Défense devant l'Académie de l'État-major général soviétique à Moscou le 5 avril 1989.
La défense en France, la sécurité et l'avenir de l'Europe
Je suis heureux, et c’est pour moi un honneur et un privilège, de m’adresser à cette assemblée dans l’enceinte de l’Académie de l’état-major général où ont été formés les meilleurs stratèges et praticiens de l’art militaire soviétique.
Je connais déjà votre pays. J’y suis venu pour la première fois en 1964, puis en 1975, à l’occasion d’un voyage fort enrichissant dans lequel j’accompagnais François Mitterrand, alors premier secrétaire du parti socialiste, puis en 1980 pour fêter le 9 mai, 35e anniversaire de la victoire contre le nazisme à Zaporojie, ville jumelée avec la ville de Belfort dont je suis maire. Plus récemment, en 1982 et 1985, j’y suis venu comme ministre de l’Industrie et de la Recherche, puis comme ministre de l’Éducation.
Mais la visite que j’effectue actuellement revêt une importance toute particulière. C’est la première fois depuis 1977, en effet, qu’un ministre français de la Défense vient en URSS.
Cette visite est donc l’occasion solennelle de renouer, au niveau des ministres de la Défense, les liens entre les armées de la République française et les forces armées soviétiques, et de rappeler la fraternité d’armes qui les a réunies dans les dures épreuves de la guerre. La France n’oublie pas les sacrifices endurés par les armées et le peuple soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale. Elle n’oublie pas vos victoires contre l’ennemi commun devant Moscou, à Stalingrad, Koursk, et enfin à Berlin au cœur même du Reich.
La France est issue d’une histoire déjà longue et riche, qui a façonné en profondeur notre peuple et pèse lourd dans la conception que nous nous faisons de nous-mêmes et de notre sécurité. Il a fallu dix siècles pour transformer un ensemble de provinces, de traditions et particularismes en une seule nation qui se reconnaît dans un territoire, une langue, un État. Chaque Français a appris sur les bancs de l’école quelle somme de volonté politique, de combats, d’avancées et de reculs a été nécessaire pour réaliser cette création éminemment politique et culturelle qu’est la nation française. Chaque famille a payé dans sa chair le prix de l’indépendance de la patrie, comme en témoignent les innombrables monuments aux morts qui jalonnent nos villages et nos villes. Comme cela est le cas pour vous, l’amour de la patrie n’est pas une abstraction, mais une réalité profondément vécue, nourrie d’une permanente aventure de l’esprit s’il est vrai que, comme l’a écrit Michelet, la France fut toujours elle-même, au service d’une idée plus grande qu’elle. Son histoire ponctuée de héros et de moments de désespoir fait vibrer la mémoire de notre peuple et lui donne le sens de son identité.
Fiers de la patrie qu’ils partagent, les Français ont aussi conscience qu’elle est le fruit d’une expérience intellectuelle, politique et sociale sans pareille. Directement issue du siècle des Lumières, la Révolution française a été fondatrice de valeurs, de principes moraux et juridiques, d’institutions enfin, au premier rang desquelles la république, cette forme française de la démocratie. Permettez-moi d’en rappeler ici les principes de base, que nous réaffirmons à l’occasion du bicentenaire de cet événement. La liberté d’abord est le premier de ces principes et le plus fondamental, celui qui garantit à chaque citoyen des droits effectifs dans la société, grâce au respect du droit et des lois issues de la volonté générale et à travers un système démocratique qui donne à chacun la possibilité de choisir ses dirigeants à tous les niveaux, de la commune à la nation.
Permettez à l’ancien ministre de l’Éducation nationale que je suis de rappeler devant vous que la république, dans notre conception, repose sur le citoyen libre de juger par lui-même. D’où la fonction essentielle que l’école laïque joue dans notre système pour apprendre à chaque enfant l’esprit critique, c’est-à-dire la faculté de juger librement, en dehors de tout dogme et de tout a priori, et devant le seul tribunal de la raison.
Même si les deux autres principes de base contenus dans la devise républicaine — égalité, fraternité — ne sont entrés dans la réalité que progressivement, et au prix d’une lutte politique acharnée et toujours recommencée des forces de progrès, il m’a paru intéressant de rappeler devant vous ce qui me paraît avoir été l’objet essentiel de la Révolution française, au-delà des interprétations réductrices qu’on en donne trop souvent, la création d’un sujet politique autonome : le citoyen.
Cette création en effet n’est jamais acquise une fois pour toutes. Ni chez nous, ni chez vous sans doute où il m’a semblé que c’était l’un des objets de la glasnost que de rendre accessible à chacun la recherche de la vérité et du bien commun. La recherche de la transparence implique la confiance en la raison humaine. Naturellement, qui dit liberté dit pluralisme : la liberté est toujours celle de celui qui pense autrement.
Je me réjouis d’autant plus de me trouver en Union soviétique au lendemain d’élections mettant en lice un grand nombre de candidats développant des idées différentes. Les sociétés avancées sont celles qui font confiance à leurs citoyens, à leur capacité de jugement, et qui admettent par conséquent que le pouvoir doit tirer d’eux sa légitimité, vérifiée périodiquement par l’élection.
La voie de la démocratie est peut-être périlleuse. Churchill, qui a, à plus d’une reprise, subi une défaite aux élections, assurait que la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Je serai moins pessimiste : c’est le seul système qui, parce qu’il fait confiance en l’homme et lie la fin et les moyens, peut élever l’homme au-dessus de lui-même et vaincre l’apathie sociale.
Je ne me risquerai pas à un parallèle entre la Révolution de 1789 et celle de 1917, dont je n’ai pas besoin de souligner l’importance mondiale, ni le rôle transformateur, ni la puissance de fascination qu’elle a exercés en Europe occidentale, où les idées du socialisme avaient pris leur source dans le sillage de la Révolution française. Chaque pays a sa voie propre et doit trouver à travers sa propre histoire un chemin vers l’universel.
Je me bornerai à constater que nos deux révolutions ont voulu l’une et l’autre, par des moyens différents, enraciner dans notre histoire les valeurs des Lumières. Qu’elles y aient réussi est une autre affaire. Qu’elles l’aient tenté est en soi le signe de la grandeur de l’histoire de nos deux peuples. Nous avons la faiblesse de penser qu’à l’intérieur des institutions de notre république, tous les progrès sont possibles, même si nous ne sommes pas à l’abri des retours en arrière. De même, formerai-je des vœux pour que la perestroïka aboutisse au développement de cet espace politique autonome que la social-démocratie russe revendiquait déjà avec Plékhanov puis Lénine, contre la toute-puissance de l’autocratie tsariste.
La conception que nous nous faisons les uns et les autres des droits de l’homme et du citoyen est l’élément décisif du rapprochement des deux parties de l’Europe, et particulièrement de nos deux pays, la France et l’URSS, qui se situent à ses deux extrémités, et qui ont une responsabilité particulière dans l’organisation de la sécurité sur notre continent.
À l’Union soviétique comme à la France, l’histoire récente a permis de mesurer le prix à payer pour préserver la liberté nationale sans laquelle les autres libertés ne peuvent exister. Par deux fois en ce siècle, la France a été menacée dans son existence même.
Nous n’oublions pas qu’en 1914 l’alliance russe a permis à la France de gagner la bataille de la Marne en obligeant l’ennemi à distraire une partie de ses forces vers l’Est, et nous mesurons encore aujourd’hui le rôle déterminant des armées soviétiques de 1943 à 1945 dans l’écrasement du Reich de Hitler.
Mais les Français savent aussi qu’à des moments cruciaux de ces deux guerres, la France s’est retrouvée seule puissance continentale face à un adversaire bien supérieur en nombre pour assumer son destin. En 1917 tout d’abord, car c’est seulement une année plus tard qu’elle a pu bénéficier des premiers renforts américains. Puis en 1939, après le pacte Hitler-Staline, face à un pays, l’Allemagne nazie, qui pesait alors deux fois plus qu’elle-même. C’est seulement en 1941 que l’URSS et les États-Unis furent entraînés dans la guerre.
Les armées françaises reconstituées en Afrique, la Résistance intérieure, jouèrent un rôle éminent dans la reconquête de la liberté du pays et contribuèrent à imposer la légitimité du gouvernement issu de la Résistance sous l’autorité du général de Gaulle, que le gouvernement américain eut la sagesse de reconnaître. Ainsi l’histoire nous a appris à apprécier à son juste prix l’indépendance nationale et à compter d’abord sur nous-mêmes pour la garantir.
C’est à la lumière de ce passé encore proche que l’on peut comprendre les positions françaises aujourd’hui. Dans un monde où les menaces et les incertitudes persistent, la France entend assurer d’abord par elle-même les moyens de sa défense et de sa liberté.
La France est attachée à la paix. Fruit d’une longue histoire, notre pays n’a pas d’intentions agressives. Il ne nourrit aucune revendication territoriale. Il croit à la force des idées. Il sait que la paix de l’Europe passe non seulement par un équilibre de sécurité, mais par le développement des échanges et de la coopération sur toute l’étendue de notre continent.
La construction, depuis une trentaine d’années, de la Communauté économique européenne a pour but de rapprocher des peuples qui s’étaient cruellement opposés dans le passé. Cela est particulièrement vrai de la France et de l’Allemagne que trois guerres successives en moins d’un siècle avaient dressées l’une contre l’autre. La France a ardemment voulu cette réconciliation avec l’Allemagne parce qu’elle est, à nos yeux, la base préalable d’un ordre européen pacifique et équilibré. La Communauté économique européenne — ai-je besoin de le souligner ? — est désireuse de tisser avec l’Est de l’Europe des liens plus étroits. Il y a une unité de la culture européenne. Comme l’a indiqué le président de la République : « Nous devons toujours considérer l’Europe tout entière dans sa réalité géographique et historique ». Mais nous savons aussi, instruits par une longue expérience, qu’il n’est de bon dialogue sinon fondé sur l’intérêt commun et sur le respect mutuel.
J’en reviens aussi au souci légitime d’équilibre et de sécurité qui nous anime, pour vous exposer les fondements de la doctrine de défense de la France.
La doctrine française
L’objectif premier de la défense de la France est, comme l’a exprimé le président de la République François Mitterrand, la préservation de son indépendance et de son identité. Cet objectif est indissociable de la volonté de la France de tout mettre en œuvre pour que soit assurée la paix en Europe, ce qui implique équilibre des forces, respect du principe de suffisance et recherche de la stabilité.
C’est pourquoi la France a défini une stratégie propre, dont le concept et les moyens sont nationaux, et qui vise, non pas à gagner une guerre qui viendrait à éclater en Europe, mais à l’empêcher.
La dissuasion
Dans l’art de la guerre, l’arme nucléaire a apporté une discontinuité fondamentale. Pendant longtemps, certains théoriciens n’ont voulu voir dans l’arme nucléaire qu’une arme de destruction plus puissante que l’artillerie classique ou plus terrorisante encore que les raids aériens de bombardement menés sur les villes pendant la Seconde Guerre mondiale.
En réalité, les arsenaux nucléaires, par leur puissance destructrice, périment la guerre comme moyen politique rationnel de régler les conflits entre pays avancés, quand ils sont dotés de telles armes.
La dissuasion nucléaire, sur laquelle est fondée la doctrine de défense d’un pays de taille moyenne comme le nôtre, mais occupant une position stratégique en Europe, « n’est pas faite, comme l’a exprimé le président de la République le 11 octobre 1988, pour gagner la guerre, mais pour l’empêcher, la prévenir. Il reste à maintenir nos forces en situation de suffisance — en quantité, en qualité, en performances —, afin d’être en mesure d’infliger à l’agresseur des dégâts pour le moins équivalents à l’enjeu que nous représentons ».
Je ne saurais mieux définir notre doctrine. L’arme nucléaire, parce qu’elle vise à la dissuasion, est à nos yeux une arme de non-emploi ; une arme diplomatique d’équilibre et de résistance à tout chantage d’où qu’il vienne. Elle prive de toute rationalité l’entreprise même de la guerre.
Le concept de dissuasion répond ainsi à l’intérêt de l’Europe tout entière, car toute guerre, même limitée, et même purement conventionnelle, y aurait aujourd’hui des effets épouvantablement ravageurs.
Le premier secrétaire du parti communiste de l’Union Soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, l’a admis, lorsqu’il écrit dans son livre « Perestroïka » que « la guerre nucléaire est impossible à gagner », et « qu’il n’y aurait ni vainqueur, ni vaincu, dans un conflit nucléaire généralisé. La civilisation mondiale périrait inévitablement, ce serait un suicide plutôt qu’une guerre au sens habituel du terme ».
La menace de l’arme nucléaire est sans doute un mal, mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle nous a délivrés de maux pires encore, je veux dire une troisième guerre mondiale. Elle nous oblige à être intelligents et à inventer des solutions plus civilisées aux conflits inévitables dans les sociétés humaines : développement des échanges, progrès technologique mis au service du développement de la partie la moins avancée de l’humanité, respect de l’autodétermination des peuples, et surtout, invention culturelle permanente. N’est-ce pas là d’ailleurs le sens de la « nouvelle pensée », à laquelle vous vous référez aujourd’hui ?
Tant que les causes des conflits n’ont pas été éradiquées, chaque pays a le droit légitime de préserver sa sécurité. Tel est le sens de notre dissuasion, basée sur un concept de stricte suffisance. C’est une dissuasion « du faible au fort », dite aussi « proportionnelle », car elle doit pouvoir infliger à un agresseur éventuel un dommage au moins égal à l’enjeu que la France représente.
Nous n’entendons donc nullement rivaliser avec les superpuissances soviétique ou américaine : nos armes nucléaires stratégiques représentent un pourcentage minime du total mondial. Mais étant donné le pouvoir égalisateur de l’atome, nous considérons ce petit pourcentage comme raisonnable et suffisant.
Tel est donc le principe qui fonde notre doctrine de défense. À ce stade de mon exposé, je ferai remarquer que cette doctrine française de la dissuasion est par nature défensive et tend, comme l’a rappelé le président de la République, à préserver la paix et la stabilité en Europe.
Toutes nos armes participent à la dissuasion ainsi entendue. Cela est vrai naturellement de notre arsenal stratégique qui comporte trois composantes, aérienne, terrestre et océanique. Cela est vrai aussi de nos armes dites préstratégiques ou d’ultime avertissement. Ces armes ne sont en aucune manière des armes de théâtre destinées à rétablir sur le champ de bataille un équilibre rompu. Un de nos théoriciens, le général Poirier, a montré que la France ne saurait gagner une bataille nucléaire tactique en Europe. Tel n’est donc pas notre objectif.
Comme l’a récemment déclaré le président de la République : « Nos arrhes nucléaires préstratégiques ne sont pas destinées à prolonger les armes conventionnelles. Elles se placent par définition au début du processus nucléaire. Délivrées en une frappe unique et non renouvelable, elles constitueraient un ultime avertissement ayant son efficacité militaire propre, de façon à signifier à l’agresseur éventuel qu’à poursuivre son entreprise il s’exposerait au feu nucléaire stratégique ». La théorie de l’ultime avertissement, ouvrant potentiellement la voie à une ultime négociation, renforce la dissuasion globale. Elle incite en effet, par sa possibilité même, tout agresseur éventuel à une sage retenue. Cet ultime et unique avertissement ne saurait être confondu avec la riposte flexible de l’OTAN. En effet, à vouloir conférer trop de flexibilité à la riposte, on risque de renoncer au caractère dissuasif de l’arme nucléaire et d’accréditer l’idée d’une bataille nucléaire dévastatrice en Europe.
La conception française moderne de la dissuasion est donc une conception élaborée, mais dont l’objectif reste de faire en sorte que les armes nucléaires restent des armes de non-emploi.
En effet, nos forces nucléaires protègent à la fois notre territoire national, qui se définit en termes géographiques, et nos intérêts vitaux, dont la définition est politique. Or, étant donné l’étroite étendue du théâtre européen et la forte densité de sa population, la France voit son sort particulièrement lié à celui de ses voisins ; c’est-à-dire que ses intérêts vitaux peuvent être très vite atteints.
La dissuasion française est ainsi une contribution essentielle à l’équilibre et à la paix sur notre continent.
Je voudrais, pour en terminer avec cet exposé de notre doctrine, insister sur trois points : la dissuasion telle que nous l’entendons est, vous l’avez compris, un concept à la fois politique et purement défensif, et c’est un concept national.
Pour être efficace dans l’optique qui est la nôtre, il suffit de disposer d’un arsenal suffisamment crédible et apte à satisfaire au principe de proportionnalité de l’enjeu que je mentionnais précédemment.
Pour être efficace, la dissuasion n’a nullement besoin de rivaliser avec les arsenaux stratégiques des superpuissances. Elle n’implique nulle participation à une quelconque course aux armements, dès lors qu’est maintenu un seuil minimal de crédibilité.
Ce principe de suffisance a d’ailleurs été adopté en France dès la naissance de notre stratégie nucléaire, et constamment réaffirmé depuis lors.
Nous voyons avec satisfaction que cette idée se fait jour à son tour en Union Soviétique. Le général Yazov a lui-même évoqué, le 9 février dernier, la recherche de « modèles nouveaux de garantie de la sécurité, grâce à un tournant effectif qui s’opère du principe du surarmement à celui de la défense minimale raisonnable », et nous souhaitons bien entendu la concrétisation de cette idée.
Je terminerai cet exposé sur notre doctrine de dissuasion en rappelant qu’il s’agit par définition d’un concept purement national.
Liée à l’existence même de la nation française, la menace d’emploi des armes nucléaires requiert une totale indépendance de décision. Au plan des institutions, la décision d’employer le feu nucléaire relève du seul président de la République, qui représente la volonté nationale par son élection au suffrage universel. C’est donc à lui seul qu’il appartient d’apprécier, en cas d’agression, le seuil à partir duquel nos intérêts vitaux seraient menacés. La décision nucléaire, par définition, ne se partage pas. La France entend disposer de ses forces nucléaires et définir sa propre stratégie. C’est pourquoi elle s’est retirée de la structure militaire intégrée de l’OTAN ; c’est pourquoi son feu nucléaire reste entièrement indépendant de l’OTAN et des États-Unis ; c’est pourquoi les armements nucléaires français, quelle que soit la catégorie d’armes considérée, sont entièrement de conception et de fabrication françaises.
Il convient enfin de préciser qu’à nos yeux la menace des représailles nucléaires vaut quelle que soit la nature des armes employées par l’adversaire, que celles-ci soient nucléaires, chimiques ou classiques, dès lors qu’une agression majeure serait portée contre les intérêts vitaux de la France.
La France et ses alliances
Le principe de l’autonomie de décision qui gouverne notre doctrine de défense n’empêche pas la France d’avoir des alliés.
Pour des raisons à la fois géographiques, économiques, politiques et historiques, la France fait partie d’une Alliance et elle en serait solidaire en cas d’agression.
L’Alliance atlantique
Les conditions dans lesquelles un pays comme la France doit assurer sa défense diffèrent profondément de celles qui prévalent ici en Union Soviétique, pour des raisons à la fois géographiques et historiques.
Le manque de profondeur stratégique dont souffre l’Europe occidentale, contrastant avec l’immensité des plaines russes, nous oblige à penser notre sécurité en liaison avec celle de nos voisins et nous interdit de nous désintéresser de ce qui se passe à nos frontières.
Je vous rappelle d’autre part que l’Alliance atlantique est née dans le contexte historique de l’après-guerre, à un moment où Staline imposait les régimes de son choix dans les pays de l’Europe orientale et centrale, y compris dans les pays de tradition démocratique. L’Europe occidentale dévastée et exsangue n’était pas à même d’assurer elle-même sa propre défense et dut s’associer, pour garantir sa sécurité, avec les États-Unis, dont l’aide pour la deuxième fois en un siècle s’était révélée décisive pour la reconquête de notre liberté.
Cette alliance avec les États-Unis a été conçue comme une alliance défensive et limitée géographiquement, à une époque où les responsables soviétiques considéraient que la lutte des systèmes politiques et sociaux devait aboutir au triomphe du système soviétique et à l’élimination du capitalisme, y compris le cas échéant par la voie de l’anéantissement militaire.
La France, quant à elle, pensait et pense toujours que l’évolution des sociétés doit se faire par la voie de la démocratie et non par le chantage extérieur, l’ingérence ou la guerre. C’est donc pour protéger son indépendance que la France a contracté une alliance avec des peuples qui partageaient la même conception démocratique qu’elle.
Mais notre appartenance à l’Alliance, expression de notre solidarité avec des pays amis, ne signifie aucunement notre alignement. Depuis qu’en 1966 le général de Gaulle a décidé le retrait de la structure militaire de l’OTAN, ce que les États-Unis ont d’ailleurs accepté, la France ne participe plus aux commandements intégrés et ne met pas de troupes à leur disposition. En cas d’agression en Europe, la France interviendrait aux côtés de ses alliés, mais selon les modalités de son choix, c’est-à-dire en fonction de l’évaluation qu’elle ferait par elle-même de la situation, des raisons et de la finalité du conflit. Les choix de la France sont les siens et elle l’a montré à chaque fois que la situation l’exigeait, comme lorsqu’en 1986 elle n’a pas souhaité que les avions américains, partis d’Angleterre pour bombarder la Libye, survolent son territoire. De même a-t-elle dès 1983 marqué ses distances par rapport à l’Initiative de défense stratégique. À l’opposé, elle a eu l’occasion de manifester très fermement sa solidarité avec ses alliés au moment de la crise de Cuba ou du déploiement des SS 20.
Je sais que des spéculations se font jour périodiquement quant à la réintégration par la France de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN.
Le président de la République lui-même s’est exprimé sur ce sujet de manière définitive le 11 octobre 1988 (1) : « Notre autonomie de décision se définit particulièrement à l’égard des organes militaires intégrés de l’OTAN. Cessons, je vous prie, toute spéculation à ce sujet. Il n’est pas question pour nous de changer de statut. Cela n’interdit pas les relations militaires au sein de l’Alliance… mais rien ne peut empiéter sur le pouvoir de décision qui demeure propre à la France et dont le président de la République est seul à disposer ».
La défense commune de l’Europe occidentale
C’est pour mieux garantir cette autonomie à laquelle nous tenons que la France souhaite l’émergence, dans un monde de plus en plus multipolaire, d’un môle européen de défense, à la fois pilier de l’Alliance atlantique et pilier de la sécurité européenne, à l’échelle du continent tout entier.
Une Europe occidentale revitalisée ne saurait dépendre indéfiniment d’un protecteur qui lui est extérieur. Elle doit prendre toujours davantage en main son propre destin.
L’avenir appartient aux grands ensembles : États-Unis, URSS, Chine, Inde, Japon. Les nations d’Europe occidentale, sans pour autant prétendre à rivaliser avec les superpuissances, ne sauraient renoncer à tenir leur place dans ce monde multipolaire. Nul ne peut leur dénier le droit à une existence indépendante. Celle-ci implique la capacité à se défendre, et c’est pourquoi la France s’efforce de promouvoir une coopération pragmatique entre Européens.
Cette coopération a une traduction institutionnelle. C’est le sens de notre action à l’UEO. La France a joué un rôle essentiel dans la relance de cette organisation. Elle n’a rien de menaçant, puisqu’elle n’exerce pas de compétences opérationnelles. C’est un forum politique, lieu de concertation entre pays qui se fixent pour objectifs la paix et la stabilité en Europe. La France a du reste proposé à ses partenaires que l’UEO puisse jouer un rôle en matière de désarmement, en particulier pour la vérification de futurs accords de désarmement.
Il est important que notre adhésion à ce principe d’une défense commune des pays d’Europe occidentale ne soit pas interprétée comme une menace par nos amis soviétiques. L’Union soviétique a tout intérêt à ce qu’existe en Europe occidentale un môle politique stable, ouvert sur le monde, soucieux d’entretenir avec l’Europe de l’Est des rapports d’échange et de coopération, la politique de cet ensemble ne pouvant être que défensive et pleinement engagée dans le processus de maîtrise des armements sur notre continent. Une Europe occidentale maîtresse de son destin serait un gage de réconciliation et d’ouverture pour toute l’Europe.
Aussi bien n’est-on pas encore là. Comme le rappelait le président de la République : « Seules la France et la Grande-Bretagne détiennent l’arme nucléaire… L’Allemagne, elle, conséquence de la Deuxième Guerre mondiale, ne peut accéder à ce type d’armement. Elle ne le demande d’ailleurs pas. Cette différence de statut entraîne des différences d’approche ».
Cela m’entraîne naturellement à aborder devant vous la question de la coopération franco-allemande. Je sais que vous n’observez pas son approfondissement sans inquiétude. J’aimerais vous expliquer pourtant que celle-ci n’a pas lieu d’être.
Il existe entre la France et la République fédérale d’Allemagne des rapports privilégiés, qui découlent à l’évidence de la géographie, mais aussi de l’économie et de l’histoire. Ce dernier aspect revêt une importance particulière. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur les convulsions qui ont marqué depuis la proclamation de l’unité de l’Allemagne à Versailles par Bismarck en 1871 les rapports franco-allemands. Le traité signé en 1963 par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer scellait la réconciliation de deux peuples qu’une haine inexpiable semblait dresser l’un contre l’autre.
C’est en cela que la coopération franco-allemande est un message de paix, qui a valeur exemplaire pour l’ensemble de notre continent. Son extension au domaine de la sécurité symbolise avec une force particulière le dépassement d’antagonismes issus de l’histoire. C’est l’association de deux peuples qui, ayant connu l’horreur, veulent créer les conditions pour qu’elle ne se reproduise plus. Cette coopération de deux peuples qui ont su surmonter le passé a pour but de créer des conditions favorables au progrès et à la paix sur notre continent.
La sécurité européenne et l’avenir de l’Europe
La stabilité sur notre continent est à l’intersection de deux politiques inséparables : une politique de défense fondée de part et d’autre sur la suffisance, et une politique de maîtrise des armements visant à créer une sécurité plus grande à un niveau plus bas.
Défense et suffisance
Je ne crois pas que l’URSS à l’heure d’aujourd’hui ait des intentions agressives et je ne doute pas de la bonne volonté de ses dirigeants ni de la sincérité des efforts déployés pour promouvoir une nouvelle approche des relations internationales. Comprenez cependant que l’accumulation des moyens militaires du Pacte de Varsovie dans le centre de l’Europe ait pu se traduire dans l’esprit des Européens par le sentiment d’être l’objet d’une menace redoutable.
Dans les fonctions que j’occupe, je ne puis m’en tenir aux seules intentions et je dois avant tout tenir compte des actes. C’est mon devoir de ministre de la Défense. Or, je suis obligé de constater que, jusqu’à présent du moins, le Pacte de Varsovie n’a pas encore diminué son effort de défense, en particulier en ce qui concerne la production et le déploiement d’armes conventionnelles nouvelles de haute technologie. Il reste à traduire dans les faits les engagements unilatéraux de désarmement qui ont été annoncés. Ils ne suffiront d’ailleurs pas à éliminer les déséquilibres et asymétries reconnus par le Pacte de Varsovie, en particulier concernant les chars, véhicules blindés de transport et moyens d’artillerie. Même si les différences sont moins accusées pour les hélicoptères et les avions de combat, elles restent globalement à l’avantage des forces du Pacte. Je n’ignore pas les difficultés de comptabilisation des matériels. Pour ce que je connais, c’est-à-dire la France, je peux vous indiquer que même en comptabilisant les matériels stockés avec les matériels en service dans les unités, vous nous créditez d’un beaucoup plus grand nombre de chars, de canons et de missiles antichars que celui dont nous disposons effectivement.
Dans les négociations qui se sont ouvertes à Vienne, il faudra sans aucun doute définir des critères de calcul acceptés par toutes les parties concernées. Ensuite la négociation devra se développer. Son existence même constitue un fait positif.
Reste qu’une sécurité durable suppose l’élimination des déséquilibres actuellement existants, qui sécrètent la méfiance et la course aux armements.
Je conçois et comprends du reste parfaitement que l’URSS doive conserver un potentiel de défense important. Grande comme 45 fois la France, voisine des mondes asiatique et musulman en mutation et à l’avenir incertain, elle doit veiller à sa sécurité sur l’ensemble des frontières qui la bordent.
Je le comprends d’autant mieux que la sécurité de la France ne se réduit pas non plus au théâtre européen. Ses départements et territoires d’outre-mer — Réunion, Martinique, Guyane, Guadeloupe, Polynésie, Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon — sont dispersés sur toutes les mers du globe. Elle a hérité de l’histoire des responsabilités particulières en Afrique pour y garantir à la fois l’intégrité des jeunes États qui la constituent, et la paix, condition du développement. Comme tous les pays européens, elle doit être à même de protéger ses ressortissants à l’étranger et de garantir ses approvisionnements en énergie et en matières premières.
L’outil de défense que la France entend maintenir conformément aux prévisions de sa loi de programmation ne menace en aucune manière la sécurité de l’Union soviétique. En tant que ministre de la Défense, mon seul objectif est le maintien de la crédibilité de notre dissuasion, qui ne doit pas descendre au-dessous du seuil de suffisance.
C’est précisément pourquoi la maîtrise des armements, non seulement est compatible avec notre vision des rapports internationaux, mais en fait partie intégrante. La maîtrise des armements et la sécurité sont, comme l’a dit le président de la République, les deux faces d’une même pièce.
La maîtrise des armements
Les objectifs de la France en matière de maîtrise des armements sont clairs et ont été à diverses reprises énoncés par le président de la République.
Dans l’immédiat, la France, qui a approuvé le traité soviéto-américain sur les forces nucléaires intermédiaires et en suit avec attention l’application, souhaite l’aboutissement des négociations START dans des délais proches, car il ne saurait être question que les conversations sur la maîtrise des armements soient circonscrites à la seule Europe.
Elle souhaite également que soient accomplis des progrès substantiels sur la voie d’un accord sur le désarmement chimique. Dans le souci de ne pas y faire obstacle, mon pays a abandonné l’exigence du maintien d’un stock de sécurité pour les pays actuellement dépourvus d’armes chimiques pendant la période intermédiaire de destruction des stocks existants.
Le 28 septembre 1988, le président de la République, à la tribune de l’ONU, a appelé à l’interdiction sans préalable, non seulement de l’usage, mais également de la fabrication des armes chimiques. C’est l’objet de la Conférence de Genève.
La récente Conférence de Paris a été l’occasion, pour la communauté internationale tout entière, de réitérer la condamnation sans appel des armes chimiques et de faire progresser le consensus sur ce point. Quant à la nécessité de leur interdiction, une impulsion nouvelle pour les conversations de Genève en a résulté. Il convient désormais de s’attacher à la définition de mesures de vérification efficaces, sans lesquelles la signature d’une nouvelle convention serait un leurre.
La France, en outre, fidèle à sa position constante, est opposée au déploiement d’armes dans l’espace et notamment au développement d’armes antisatellites, tout en considérant que les satellites d’observation peuvent contribuer à la stabilité, en particulier en facilitant la vérification des accords de désarmement.
Concernant l’Europe, la priorité revient au désarmement conventionnel. Le président François Mitterrand a, dès le 28 septembre dernier, devant l’Assemblée générale des Nations unies à New York, défini les priorités de la France en ce domaine : parvenir à un équilibre de sécurité à plus bas niveau d’armements, empêcher les attaques surprises et la conduite de guerres prolongées, et aboutir à une situation dans laquelle toutes les forces armées présentes sur le continent européen adoptent une posture défensive.
La France se réjouit de l’ouverture à Vienne des deux négociations sur le désarmement conventionnel d’une part et les mesures de confiance d’autre part. Ces dernières ne doivent pas être négligées, comme elles le sont trop souvent dans le débat public, car elles sont le préalable politique à la réalisation de nouveaux progrès de désarmement. Quant aux négociations sur le désarmement conventionnel, vous connaissez la position de la France, qui considère que ce serait une erreur de la déconnecter de la CSCE : la sécurité de l’Europe n’est pas l’affaire des blocs, elle concerne tous les Européens, et elle est globale ; désarmement et droits de l’homme, désarmement et relations économiques sont les différentes facettes d’une même réalité. Seul l’établissement de liens durables et le rapprochement de nos conceptions du monde peuvent à terme garantir notre sécurité.
La France entend contribuer activement à la poursuite de ces objectifs et a d’ores et déjà exercé une influence importante sur la définition du « paquet » de mesures occidentales présenté à l’ouverture de la Conférence de Vienne. C’est avec satisfaction que j'ai constaté, en comparant ces mesures à celles que propose le Pacte de Varsovie, que les bases paraissent exister pour une négociation sérieuse en vue de réductions significatives des niveaux d’armements actuellement existants.
Les mesures unilatérales annoncées le 7 décembre dernier à la tribune des Nations unies par M. Gorbatchev, puis, depuis lors, par d’autres pays du Pacte de Varsovie, sont indubitablement des pas tout à fait encourageants dans la bonne direction.
Je me félicite également de la reconnaissance par M. Gorbatchev de l’existence de déséquilibres entre l’Est et l’Ouest.
Je suis particulièrement attentif, enfin, à l’affirmation par M. Gorbatchev et les hautes autorités militaires soviétiques, des concepts de défensive et de suffisance raisonnable, concepts qui dominent depuis longtemps la pensée stratégique française.
Nous sommes évidemment attentifs à ce que les réductions unilatérales annoncées par M. Gorbatchev entrent dans les faits.
La France, pour sa part, a déjà, à plusieurs reprises, procédé à des diminutions de ses forces de façon unilatérale. Après la guerre d’Algérie, elle avait procédé à d’importantes réductions d’effectifs, largement comparables à celles qu’annonce aujourd’hui le Pacte de Varsovie. Depuis le début des années 80, de nouvelles réductions significatives sont intervenues, puisqu’elles ont porté sur près de 40 000 hommes, sur un effectif alors voisin de 500 000 hommes.
La France n’exclut pas par principe de participer un jour à la maîtrise des armements dans le domaine nucléaire. Celle-ci, cependant, concerne au premier chef les deux superpuissances qui disposent d’arsenaux surabondants, d’un volume cinquante fois supérieur au nôtre. Leur réduction massive est un préalable à la participation de la France à un désarmement nucléaire.
Le président de la République a précisé les trois conditions auxquelles serait subordonnée cette participation : Réduction des arsenaux nucléaires stratégiques des deux grands à une taille comparable à la nôtre, c’est-à-dire à un niveau purement défensif ; arrêt des surenchères antimissiles, antisatellites et anti-sous-marines ; élimination enfin des déséquilibres conventionnels et chimiques.
Le désarmement est l’un des grands chantiers de notre fin de siècle, et nous entendons qu’il contribue à la sécurité et à la stabilité de notre continent. Car tel est bien, quarante-quatre ans après Yalta, l’enjeu des négociations auxquelles nous participons.
L’avenir de l’Europe
La sécurité en effet ne se réduit ni à la défense ni au désarmement. Il nous faut remonter aux sources des conflits pour sortir définitivement des cycles « guerre froide — détente », dans lesquels s’épuisent depuis quatre décennies les rapports Est-Ouest.
L’Europe, tant que perdurera sa division, ne connaîtra pas la paix véritable. Ainsi que l’a déclaré le président Mitterrand, le rapprochement des deux parties de l’Europe sera la grande affaire de cette fin de siècle et du siècle prochain.
Mais ce rapprochement ne pourra se fonder que sur les relations de confiance qu’autorise entre États un partage à peu près commun des mêmes valeurs.
Nous saluons les signes d’émergence d’une « nouvelle pensée » en URSS. J’ai dit le jugement positif que nous portons sur les mesures annoncées dans le domaine du désarmement et les espoirs que nous plaçons en leur concrétisation. Je constate avec satisfaction que l’approche nouvelle des réalités internationales ne se limite pas au désarmement. Nous saluons le retrait d’Afghanistan : même s’il ne suffit pas à garantir à ce malheureux pays la paix et la prospérité, il met fin à une situation que nous avons déplorée. De même nous félicitons-nous de l’évolution de la situation en Afrique australe et de la part qu’y a l’Union soviétique.
S’agissant de la situation au Proche-Orient, nos deux pays ont des positions convergentes quant à la réunion d’une conférence internationale destinée à garantir à chaque peuple son droit à l’autodétermination, à la sécurité et à la paix.
En Europe, nous nous réjouissons de voir s’établir sur une base nouvelle des relations entre la CEE et les pays du Comecon.
Plus généralement, nous approuvons l’accent mis sur la coopération internationale et l’idée de valeurs communes à l’ensemble de l’humanité. Nous y voyons la promesse de l’abandon de cette conception des relations internationales que je rappelais précédemment, selon laquelle les progrès de l’humanité dépendraient de la lutte des blocs. Tous désormais nous savons, comme l’a déclaré à plusieurs reprises Mikhaïl Gorbatchev, que des problèmes fondamentaux se posent à tous les hommes, où qu’ils vivent, et ne pourront être résolus que par une coopération internationale transcendant les systèmes politiques. Je pense à la guerre, bien entendu, mais aussi à la pollution des eaux et de l’air, au sous-développement des pays du Tiers-Monde, vaste domaine ouvert à la coopération entre l’Est et l’Ouest dans leur intérêt mutuel, y compris pour éviter l’apparition de foyers de tension difficilement maîtrisables.
Il nous faut aller plus loin encore. Chaque pays doit trouver lui-même sa propre voie, son propre modèle de développement. Cela est vrai partout dans le monde et en particulier sur notre continent.
Nous savons que la réconciliation de toute l’Europe ne pourra se faire que de manière progressive, par un processus de rapprochement qui doit être géré avec responsabilité. Nous savons les tensions que pourrait engendrer ici même, en URSS, et dans l’ensemble de l’Europe, une démarche qui prétendrait transformer les sociétés à marche forcée, en méconnaissant les spécificités de leur histoire. Deux fois, l’Europe a sombré en ce siècle. La France, pour sa part, intègre la dimension du temps dans le dépassement de l’Europe de Yalta. C’est la direction qui compte, mais l’histoire de l’Europe ne saurait être figée à 1945.
Nous bâtirons un avenir commun si nous arrivons à partager les mêmes valeurs.
Le concept de « maison commune » mérite l’attention. Il ne prendra corps cependant que si, de part et d’autre, nous rapprochons notre conception des droits de l’homme et du citoyen.
La Communauté économique européenne est elle-même à la recherche d’une identité sociale, culturelle, politique plus affirmée. Un dialogue avec l’Est de l’Europe peut y contribuer, à condition qu’un tel dialogue soit sincère, équilibré, respectueux de l’autre.
Beaucoup à cet égard dépend de vous, car l’Union soviétique est une très grande puissance, ce qui lui donne de très grands devoirs. Parmi les nations de l’Europe de l’Ouest, la France est particulièrement tournée vers vous à la fois par les souvenirs de l’histoire, et par une sympathie naturelle entre nos deux peuples. Soucieuse de l’universel, elle est aussi particulièrement attachée à faire respecter son indépendance et sa liberté.
Sachons respecter nos choix réciproques. Essayons de toujours mieux nous comprendre. Chaque peuple a droit à la sécurité, mais la sécurité ne se réduit pas à la défense ; elle repose sur une confiance qui doit se développer encore.
L’Europe est riche de sa diversité. Faisons de l’Europe de demain un modèle équilibré d’organisation à l’échelle du monde, organisation pluraliste de nations, qui, comme l’avait bien vu Jean Jaurès, est à la base de l’internationalisme véritable.
Conclusion
Je me suis adressé à vous avec franchise, car mon exposé se veut une contribution à une meilleure compréhension mutuelle. Or, nous ne pourrions espérer nous comprendre si nous n’avions pas le courage de tenir le langage de la vérité.
J’ai été heureux de pouvoir m’exprimer dans ce haut lieu de la pensée militaire soviétique avec une entière liberté comme j’aurais pu le faire aussi bien à Paris à l’École militaire.
Je tiens à remercier les autorités soviétiques et d’abord le général Yazov, ministre de la Défense, ainsi que vous-mêmes pour la qualité de votre accueil.
Ma visite ne marque pas seulement la reprise de nos relations militaires au plus haut niveau, celui des ministres de la Défense, elle permettra également la mise au point d’un programme d’échanges militaires, dont je suis sûr qu’il contribuera à une meilleure connaissance réciproque.
Je suis venu vers vous avec beaucoup de curiosité et d’intérêt eu égard aux transformations courageuses que, sous l’égide du secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev, vous avez entreprises dans votre pays. Nous nous réjouissons de sa prochaine visite à Paris au mois de juillet prochain.
J’espère pour ma part vous avoir aidés à mieux comprendre la France et les constantes de sa politique, fruit à la fois de l’expérience et de l’anticipation historique. Mon vœu le plus cher est à la fois que nos deux pays, malgré leurs différences, développent un fructueux dialogue au service de la paix dans le monde, et particulièrement en Europe, où l’histoire et la géographie leur ont donné des responsabilités éminentes.
(1) NDLR : allocution devant les auditeurs de l’IHEDN ; Défense Nationale, novembre 1988.